Entrée de carnet

Jusqu’à la fin ou la continuité malgré tout

David Bélanger
couverture
Article paru dans Lectures critiques VI, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Œuvres référencées: DesRochers, Jean-Simon. Demain sera sans rêves, Montréal, Herbes rouges, 2013, 130 pages. / Landry, Pierre-Luc. L’équation du temps, Montréal, Druide, 2013, 232 pages.

On voit bien, suivant les titres des œuvres de Pierre-Luc Landry –L’équation du temps– et de Jean-Simon DesRochers –Demain sera sans rêves– l’entêtement de la question temporelle et, par-delà, de la continuité. Mais davantage que cette interrogation pour le moins commune –tous les romans ne parlent-ils pas du temps?– les œuvres de Landry et de DesRochers travaillent à actualiser les méthodes s’attaquant aux récits linéaires mâtinés d’analepses. Cette même entreprise justifie sans doute que cette présente lecture s’attaque à ces deux œuvres, comme de deux œufs une même bouchée.

Que Pierre-Luc Landry traite d’une Équation du temps informe de la complexité de maîtriser l’art du continu: aller vers l’avant, arriver à la fin, et tous les personnages au diapason, il s’agit là d’un défi qu’organise le roman, étalant ses trames en manière de faisceaux, lignes hachurées et subjectives que poursuit la narration jusqu’au dénouement hypothétique. On est en droit d’exiger une somme au bout de l’exercice, un produit, peut-être, au moins, une résolution. Ce serait lire L’équation du temps comme une formule comptable.

Demain sera sans rêves de Jean-Simon DesRochers offre peut-être davantage cet éclatement temporel –un chapitre s’intitule «Le labyrinthe du temps», parce qu’il arrive qu’on s’y perde, oui, mais jamais trop longtemps. La continuité temporelle, ici aussi, reste brinquebalante. Et si j’étais Danielle Laurin, j’ajouterais: pour notre plus grand plaisir.

Ces deux romans présentent une certaine fragmentation de la temporalité, de ses espaces de perception, sans pour autant qu’on se trouve confronté à un éclatement. C’est de la continuité malgré tout dont je traiterai pour présenter ces livres.

Plurifocal/plurivocal: multiplication des perceptions

Toute la situation dramatique de Demain sera sans rêves repose sur une focalisation unique, qui enchâsse d’autres focalisations dans un temps impossible –comme un rêve, au fait ; on se sent plusieurs fois Dans la tête de John Malkovitch, sauf qu’on rit moins, ce qui ne gâche rien. C’est que Marc Riopel, au début du roman, s’en va se suicider; la narration l’accompagne dans ce passage à l’acte, on voit bien que l’auto-condamné est «néanmoins curieux. Quelles seraient ses pensées à cette étape précise?» (10) On se le demande, et le livre y répond de façon étonnante: après s’être shooté une dose massive de drogue, il attend la mort et soudain, pour reprendre un sous-titre de chapitre, «Sans comprendre, Marc Riopel reçoit un flux de souvenirs issus de la mémoire de son frère, Carl» (19). Et si on comprend mal, dans un premier temps, comment –et surtout, parce qu’il s’agit d’un roman, pourquoi?– un agonisant tombe dans les souvenirs de son frère –et plus tard dans les souvenirs de ses amies d’enfance, Catherine et Myriam–, le récit réussit à l’expliquer. En effet, on traîne les multiples souvenirs de la petite enfance banlieusarde au vénérable quatrième âge, alors que vieux de plus d’un siècle les personnages vivent à une folle époque où existent certains gadgets science-fictionnels. Parmi ceux-ci, on le comprend, une machine qui permet de transmettre sa pensée aux mourants de naguère, machine dont l’utilité thérapeutique semble douteuse. Marc, ainsi, demeure le seul sujet focalisé, celui qui depuis son agonie perçoit les souvenirs des autres: la narration au vous («Ce soir, vous couchez avec ce garçon, c’est décidé.» (52) ou encore «Vous sortez en furie de la clinique de fertilité»(75)), accentue le sentiment d’altérité éprouvé par ce mourant qui n’en finit plus de mourir. De fait, assistant au film de la vie des autres, Marc subit leurs souvenirs comme s’il prenait leur place, sans saisir exactement les scènes et situations entraperçues. Nous non plus, d’ailleurs, et il est vrai qu’entre la jeunesse de Catherine et celle de Myriam et leur trentaine ou leur soixantaine, on peine à s’orienter parfois; en fait, demanderait le lecteur, comment on s’y retrouve, à la fin?

Dans L’équation du temps, la structure paraît moins mécanique. Pas de gadget ni de perception au second degré, il n’y a, pour le meilleur et pour le pire, que des récits autodiégétiques –dans un premier temps– qui nous livrent la conscience troublée d’Ariane, d’Émile et de Francis. Alors qu’Ariane regrette un passé plus ou moins idyllique avec un Francis exilé sur une île au loin, Émile, depuis une île au loin, refuse un futur en tentant de se suicider quelques fois, sans trop de succès. Francis, de son côté, étudie à McGill un peu avant –on le devine– d’avoir rencontré Ariane. Destins croisés, regard sur des époques diverses, on cherche le présent de cette histoire; vainement, le lecteur tente de se mettre à l’heure juste. Ainsi, lorsqu’Émile se retrouve à Vancouver, on s’imagine qu’il croisera Francis, en direction de Vancouver, puis on se demande, parce qu’on cherche encore le calendrier pour se situer, si Émile est à Vancouver lorsque Francis s’y dirige. On se dit que probablement. Ça se passe ainsi dans les récits choraux. De la même manière, lorsqu’Ariane visite ces villes aux noms antiques dont s’enorgueillissent des bleds perdus des États-Unis, on se dit qu’elle va tomber assurément sur Francis, qui visite aussi des villes américaines. Comme un graphique temps-espace, il semble assuré qu’une équation quelque part permettra à deux lignes de se rencontrer.

Au début du trait prolongé, il sera exactement midi heure avancée de l’est

Le roman doit forcément considérer la continuité, bien que celle-ci puisse se structurer selon des schèmes différents. Malgré la fragmentation, ainsi, telle résurgence thématique saura résoudre les sauts entre ces deux trames; tel événement se proposera comme pivot de destins épars; bref –et oui il s’agit d’une évidence –un roman travaillera toujours à justifier l’éclatement par un fil, aussi mince soit-il, assurant cette sacro-sainte continuité.

Chez DesRochers, le point de jonction entre les consciences se trouve dès l’entrée, lorsqu’on réalise que Marc se suicide et qu’il ne mourra que lorsque le roman s’achèvera, que les souvenirs, taris, laisseront place au vide. Le présent du récit, à cet effet, se trouve dans cette latence entre les verbes se tuer et mourir. D’un point de vue thématique, cet instant décisif reste cependant marginal: Myriam se trouble peu du décès de Marc, à bien y penser, et si cette perte change la vie de Carl et bouleverse Catherine, le suicide ne constitue pas le thème principal de leur existence. En fait, ce qu’impose le présent-continu du roman, c’est ce qu’il ferme et clôt: Marc, dès son suicide, met fin à son destin alors même que nous commençons à assister au destin –exemplaire en misère chez Catherine, exemplaire en succès chez Myriam– de trois autres personnages. Le suicide, véritable trou noir du sens, devient ce lieu et ce temps autour desquels tournent les trois amis d’enfance –qui ne se côtoient plus guère– à la recherche de cette filiation, de cette finalité de l’existence. Ces vies deviennent, du coup, des potentiels de Marc, mort trop tôt, comme de raison.

Dans L’équation du temps, Francis semble officier le lien entre les personnages –il enseigne à Émile dans cette île loin de tout et il a fréquenté Ariane–, mais cette relation semblerait bien superficielle si elle ne s’accompagnait d’une quête commune, porteuse d’une unité. Si cette unité se trouve dans le récit cadre unique chapeautant de multiples perceptions dans Demain sera sans rêves –Marc meurt et perçoit la vie des autres–, chez Pierre-Luc Landry il semble que la situation s’inverse: il y a des récits multiples face à une seule perception du monde.

Cela peut sembler en inadéquation avec la description faite auparavant –comment peut-il y avoir une seule perception s’il existe trois narrateurs? Deux éléments le suggèrent: d’abord, les voix narratives ne travaillent pas trop à se distinguer. De fait, dans la première partie, elles paraissent martelées sur le même rythme –Francis: «Je n’ai jamais su boire du scotch. Je n’ai pas la prestance qu’il faut, mes mains sont trop petites, j’ai l’air ridicule et ça me fait grimacer, je ne trouve même pas ça bon» (59); Ariane: «Je travaille avec une fille, Sophie, qui est fort sympathique. Je ne m’entends pas très bien avec mes collègues de travail, parce qu’ils sont pour la plupart obsédés par leurs chiffres de ventes et par la paie un jeudi sur deux» (69); Émile: «Je ne voyais plus rien à cause du brouillard et du vent qui charriait un tas de trucs venus de la mer. J’avalais la pluie et l’eau de la mer. Je me suis étouffé, puis j’ai éclaté de rire» (41). À ces paroles s’ajoutent des recoupements thématiques; chacun se met à nous raconter ses rêves, ses désirs pour vaincre cette solitude et traîner sa carcasse jusqu’à la fin. Bercés par une sorte de présentisme existentiel, les trois destins se fondent et deviennent cette somme en marche vers le dénouement. Cette somme d’une équation de temps qu’on ne s’embarrasse guère de résoudre.

Il est temps

Le souci plus ou moins biographique de tracer des destins, trois destins chacun, nous rassure quant à la continuité: rien de plus simple que de suivre le fil d’une vie, avec son origine problématique et sa mort qui prend, quelques fois –le plus souvent dans les romans– des atours de drame. Qu’on risque de part et d’autre l’ordre du temps –qu’est-ce qui précède quoi?– s’avère, au final, assez bénin: les vies reconstruites dans le désordre ne resteront jamais que des vies. Pourtant, chez DesRochers, cette mécanique permet de faire résonner des événements du futur avec ceux du passé, de relativiser ces passés et ces futurs et de construire des existences qui s’ébrouent des carcans de la linéarité. Chez Landry, l’ambiguïté temporelle ne joue d’aucune manière sur le destin des personnages –on ne les comprend pas davantage– mais permet d’agencer les événements de façon surprenante; l’évolution du récit révèle une étrangeté dans la téléologie, une feinte dans la montée dramatique. Ce qui devait arriver n’arrive pas –et inversement.

Les partis pris des deux auteurs ne sont évidemment pas les mêmes; l’écriture de DesRochers, prompte à l’image et aux descriptions troublantes, sculpte des fragments qui, eux, racontent ce qui constitue le roman. L’écriture de L’équation du temps est plus résolument tournée vers le récit à construire, faite d’actions sobres et de phrases efficaces. L’un est fait de fragments, l’autre paraît fragmenté. Le problème reste toujours, évidemment, de justifier cette entreprise, d’en faire ou bien le moteur utile de l’intrigue –ou du projet romanesque– ou bien la conséquence de ceux-ci. On peut comprendre que Demain sera sans rêves se construit en fragments par souci mimétique, tâchant de reproduire les mouvements des souvenirs comme ils vont, et que L’équation du temps affiche plutôt un souci de jouer avec le continu et l’unité, de le refuser doucement d’une main en guidant le lecteur de l’autre. Le principal reste sans doute de s’y retrouver un peu, qu’à la fin surgisse la finalité du truc. Que le texte, bref, sache à quelque moment nous indiquer malgré tout qu’il existe une direction, comme le fantasme d’une heure universellement juste.

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