Entrée de carnet

Jacques Lacan trente ans après

Adina Balint-Babos
couverture
Article paru dans Les meilleurs vendeurs, sous la responsabilité de Pierre Luc Landry (2012)

Le palmarès des ventes de livres met en lumière la préférence des lecteurs contemporains pour un certain type de fiction, d’essai ou de biographie. Les ventes de livres disent aussi quelque chose du désir d’être au courant des «nouveautés», des prix littéraires, des titres que les médias mettent de l’avant dans les journaux ou sur les plateaux de télévision. En France, l’automne est une période d’engouement commercial dans le domaine des livres: c’est la rentrée littéraire, le temps du Goncourt et des autres prix, et tout particulièrement en septembre 2011, il y a eu le trentième anniversaire de la mort de Jacques Lacan. C’est de ce dernier événement dont je voudrais parler ici, en posant deux questions: Qu’est-ce qui nous reste aujourd’hui de la pensée de Lacan? Ses écrits et les écrits sur lui se vendent-ils?

En tant que lectrice basée au Canada anglais, je choisis d’interroger la réception de Jacques Lacan en France aujourd’hui, en avançant quelques hypothèses à partir des textes lus dans des quotidiens et magazines, Le Monde, Lire, Magazine Littéraire, Lacan Quotidien, en passant par des vidéos sur Internet (le documentaire Jacques Lacan, la psychanalyse réinventée) et des blogues d’idées ou littéraires, ceux de Daniel Sibony et de Pierre Assouline. Il s’agira de réfléchir aux sens du contemporain par le biais d’un penseur psychanalyste marquant de la modernité, Jacques Lacan.

Jacques Lacan: la pensée réinventée

Né au début du XXe siècle, et ayant vécu les deux Guerres mondiales, Lacan commence à être reconnu dès les années 1930. Mais c’est entre 1950 et 1975 qu’il exerce la plus grande influence sur la pensée française, lors de son fameux Séminaire, à une période où des intellectuels débattent les sens du gaullisme et du communisme, puis de la décolonisation, vivent le dynamisme culturel de Mai 1968 et pensent les valeurs de la République française. Dans ce contexte d’aspirations fondées sur le progrès, le projet de Lacan, qui s’obstine à affirmer que l’avancée freudienne est l’horizon possible par où on peut saisir toutes les facettes de la complexité humaine, le pire comme le meilleur, prend à merveille. C’est réactionnaire, et surtout, il est question d’améliorer collectivement le sort de ceux atteints de troubles psychiques: névrosés, psychotiques, dépressifs, délinquants. Le mythe Lacan est suffisamment connu pour que je ne m’y attarde pas longuement. Des «fans» et des rivaux ont nourri et continuent de nourrir sa mémoire, et de transmettre ses écrits. Mais que comprend-on de cette transmission? Et de quoi est-elle faite?

Daniel Sibony, psychanalyste et écrivain français, dans un texte sur son blogue, «30 ans après Lacan, que reste-t-il de son discours?», met en garde contre le danger de se retrouver trop en adoration avec l’homme et sa pensée. Il parle du décalage entre le discours de l’homme et ses textes, en soulignant que «son discours était vivant tant que l’homme qui le tenait était vivant» (Sibony, 2011: en ligne). Ceux de sa génération se souviennent des séminaires où, avec érudition, Lacan déroulait des références, de la Bible à Homère, Parménide, Héraclite, en passant par Shakespeare, Sade, Mallarmé ou Joyce. Pourtant, les écrits lacaniens demeurent hermétiques, difficiles à comprendre. Envie de poser cette autre question: si on est dans la trentaine aujourd’hui, et qu’on n’a pas fréquenté ses séminaires, comment entrer dans ses écrits? Daniel Sibony, ayant assisté aux séminaires dans les années 70, et depuis, ayant réfléchi entre autres à la pensée de Lacan, confie avec justesse que «la jouissance de Lacan était de tenir cet auditoire en haleine le plus longtemps possible» (Sibony, 2011: en ligne), ce qu’il a bien réussi pendant un quart de siècle.

Vu ces affirmations, et peut-être grâce à elles, je souhaite aller plus loin: acheter les derniers Séminaires parus chez Seuil, Le Séminaire: Livre XIX…ou pire (1971-1972) et Je parle aux murs, et lire, tenter de décrypter. Mais en lisant, très vite, je bute contre des mots alambiqués, compliqués, des raisonnements et des analogies complexes, au point où j’abandonne: comment cette pensée sert-elle aujourd’hui à la vie? Ces questions, Daniel Sibony se les pose avec précision, et à travers son expérience de psychanalyste et de penseur, il est sceptique; il avoue avoir de la difficulté à transférer la méthode et les idées de Lacan dans le travail avec des patients. Cela m’amène à imaginer qu’il y a des lecteurs et des psychanalystes qui achètent les Séminaires de Lacan sans nécessairement parvenir à les lire. Bien entendu, ces ventes bénéficient aux librairies et aux maisons d’édition, et maintiennent une certaine aura d’illusion autour de la figure du maître. Le trentième anniversaire de sa mort joue aussi à emballer la machine commerciale. Suivront peut-être dans les prochaines années des temps morts, d’oubli ou presque, quand Lacan dormira dans les rayons des bibliothèques, jusqu’à ce qu’une nouvelle secousse ne le remette au premier plan, car sa légende est désormais suffisamment ancrée dans la mémoire culturelle pour pouvoir rebondir.

Jacques Lacan: la mémoire culturelle

Cette mémoire, de quoi est-elle faite?

Du Séminaire, on retient le corps de Lacan en train de parler. Philippe Sollers, dans une entrevue intitulée «Lacan même», publiée dans la revue L’Infini en 2002, parle «du corps impressionnant qui sort de la voix et pas le contraire» (2002: 23). On retient l’effet séducteur, chamanique, le parler qui n’est pas du semblant, la liberté, l’insolence qui produit quelque chose de dérangeant, de l’effervescence. On a aussi entendu parler de ses fameuses «séances courtes», de ses formules qui traversent l’horizon jusqu’à nous comme des sentences ou des maximes: «Dieu est inconscient», «la Femme n’existe pas», «il n’y a pas de rapport sexuel», le «parlêtre». Avec Lacan s’impose d’emblée la nécessité d’être assez ouvert et détaché pour pouvoir entendre ce que l’homme est en train de dire; entendre, être à l’écoute, tenter d’être présent. Pourtant, Daniel Sibony le dit: «tout cela était possible lors du vivant de Lacan». Mais aujourd’hui?

Comment «utiliser»  Lacan pour penser notre époque, pour penser à notre époque? Acheter ses livres, ce serait peut-être la réponse la plus simple: lire, découvrir sa pensée, comprendre les croisements qu’il a tenté de tisser entre le discours philosophique et le théâtre, entre la mythologie grecque et le surréalisme… Il s’agirait aussi de reconnaître notre monde habité par l’incertitude, la désorientation et la crise, questions auxquelles Lacan a réfléchi pendant un demi-siècle, dans ses efforts de saisir l’ordre immanent dans le désordre, la perte du symbolique, l’omniprésence de la monnaie. Malgré tout, il faudrait pouvoir imaginer que l’accès à ces idées est impossible sans passer par «l’objet» livre, sans se procurer les Séminaires ou les Écrits de Lacan, d’où l’intérêt pour un sujet comme celui du présent dossier: «les meilleures ventes». Lacan se vend pour sa pensée; il se vend parce qu’il y a quelque chose d’énigmatique autour de lui, qui ne cesse d’appeler à être décrypté: une sorte de multiplicité inhérente à sa personne et à ses textes.

Mais qu’en est-il de Lacan et la littérature? Lacan et la philosophie?

Si Freud fait figure d’écrivain du XIXe siècle, par son écriture riche, à laquelle s’ajoute une correspondance impressionnante, pour sa part, Lacan entretient un rapport fécond, pas avec le romanesque, mais avec le théâtre, avec la phrase orale, brève et alerte. Ce dernier est un grand commentateur de dramaturgie, surtout de Shakespeare et de Sophocle. Lacan n’est pas autant attiré par le roman que par les maximes et les sentences philosophiques des XVIIe et XVIIIe siècles. Une formule comme «il n’y a pas de rapport sexuel… ou pire», rappelle La Rochefoucauld, par exemple. Bien entendu, il y a aussi Lacan qui ramène la philosophie à la psychanalyse, qui traverse la phénoménologie de Sartre et de Merleau-Ponty et le structuralisme de Lévi-Strauss, pour inventer des concepts, tels «la crise des idées», qui servent aujourd’hui à penser l’Histoire de la culture.

Lacan reste «vendable» aujourd’hui, car il est à la fois un «révolutionnaire» de la psychanalyse et un penseur des sciences humaines et de la culture. Naturellement, Lacan est étudié dans des départements de psychiatrie, aussi bien que dans des centres d’anthropologie ou de Queer Studies. Après tout, Lacan demeure une figure marquante du contemporain parce qu’il nous oblige à penser la fictionnalité du mythe qu’il incarne lui-même, et les effets de réalité que celui-ci produit trente ans après la mort de l’homme. Difficile d’affirmer que l’héritage lacanien est ceci ou cela, que c’est la refonte de la psychanalyse de Freud ou la théorie du sujet, ou sa pensée hétéroclite. Toutes ces composantes forment et déforment le «mythe» Lacan, et entretiennent une ambigüité fertile, qui entraîne l’intérêt pour ses livres, et certes, leur achat. Trente ans après, on pourrait toujours poser cette question sur l’envie de connaître: pourrait-elle laisser ouverte la possibilité qu’une image «vivante» de Lacan se renouvelle? Comment serait-ce possible?

Jacques Lacan: le palmarès des ventes de livres

Je reviens au propos initial du palmarès des meilleures ventes, pour parler de deux biographies de Lacan qui sont parues à l’automne 2011, et qui ont attiré l’attention des médias et des lecteurs. D’une part, Vie de Lacan de Jacques-Alain Miller, psychanalyste, rédacteur des Séminaires de Lacan, marié à sa fille, qui nous livre un portrait de Lacan au quotidien, assez loin de l’image du savant. Et d’autre part, l’ouvrage de l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco, Lacan, envers et contre tout, qui parle à son tour d’un Lacan personnel, et révèle des épisodes marquants d’une vie et d’une œuvre à laquelle toute une génération fut mêlée:

un vagabondage dans des sentiers méconnus: un envers et une face cachée venant éclairer l’archive comme dans un tableau crypté où les figures de l’ombre, autrefois dissimulées, reviennent à la lumière. J’ai voulu évoquer par brins un autre Lacan confronté à ses excès, à sa «passion du réel», à ses objets: en un mot, à son réel, à ce qui a été forclos de son univers symbolique. Un Lacan des marges, des bords, du littéral, transporté par sa manie du néologisme (Roudinesco, 2011b: en ligne).

Ces deux livres se sont très bien vendus à leur parution en septembre dernier (voir «Le Palmarès répond aux questions de Français», L’Express, 9 septembre 2011); par analogie, et pour des raisons énoncées plus haut, je pourrais présupposer qu’ils continuent de se vendre aujourd’hui. Encore faudrait-il demander: pourquoi?

Une dernière hypothèse s’impose: le fait que Lacan, dans son enseignement et sa pensée, a su annoncer les temps qui sont devenus les nôtres. Il a prévu la société du spectacle et la fascination pour l’image, pour les apparences; il a pressenti la montée du racisme, la passion de l’ignorance et le mépris des idées, la haine entre peuples et communautés, le marché de la dépression, les impasses de l’humanisme, des Lumières et de la Révolution en France; et à la fois, le danger de réduire l’être humain à son existence biologique. «Nous allons être submergés avant pas longtemps, disait-il en 1971, de problèmes ségrégatifs que l’on appellera le racisme et qui tiennent au contrôle de ce qui se passe au niveau de la reproduction de la vie, chez des êtres qui se trouvent en raison de ce qu’ils parlent, avoir toutes sortes de problèmes de conscience» (Lacan, 2001a: 87). Parler de Lacan aujourd’hui, et assumer que ses deux derniers Séminaires se vendent, c’est aussi croire à une aventure intellectuelle qui tient une place importante dans notre contemporanéité; aventure porteuse d’un certain souffle pour qui peut et veut l’entendre: espoir de comprendre la folie, la famille, le désir; plaisir des transgressions, liberté de parole et des mœurs, envie d’émancipation.

Depuis un demi-siècle, Lacan n’a pas fini de nous étonner. Les hommages à la mémoire du maître s’accompagnent paradoxalement de dissensions assez tonitruantes. Après quarante-cinq ans de fidélité, Jacques-Alain Miller interrompt la collection «Champ freudien», et claque la porte du Seuil. C’est à la Martinière que Miller devrait désormais publier les dix livres restants du Séminaire (Assouline, 2011: en ligne). Pourtant, ces incidents ne sauraient être surprenants, car Lacan semble nous avoir avertis que tout peut se renverser en son contraire, que la vie déjoue la programmation, d’où peut-être une certaine sympathie pour sa figure, qui était ce qu’elle était: «gourou», «maître spirituel» et, à la fois, homme avec des forces et des faiblesses, en quête de «points d’amour» (Sibony, 2007: 209), joueur avec des mots et des mathèmes; vers la fin de sa vie, un être immergé dans le silence de plus en plus vaste, happé par la mélancolie. De Jacques Lacan, c’est ce paradoxe même qui se transmet jusqu’à nous, et qui continuera probablement à se transmettre après nous; un Lacan qui est un grand moment dans la culture du XXe siècle, et dont la résonnance nous touche aujourd’hui par la modernité de ses idées: crise, transgression, événement inconscient…, et une aura énigmatique autour de son legs. Comment ne pas acheter ses livres et des livres sur lui, dans cette pulsion infiniment humaine de savoir plus, ou d’un plus de savoir?

Références bibliographiques

ASSOULINE, Pierre (2011), «Mort et résurrection de Jacques Lacan au tribunal»,[en ligne]. http://passouline.blog.lemonde.fr/2011/11/16/mort-et-resurrection-de-jacques-lacan-au-tribunal/ (Page consultée le 19 novembre 2011).

HECHT, Emmanuel (2011), «Le palmarès répond aux questions de Français», L’Express, 9 septembre 2011, p. 46.

LACAN, Jacques (2011a), Le Séminaire: Livre XIX…ou pire(1971-1972), Paris, Seuil,(Champ freudien).

LACAN, Jacques (2011b), Je parle aux murs, Paris, Seuil, (Paradoxes Lacan).

MILLER, Jacques-Alain (2011), Vie de Lacan, Paris, Navarin.

ROUDINESCO, Elisabeth (2011a), Lacan, envers et contre tout, Paris, Seuil,(Débats).

ROUDINESCO, Elisabeth (2011b), Lacan, envers et contre tout, d’Elisabeth Roudinesco, Lire, 9 septembre 2011, [en ligne]. http://www.lexpress.fr/culture/livre/lacan-envers-et-contre-tout-d-elisa… (Page consultée le 19 novembre 2011).

SOLLERS, Philippe (2005), Lacan même, Paris, Navarin,(Cliniques).

SIBONY, Daniel (2007), L’Enjeu d’exister. Analyse des thérapies, Paris, Seuil,(La couleur des idées).

SIBONY, Daniel (2011), « 30 après, que reste-t-il du discours de Lacan?», [en ligne]. http://danielsibony.typepad.fr/danielsibony/2011/09/30-ans-après-que-reste-t-il-du-discours-de-lacan.html (Page consultée le 19 novembre 2011).

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