Entrée de carnet

La France: territoires morcelés

Simon Levesque
couverture
Article paru dans Lectures critiques VI, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Œuvre référencée: Adam, Olivier. Les lisières, Paris, Flammarion, 2012, 453 pages.

Les Lisières est paru fin août 2012 chez Flammarion. Son auteur, Olivier Adam, souvent qualifié d’«auteur social» par la critique parisienne, propose une œuvre ambitieuse, qui se donne pour tâche de faire le pont entre les conflits personnels de son narrateur et ceux qui animent la France dite «normale»: classe moyenne, banlieue, idéologies du quotidien.

Qu’est-ce qu’une lisière? Si l’on se reporte au dictionnaire, lisière signifie: «Bordure, partie extrême d’un terrain, d’une région, d’un élément du paysage; limite, frontière1«Lisière», CNRTL. En ligne: <http://www.cnrtl.fr/definition/lisi%C3%A8re> (2012.12.11).» C’est donc dire qu’il s’agit d’une zone périphérique d’un lieu géographique donné. Le titre est évocateur, puisque le narrateur, Paul Steiner, s’attardera justement à dresser une topographie des rapports du centre à la périphérie, cherchant à témoigner d’une inversion logique observée dans la France contemporaine: «Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’en dépit des mots les choses s’étaient inversées: le centre était devenu la périphérie. La périphérie était devenue le centre du pays, le cœur de la société, son lieu commun, sa réalité moyenne» (38), écrit-il. Lui-même installé en marge du centre, plus loin encore; aux confins de la France, dans le Finistère breton, il tracera à distance un portrait de Paris en creux, faisant de la capitale le centre d’une galaxie, un trou noir qui aspire infiniment son pourtour, où l’idéologie dominante est précisément celle d’une domination sur l’ensemble, un ascendant conscient sur la périphérie jugée inférieure.

 

Le no man’s land de l’auteur

Le narrateur, alter ego de l’auteur lui-même issu de la banlieue classe moyenne, tâchera de témoigner de ses origines –qu’il retrouve après quinze d’exil à Paris puis en Bretagne– en renouant malgré lui avec ses anciens amis d’adolescence alors qu’il doit passer quelque temps auprès de ses parents qui s’apprêtent à déménager puisque la mère est en perte d’autonomie. «Là où j’ai vécu, la lutte des classes, c’était un jardin, un boulot, une voiture et des vacances une fois par an, même au camping. De fait, j’avais grandi en pensant dur comme fer appartenir à la classe moyenne, peut-être même aux premiers échelons de la bourgeoisie. Un peu plus tard en débarquant à la fac j’avais compris que la notion de classe moyenne était une notion variable. Tout dépendant du point de vue.» (65-66) Devenu adulte, de Paris, il aura lui-même porté un regard condescendant sur ses origines, transfigurées dans leur appréhension économico-culturelle, reléguant désormais son milieu d’enfance «au sein des classes populaires, prolétaires, à deux doigts des pauvres, des marginaux» (66). Rapidement, il n’a plus pu supporter ce regard désobligeant que le centre le forçait à porter sur la périphérie et a quitté pour la Bretagne, à l’extrême ouest, en lisière. De là, il écrit une quinzaine de romans qui lui consacrent un petit capital symbolique dans le monde littéraire. Mais ce monde le juge néanmoins marginal du fait de son exclusion volontaire:

Critiques ne manquant jamais de louer en moi l’auteur «social» que j’étais à leurs yeux, pas un auteur tout court mais un auteur «social», comme si, à l’heure où la plupart des romans prétendant parler de la société française portaient sur les traders, les patrons, les cadres supérieurs, les gens de télé, les mannequins, la jet-set, les pubeux, les artistes surcotés –comme si vraiment la France n’était composée que de ça–, écrire sur les classes moyenne et populaire, la province, les zones périurbaines, les lieux communs, le combat ordinaire que menait le plus grand nombre était paradoxalement devenu une particularité, un sous-genre. (406-407)

Cependant qu’on ne l’inclut pas du côté du centre, on ne le rejette pas moins en périphérie, dans les banlieues. Un ancien ami retrouvé –vie banale, petits boulots, petite famille– lui dira: «Tu peux pas savoir.»

Cette phrase me tournait en boucle dans la tête. Cette phrase on me la ressortait tout le temps: je ne pouvais pas savoir ce que c’était de vivre ici, alors que j’y avais vécu, mais je ne pouvais quand même pas, ça avait changé, ça non plus je ne pouvais pas savoir à quel point, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de venir d’ici, alors que j’en venais, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de travailler, de manquer d’argent, alors que je venais d’une famille de travailleurs où l’argent avait toujours manqué, alors que j’avais moi-même travaillé et manqué d’argent, je ne pouvais pas savoir ce que c’était que d’être au chômage, de vivre dans des apparts minuscules avec deux ou trois enfants, de voir ses gamins se faire racketter par les caïds du quartier, de vivre au milieu des Arabes et des Noirs, non je ne pouvais rien savoir, et pourtant j’écrivais des livres où je parlais de tout ça, de ces gens-là, de ces lieux-là, de ces problèmes-là, je prétendais savoir mais je ne pouvais pas. (366)

Rétrospectivement, le narrateur dira qu’il a perdu contact avec la banlieue le jour où ses amis l’ont exclu du fait de son intellectualisme, de son intérêt pour la culture. Son autodétermination, son désir d’ascension sociale auraient mené son entourage à le rejeter et, plus avant, à considérer illégitime sa posture d’auteur. Un ancien ami –banlieusard, travailleur, pauvre bougre– se permet de le remettre à sa place:

…quand on tape ton nom dans Google on voit bien que dans ton milieu on te connaît un peu, mais dès qu’on en sort tu sais, dès qu’on retourne dans la vraie vie chez les vrais gens ton nom ne dit rien à personne. De toute façon les écrivains personne ne les connaît, à part l’autre avec ses chapeaux et celui qui ressemble à une vieille tortue malade, tout le monde s’en tape. […] Souvent je tape ton nom sur l’ordi et je lis tes interviews, tous ces trucs que tu racontes sur l’endroit d’où tu viens, ton côté écrivain social en prise avec la réalité du monde, ça me fait un peu marrer, vraiment ça me fait marrer. […] la douleur je ne me contente pas de la décrire, moi, je me la prends. Et j’essaie de me soulager comme je peux. (178-179)

Se trouvant socialement exclu de toute part, il l’est également à un niveau personnel: le roman s’ouvre alors que sa femme le laisse et qu’il se trouve confiné au rôle de père célibataire en peine d’amour qui ne peut plus voir ses enfants que les week-ends. Il l’a toujours été, exclu, lui qui s’intéressait aux arts, aux lettres, en grandissant dans une famille prolétaire; il a toujours entendu son père lui répéter que «tout le monde n’a pas envie de se prendre la tête tout le temps comme toi. On a besoin de se détendre aussi un peu, merde» (70). Et sa mère, dont il dira d’elle que ça l’avait toujours étonné «cette faculté de ne s’intéresser jamais vraiment à rien. La politique lui faisait hausser les épaules. Le cinéma, sauf à de rares exceptions, la faisait bâiller d’ennui. Le sport n’avait vraiment aucun intérêt pour elle» (63). Et son frère, banlieusard cossu, vétérinaire ringard qui soigne les animaux de compagnie des banlieusards cossus, qui votent à droite, pour l’UMP, sans trop savoir. Remarquons tout de même que le narrateur ne se trouve pas beaucoup plus d’affinités avec la gauche, du moins pas celle des bobos parisiens, qu’il décrit comme suit:

Farouchement de gauche, ils considéraient pourtant unanimement, parfois sans oser le dire, qu’au-delà du périphérique ne régnaient que chaos, barbarie, inculture crasse et médiocrité moyenne et pavillonnaire. Quant à la province, qu’ils ne fréquentaient que pour les vacances […] elle rimait nécessairement avec enfermement, sclérose, conformisme, plouquitude, conservatisme bourgeois, pesanteur, travail, famille et patrie. (407)

Ce portrait antagoniste dressé –centre vs périphérie, droite vs gauche, riches parisiens ou riches banlieusards vs pauvres travailleurs ou chômeurs ou Noirs ou Arabes– il conclura en statuant sur son propre cas:

Je suis un être périphérique. Et j’ai le sentiment que tout vient de là. Les bordures m’ont fondé. Je ne peux jamais appartenir à quoi que ce soit. Et au monde pas plus qu’à autre chose. Je suis sur la tranche. Présent, absent. À l’intérieur, à l’extérieur. Je ne peux jamais gagner le centre. J’ignore même où il se trouve et s’il existe vraiment. La périphérie m’a fondé. Mais je ne m’y sens plus chez moi. Je ne me sens aucune appartenance nulle part. Pareil pour ma famille. Je ne me sens plus y appartenir mais elle m’a définie. C’est un drôle de sentiment. Comme une malédiction. On a beau tenter de s’en délivrer, couper les ponts, ça vous poursuit. Je me suis rendu compte de ça le mois dernier. Mon enfance, les territoires où elle a eu lieu, la famille où j’ai grandi m’ont défini une fois pour toutes et pourtant j’ai le sentiment de ne pas leur appartenir, de ne pas leur être attaché. Les gens, les lieux. Du coup c’est comme si je me retrouvais suspendu dans le vide, condamné aux limbes. (338)

Une posture qui, pour ce qu’il nous en explique, est à demi choisie et à demi subie, et qui, pour cette raison même, s’apparente au concept que Homi Bhabha, dans un autre contexte, appelle l’espace interstitiel. Bhabha explique que «poser les questions de solidarité et de communauté du point de vue interstitiel permet une montée en puissance politique et l’élargissement de la cause multiculturelle2Homi Bhabha, Les lieux de la culture: une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007[1994], p.32.», car c’est précisément à l’intérieur de cet espace interstitiel que «se négocient les expériences intersubjectives et collectives d’appartenance à la nation, d’intérêt commun ou de valeur culturelle3Op.cit., p.30.». Or, Paul Steiner, le narrateur des Lisières, ne saura pour sa part saisir cette opportunité qu’à moitié. Se portant à l’écart pour écrire ce qu’il appelle ses romans sociaux –ramassis plus braillards et pathétiques que résistants– sa posture se révèlera moins interstitielle que fuyante, car le roman se termine sur son départ pour le Japon, «désormais mon seul refuge, écrit-il, la seule destination possible» (453). Et il se justifiera en invoquant, je cite:

Que j’avais besoin de mettre le plus de distance entre la France et moi, que je fuyais la Maladie [ça c’est sa nature mélancolique suicidaire], que je fuyais mes racines, mon enfance, Guillaume [ça c’est le jumeau mort-né qu’il s’est découvert juste avant la mort de sa mère], la banlieue, que je tentais de me retrouver, de me réconcilier, de retrouver ma juste place, au bord extrême du monde, de sa périphérie, dans un pays auquel je n’appartenais qu’à la marge, aux lisières… (453-454)

La volonté et la portée sociale du projet d’écriture se trouvent ainsi ravalées par une posture énonciative individualiste, une focalisation subjective dont l’investigation paraît servir davantage un penchant pour l’épanchement personnel qu’un désir véritable de donner la parole à ceux que le narrateur considère pourtant constituer la «vraie» France, le cœur du pays: les opprimés, les laissés pour compte, les classes moyenne et prolétaire des banlieues et des régions.

 

Une subjectivité topologique

Quel est l’intérêt de faire un livre dont la finalité se veut sociale sur un mode hyperindividualisant, à la première personne sur le mode de l’autofiction? Suivant les principes méthodologiques établis par Bertrand Westphal dans La Géocritique, il faut concevoir que

L’espace gravite autour du corps, de même que le corps se situe dans l’espace. Le corps donne à l’environnement une consistance spatio-temporelle; il confère surtout une mesure au monde et tente de lui imprimer un rythme, le sien, qui scande ensuite le travail de la représentation4Bertrand Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007, p.109..

S’inspirant de la proxémique de Edward T. Hall5Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris, Seuil, 1971 [1966]., Westphal propose d’analyser l’œuvre littéraire par une approche topologique à partir des focalisations énonciatives à l’œuvre dans le texte, de manière à procéder à l’étude des relations spatiales à partir desquelles «la réalité quotidienne s’organise en monde environnant6Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll.«Tel», 1990 [1975], p.320.». Si l’espace ne peut s’énoncer que d’un point de vue subjectif, notre époque présente pourtant un paradoxe en ce qu’elle tâche de l’appréhender dans sa totalité, tente de l’embrasser d’un regard, d’une manière pantopique, pourrait-on dire. Si la globalisation –mouvance et idéologie–, dans son désir de s’affranchir de toute frontière, de créer un monde de la transmouvance illimitée, postule l’homogénéité de l’espace, il est important de ne pas s’aveugler non plus face aux contradictions internes qui sont les siennes et les paradoxes qu’elle génère, puisque cette même pensée, ce même phénomène porte également en lui, si l’on en croit le philosophe Michel Serres, le déni profond de la nature foncièrement hétérogène de l’espace, laquelle «nature» paraît justifier l’institution des frontières7Michel Serres, Atlas, Paris, Flammarion, 1996.. Cette pensée holistique de l’espace, cette volonté d’homogénéité territoriale procèdent de l’idéologie nationaliste, dont on hérite aujourd’hui de plus que de simples résidus. Or,

qu’est-ce qu’une «patrie», demande Westphal, sinon le territoire non déterritorialisé des «pères», une entité identitaire confuse équivalant à la cristallisation d’une tradition collective imaginaire qui, colportée au fil des générations, a paradoxalement cessé d’évoluer dans le temps pour se superposer aux limites d’un espace donné (le «territoire»)8Bertrand Westphal, op.cit., p.211.?

En 1934 déjà, le phénoménologue allemand Eugen Fink écrivait:

La formation du monde n’est pas un procès objectivement saisissable, concevable dans des catégories objectivistes, semblable à l’acte créateur de l’«esprit du monde» auquel l’homme participerait. La formation du monde n’est accessible que par la plus subjective de toutes les attitudes subjectives possibles, ce qui n’exclut nullement que l’assertion prédicative des connaissances acquises dans cette attitude hypersubjectiviste puisse obtenir une validité (Gültigkeit) intersubjective de la plus rigoureuse dignité9Eugen Fink, De la phénoménologie, Paris, Minuit, 1975, p.195..

En effet, le point de vue subjectif n’est pas suffisant, mais doit, pour s’objectiver, être confronté à d’autres points de vues subjectifs afin de «matérialiser l’extrême variabilité des discours sur le monde, en marge de tout ce qui tend vers le singulier: la doxa idéologique collective, qui ramène le tout (tous) au même et la parole “exemplaire” émanant d’une subjectivité privilégiée10Bertrand Westphal, op.cit., p.212.». Ce n’est que par l’analyse multifocale qu’on peut espérer rendre une image du monde fiable, ramener nos représentations des espaces à l’échelle de l’objectivité. Et c’est à ce rôle, justement, que le roman, fort de ses capacités polyphoniques, s’emploie.

Bien entendu, la littérature n’est pas au service des autres sciences humaines et sociales, mais elle peut servir, dira Westphal. Les écrivains en sont les premiers conscients et Olivier Adam ne fait pas exception à la règle. C’est à ce titre qu’il s’attarde à dépeindre les tensions sociales qui ont cours dans la France contemporaine, toujours en crise identitaire. Car à la notion de classes se mélange celle d’identité. Dans une France raciste où tout ce qui va mal arrive toujours à cause des «étrangers», il y a toute une frange du discours qui peut être relayé via le roman de manière à le rendre à son contexte, pour mieux le combattre. Dans le contexte de la banlieue, Adam écrit:

À l’arrêt de bus, qui se dressait dérisoire au pied des longues barres d’immeubles dont les murs partaient en lambeaux, s’effritaient, cloquaient, se couvraient de graffs et d’inscriptions diverses, se massaient une vingtaine de personnes, en majorité noire ou d’origine maghrébine. Certains hommes portaient des djellabas, certaines femmes un foulard, et la plupart des adolescents une tenue empruntée aux stars du hip-hop.
— On est plus chez nous, a maugréé mon père en secouant la tête. (121)

Et encore, sur la Bretagne:

J’avais débarqué en Bretagne étonné de découvrir une terre où tout le monde était blanc, où il restait encore des gens pour se définir comme «catholiques», où beaucoup se revendiquaient d’ici depuis des générations et paraissaient en tirer une fierté que je trouvais, selon les jours, suspecte ou carrément imbécile. Où certains parlaient sans rire d’identité régionale, de traditions locales, de coutumes, de particularismes, de racines. Un truc surgi du passé en somme, une France […] attardée et refermée sur elle-même. J’avais toujours tenu cette France-là pour une fiction, destinée à des gens comme mon père, nostalgiques de leurs vingt ans… Je parlais à des gens qui s’effrayaient dès qu’on prononçait le mot de Paris, qui s’inquiétaient de la présence d’immigrés dont ils n’avaient jamais vu la couleur mais qu’ils percevaient tout de même comme une menace ou un problème, ou tout du moins comme une réalité pour eux si inconnue qu’elle les rendait frileux […] ils étaient des millions et votaient, les programmes télé étaient en bonne partie conçus pour eux, une large part des mesures que prenait le gouvernement aussi, sans parler des débats qu’on tentait à toute force d’imposer au pays, identité nationale, immigration et insécurité, islam, laïcité, et j’en passe. (124)

Relevant les actualités, chose non anodine, aux côtés de la catastrophe nucléaire de Fukushima, contemporaine à l’époque de la diégèse, le narrateur s’inquiète de la montée du Front National, le parti d’extrême droite raciste pour qui son père s’apprête à voter:

Au Japon la terre venait de trembler. Une vague immense avait englouti des villes entières. On craignait qu’une centrale nucléaire n’ait été touchée. En France, les derniers sondages pour les cantonales créditaient la Blonde [Marine Le Pen, Front National] des scores que n’avait jamais atteint son père. Je me suis réveillé en sursautant, comme on tente d’échapper à un cauchemar. J’ai monté le son et tout était vrai. (44)

Dans la xénophobie ordinaire, sous la présidence Sarkozy, la «vraie» France réactionnaire fonde en 2007 le Ministère de l’identité nationale11Alain Renaut, «Le débat français sur l’identité nationale» dans Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités, Paris, Flammarion, 2009, pp. 235-244 et sq.. Westphal explique que

La conception monolithique de l’espace et de ses habitants est le terreau fertile du stéréotype, dont toutes les définitions s’accordent à dire qu’il est un schème collectif figé. Lorsque l’espace est ramené au «territoire», qui incarne la spatialisation d’un ensemble politico-institutionnel tenu pour homogène, ou à la «nation», qui est une historicisation de cet ensemble, il est fatalement régi par la stéréotypie. Le territoire-nation semble obéir à une logique d’appartenance légitimant paradoxalement l’exclusion12Bertrand Westphal, op.cit., p.234..

Plutôt que de stéréotypie, Westphal préfèrera parler, dans ce cas précis, d’ethnotypie, c’est-à-dire «la représentation stéréotypée d’un peuple catégorisé en fonction d’une série de xénotypes, comme la reproduction sérielle d’un parangon coulé une fois pour toutes dans le bronze13Bertrand Westphal, op.cit., p.234..» Le discours officiel du gouvernement UMP français d’alors puisant à fond «dans le passé, des morceaux épars de vérité qu’ils fondent en une image supposée exprimer toute la vérité d’un peuple14Robert Frank, «Qu’est-ce qu’un stéréotype?», in Une idée fausse est un fait vrai. Les stéréotypes nationaux en Europe, J.-N. Jeannerey (éd.), Paris, Odile Jacob, 2000, p.19.», la doxa s’impose comme pensée régressive. C’est cette doxa qu’Adam cherche à mettre en évidence, lorsqu’il écrit:

Évidemment il ne s’agissait pas tout à fait de ces discours haineux qu’on prêtait habituellement à cette frange de l’électorat, mais bien plutôt d’une sorte d’évidence, de connivence, qui passait par des regards entendus, des allusions, des amalgames: les immigrés, les allocations familiales, l’aide sociale, la délinquance, les trafics, la drogue, l’insécurité, la violence, le travail volé aux Français, tout cela comme des certitudes, des faits incontestables et incontestés, indiscutables. (345)

Topographie du morcèlement

Il y a inadéquation entre l’image cartographique collective d’une France qui se veut homogène sur la base de l’exclusion et le peuplement réel du territoire en situation postcoloniale. Dès ses débuts avec Anaximandre de Milet au VIe siècle avant notre ère, la cartographie avait pour fonction de tracer des cartes d’après «une spéculation sur l’ordre et l’harmonie du monde15Christian Jacob, La Description de la terre habitée (Périgrèse) de Denys d’Alexandrie, Paris, Albin Michel, 1990, p.21.». Mais bien entendu, cette activité spéculative n’était pas désintéressée. Comme l’explique l’historien Christian Jacob, «la carte est une projection de l’esprit avant d’être une image de la terre16Jacob cité dans Régis Debray, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2011, p.16.». Ainsi, la frontière est d’abord une affaire intellectuelle et morale. Pour cette raison même, elle ne peut d’aucune manière échapper à sa sujétion à l’activité critique qui, par principe méthodique, procédera à sa remise en cause.

Je ne parle pas ici uniquement des frontières qui bordent le territoire national français, mais également celles qui le divisent, le morcèlent, en classes sociales, économiques, et qui sont liées à des situations topographiques que décrit Adam, à commencer par la banlieue. Elle est à elle seule l’illustration concentrée d’une tension qui a traversé la modernité, c’est-à-dire la montée de l’individualisme que Benjamin Constant a pressenti dès 1819 et que Tocqueville et plusieurs autres à sa suite ont su approfondir17Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, notes et postface de Louis Lourme, Paris, Éd. Mille et une Nuits, 2010 [1819]. Le lecteur intéressé trouvera dans Alain Renaut, op. cit., p.192 et sq. une bonne synthèse de la question.. Marx, entre autres, lorsqu’il affirme que la société civile bourgeoise est égoïste en raison même du repli de chaque individu sur soi. C’est à partir de ce même principe d’hyperindividualisme que Gilles Lipovetsky, plus récemment, théorisait «la société d’hyperconsommation» et «l’hypercapitalisme culturel» qui s’inscrivent dans cette grande tendance qu’il appelle «l’hypermodernisation du monde18Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004.»; une tendance que la banlieue, plus que tout autre domaine peut-être, par les principes même qui la régissent –économiques, urbanistiques, sociaux, culturels– réalise. Elle est le lieu de l’indifférence politique19«Combien de fois avais-je entendu ces mots dans sa bouche: c’est tous les mêmes, gauche ou droite c’est pareil, la politique ça ne m’intéresse pas, oh encore ces histoires de chômage, encore ces histoires de sans-papiers… En revanche, elle ne se lassait pas jamais de ses feuilletons débiles où des gens blindés de fric passaient leur vie à se trahir, à se tromper et à fourbir des complots sentimentalo-industriels. En revanche, sa table de chevet était couverte de revues people nous informant du moindre geste de célébrités dont on ne connaissait même pas le métier, la fonction, les raisons pour lesquelles ils étaient ainsi pris en photo.» —Olivier Adam (227), de l’exclusion sur la base du capital, un lieu de l’enfermement social volontaire. Ce qu’illustre Adam lorsqu’il fait dire à son narrateur: «J’ai quitté la résidence comme on s’échappe de prison. Maintenant j’en étais sûr: ces barrières ne servaient à se protéger de rien, d’aucun voleur, d’aucune agression. Elles étaient juste psychologiques, des symboles destinés à éviter que tout le monde se barre en courant.» (207) Une résidence pavillonnaire comme une autre, dans un étalement urbain qui paraît sans fin:

Au-delà de V., les cités reléguaient des milliers d’habitants aux confins. D’une ville qui n’avait pourtant que très peu de contours, jouxtant d’autres villes qui semblaient elles aussi mangées par leurs abords, réduites à des zones d’approche qui n’en finissaient pas de tendre vers un cœur inexistant. On changeait de code postal par la seule grâce d’un panneau indicateur, vu du ciel tout se fondait en une masse indistincte. (41-42)

Vu du ciel, l’ensemble banlieue peut avoir l’air d’une masse indistincte, mais de l’intérieur, il est finement morcelé. Le narrateur observe que, parmi ses anciens camarades, seuls ceux qui ont grandi dans la banlieue plus cossue n’y habitent plus aujourd’hui: «Pour la plupart, leurs parents étaient des cadres supérieurs, hauts fonctionnaires. Ou ils exerçaient les professions libérales habituelles.» (359) En retrouvant la trace de deux d’entre eux dans l’annuaire des anciens de Sciences Po, il s’étonne: «Bon Dieu, comment était-ce seulement possible? Je veux dire: Stéphane, David, Christophe, Yann, Éric, Fabrice et les autres, mêmes les très bons élèves comme moi, nous ne savions pas que ça existait, Sciences Po.» (359) Ainsi Adam parvient-il à faire la démonstration que la reproduction sociale, comme l’a théorisée Bourdieu, s’exerce jusque dans les infimes détails, et en premier lieu via ce que le sociologue appelle l’habitus, qui a partie prenante avec le territoire dans lequel évoluent les sujets; un territoire qui impose sa violence symbolique20Notamment Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction, Paris, Minuit, 1970.. La topographie sert ainsi d’amorce à une réflexion des relations du sujet au territoire, et des sujets entre eux à l’intérieur d’un même territoire ou entre différentes portions d’un territoire donné.

 

Une réception espérée

Produisant une écriture qui, bien que très littéraire au sens de l’institution, reste plutôt populaire, Olivier Adam, par son goût immodéré pour le discursif et le pathos, s’inscrit moins du côté des écrivains contemporains Français qu’on dit volontiers sociaux, engagés, tels François Bon, Régis Jauffret, Olivier Rolin ou encore Mathieu Lindon, pour ne nommer que ceux-là, mais davantage de celui d’un Frédéric Beigbeder par exemple, qui, voulant produire une littérature critique, se révèle au final surtout narcissique.

Cela dit, Adam pense certainement accomplir la tâche sociale que se donnerait son écriture pour finalité, soit celle d’éduquer d’une quelconque manière les banlieusards sur leur propre condition. Une finalité qui pourrait s’énoncer à travers le septième et dernier critère que Hans Robert Jauss établit dans sa théorie de l’esthétique de la réception: la fonction sociale de la littérature, qui «ne se manifeste dans toute l’ampleur de ses possibilités authentiques que là où l’expérience littéraire du lecteur intervient dans l’horizon d’attente de sa vie quotidienne, oriente ou modifie sa vision du monde et par conséquent réagit sur son comportement social21Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll.«Tel», 1990 [1975], p.80.». L’interaction entre lecture de l’espace et comportement social étant majeure dans l’appréhension de soi via l’image que l’on se fait du monde, il ne reste plus qu’à espérer que les lecteurs des Lisières soient aussi ceux qui les peuplent.

  • 1
    «Lisière», CNRTL. En ligne: <http://www.cnrtl.fr/definition/lisi%C3%A8re> (2012.12.11)
  • 2
    Homi Bhabha, Les lieux de la culture: une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007[1994], p.32.
  • 3
    Op.cit., p.30.
  • 4
    Bertrand Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007, p.109.
  • 5
    Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris, Seuil, 1971 [1966].
  • 6
    Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll.«Tel», 1990 [1975], p.320.
  • 7
    Michel Serres, Atlas, Paris, Flammarion, 1996.
  • 8
    Bertrand Westphal, op.cit., p.211.
  • 9
    Eugen Fink, De la phénoménologie, Paris, Minuit, 1975, p.195.
  • 10
    Bertrand Westphal, op.cit., p.212.
  • 11
    Alain Renaut, «Le débat français sur l’identité nationale» dans Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités, Paris, Flammarion, 2009, pp. 235-244 et sq.
  • 12
    Bertrand Westphal, op.cit., p.234.
  • 13
    Bertrand Westphal, op.cit., p.234.
  • 14
    Robert Frank, «Qu’est-ce qu’un stéréotype?», in Une idée fausse est un fait vrai. Les stéréotypes nationaux en Europe, J.-N. Jeannerey (éd.), Paris, Odile Jacob, 2000, p.19.
  • 15
    Christian Jacob, La Description de la terre habitée (Périgrèse) de Denys d’Alexandrie, Paris, Albin Michel, 1990, p.21.
  • 16
    Jacob cité dans Régis Debray, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2011, p.16.
  • 17
    Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, notes et postface de Louis Lourme, Paris, Éd. Mille et une Nuits, 2010 [1819]. Le lecteur intéressé trouvera dans Alain Renaut, op. cit., p.192 et sq. une bonne synthèse de la question.
  • 18
    Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004.
  • 19
    «Combien de fois avais-je entendu ces mots dans sa bouche: c’est tous les mêmes, gauche ou droite c’est pareil, la politique ça ne m’intéresse pas, oh encore ces histoires de chômage, encore ces histoires de sans-papiers… En revanche, elle ne se lassait pas jamais de ses feuilletons débiles où des gens blindés de fric passaient leur vie à se trahir, à se tromper et à fourbir des complots sentimentalo-industriels. En revanche, sa table de chevet était couverte de revues people nous informant du moindre geste de célébrités dont on ne connaissait même pas le métier, la fonction, les raisons pour lesquelles ils étaient ainsi pris en photo.» —Olivier Adam (227)
  • 20
    Notamment Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction, Paris, Minuit, 1970.
  • 21
    Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll.«Tel», 1990 [1975], p.80.
Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.