Salon double, dossier thématique, 2012

Daniel Clowes

Gabriel Tremblay-Gaudette
Jean-Michel Berthiaume
cover

Daniel Clowes est certainement l’un des bédéistes les plus populaires du courant du Alternative Comics américain apparu au milieu des années 1980. Élevé aux bandes dessinées de super-héros et ayant par la suite refaçonné sa sensibilité artistique en fréquentant l’oeuvre de Robert Crumb, Clowes est très connu du grand public, notamment grâce aux adaptations au grand écran très réussies de Ghost World (2001, nominé pour un Oscar dans la catégorie «Meilleur scénario adapté») et Art School Confidential (2006), réalisées par Terry Zwigoff. Bien que très appréciées, les oeuvres de Clowes sont loin de donner dans la facilité: en dépit de son écriture efficace et de son dessin limpide, le bédéiste créé des récits qui ne dévoilent pas tous les tenants et aboutissants, et baigne ses personnages dans une atmosphère nourrie de cynisme, de mélancolie et d’aigreur, l’humour s’y déclinant en des teintes de jaune et de noir.

Les articles de ce dossier ne visent pas à faire l’exégèse du travail de Clowes; au contraire, elles reflètent chacune à leur manière la perplexité et le doute qui fascinent lors de la lecture des albums de ce génial bédéiste. Gabriel Tremblay-Gaudette lance sa réflexion à partir d’illustrations de couverture d’une anthologie de bande dessinée contemporaine pour décrire le procédé de manipulation torve qu’exerce Clowes envers son lecteur. Alexandre Widendaële propose une réflexion sur le caractère autoréflexif des oeuvres de l’artiste, principalement autour de Ice Haven. Eric Bouchard offre une méditation passionnante autour de Ghost World, sous le signe du fantômatique et du eavesdropping. Guillaume Beaulieu aborde l’étrange Like a Velvet Glove Cast in Iron pour en analyser le discours troublant sur la représentation des corps et la perversion qui habite cet album incongru. Finalement, Jean-Michel Berthiaume s’amuse à complexifier sa lecture de Mister Wonderful, qui est par ailleurs l’album de Clowes à la trame narrative la moins alambiquée, afin d’y entrevoir une possibilité moins absurde qu’elle peut le sembler à première vue.

Dossier dirigé par Gabriel Tremblay-Gaudette et Jean-Michel Berthiaume (Université du Québec à Montréal)

Les directeurs du dossier tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d’extraits des oeuvres de ce dernier. La possibilité d’inclure des images des oeuvres de Clowes rehausse grandement la qualité de chacun des articles.

Articles de la publication

Gabriel Tremblay-Gaudette

Le syndrome de Stockholm. Daniel Clowes et l’équivocité

Lire une des bandes dessinées de Clowes est un peu comme jouer au jeu du bunto (également appelé jeu des gobelets): on sait que l’objet est bel et bien caché sous l’un des trois contenants, mais on sait aussi que la personne qui s’occupe de les brasser est très habile, et que si d’aventure on parvenait à le trouver, ce serait peut-être seulement parce que la personne qui permute les gobelets à une vitesse sidérante nous a laissé gagner, afin de nous inciter à jouer à nouveau. C’est une manipulation de haute voltige, à laquelle nous donnons notre assentiment même si l’on se doute bien que les dés sont pipés.

Alexandre Widendaële

Daniel Clowes. La ligne autoréflexive

Loin d’être une simple suite d’effets esthétiques, l’hétérogénéité graphique dans «Ice Haven» interroge en profondeur le support et plus précisément les possibilités de narration de la bande dessinée. Clowes fait reposer la narration de son album sur deux procédés narratifs différents: il allie l’économie du «strip» de presse aux possibilités de développement qu’offre l’absence de format arrêté du roman graphique. Le format horizontal et la référence au «strip» de presse, qui entrent en rupture avec une bonne part du corpus de l’auteur —qu’il interroge volontairement ou involontairement la généalogie du neuvième art— renvoient inévitablement à tout un pan de l’histoire de la bande dessinée américaine, à une narration qui se construit sur une logique d’efficacité: l’espace réduit, longtemps réservé aux «strips» quotidiens des journaux, comme le nombre de vignettes et la quantité restreinte de texte devaient à la fois faire avancer l’histoire, développer intrigue et personnages, tenir le lecteur en haleine jusqu’au lendemain et garder une certaine indépendance.

Eric Bouchard

Un monde fantôme

Du monde fantôme au médium d’apparition et à la case spectrale, du brouillard de la mémoire à l’élément graphique-souvenir, des images du monde flottant à l’écoulement d’images, du «hanteur sous la pluie» au «eavesdropper», ces différents concepts s’enchaînent, tressent un réseau de sens pour tenter de définir un médium dont l’impalpable définition semble justement toujours résider dans l’entre-deux, au propre comme au figuré.

Guillaume Beaulieu

Freak Show

Le corps pose problème. Il naît, grandit, fait défaut, est amputé, meurt, se décompose… Le corps est ce qui fuit. Il s’enfuit à l’impératif de dire, d’écrire, de parler et de rencontrer. C’est avant toute chose un ensemble organique en souffrance, dans le manque comme dans la douleur. Face à une corporalité maladive, handicapée voir symptomatique, peut-on y entendre l’agonie d’une société qui se meurt en écho? Des regards se posent et questionnent. Une parole en quête de sens émerge. La représentation du corps dans «Like a Velvet Glove Cast in Iron» de Daniel Clowes est problématique. Cette bande dessinée présente un corps étranger, transformé, en mutation, s’ouvrant sur un regard qui renvoie à un malaise.

Jean-Michel Berthiaume

Should I Stay or Should I Go? Être indécis en compagnie de Mister Wonderful

Nous ne serons jamais absolument certains de quelle perspective Clowes tentait d’illustrer dans «Mister Wonderful». Il me semble évident que même avec un billet de confirmation signé de l’auteur lui-même nous serions toujours dans le doute d’un leurre probable venant de la part d’un fripon qui joue à beaucoup trop de jeux avec le lecteur pour être pris au pied de la lettre. Il m’apparaît difficile à argumenter que la valeur énigmatique de l’œuvre prendra toujours le dessus sur nos convictions. D’autant plus, chaque lecture du livre ne fera qu’engendrer d’autres lectures potentielles similaires aux soirées potentielles crées dans l’œuvre. Un nouveau lecteur peut donc se réjouir de faire la connaissance d’une œuvre qui comporte un vaste potentiel interprétatif. Nous devons donc nous contenter de lire «Mister Wonderful» qui restera toujours un mystère insoluble à la manière de la soirée décrite. Le livre, réfléchissant sur soi-même, devient son propre rendez-vous manqué qui se déplie dans notre imaginaire comme un arbre des possibles.

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