Entrée de carnet

Entretien avec Élise Bergeron, des Éditions du remue-ménage

Marie-Andrée Bergeron
Élise Bergeron
couverture
Article paru dans Antichambre: entretiens et réflexions, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Afin d’aborder la rentrée littéraire automnale, Salon Double a mené une série d’entretiens avec plusieurs éditeurs afin de découvrir leur historique, leurs politiques éditoriales et leurs vues plus larges sur la littérature contemporaine. La série se poursuit par un entretien avec les Éditions du remue-ménage. Élise Bergeron a accepté de répondre à nos questions.

Engagées à rendre aux féministes une voix pour porter leurs revendications et leur culture, les Éditions du remue-ménage remplissent depuis trois décennies une fonction critique et éditoriale en partie fondatrice d’un mouvement en constante redéfinition. Rencontre avec Élise Bergeron, féministe, militante et éditrice depuis 10 ans aux Éditions du remue-ménage. 

Marie-Andrée Bergeron [MAB] — En quelle année la maison d’édition a-t-elle été fondée, par qui, pour quels motifs?

Élise Bergeron [EB] — En 1976, par un collectif de femmes. C’était dans la mouvance de la Librairie des femmes et les filles se sont dit: «Pourquoi on n’aurait pas une maison d’édition faite par les femmes, pour les femmes?».

[MAB] — Est-ce que vous sentez que votre maison d’édition a permis –et permet toujours– de combler un manque sur la scène littéraire?

[EB] — Totalement. Il y a eu quelques maisons d’édition féministes indépendantes dans les années 1970 ailleurs au Canada, surtout dans le milieu anglophone, mais il n’y en a presque plus. Elles ont pour la plupart été rachetées par des grands groupes. Des maisons d’édition qui produisent juste des textes féministes, ça n’existe plus et donc c’est clair que si à l’époque, c’était déjà important, ce l’est d’autant plus aujourd’hui. Il faut que ça existe pour publier des textes qui ne sont pas nécessairement mis de l’avant chez les autres éditeurs. Encore aujourd’hui, c’est important et je me le fais dire chaque fois que je fais des présentations des textes de remue-ménage. Il y a des textes féministes qui paraissent chez d’autres éditeurs, mais c’est vraiment minuscule, c’est une goutte d’eau dans l’océan alors je pense que c’est vraiment pertinent que remue-ménage continue d’exister.

[MAB] — Sur le plan littéraire, considérez-vous que remue-ménage a joué un rôle dans l’émergence de l’écriture des femmes au Québec, avec des publications des textes de Nicole Brossard par exemple?

[EB] — Oui. Les premiers textes que remue-ménage a publiés étaient des pièces de théâtre, mais du théâtre très militant; ensuite, nous avons publié plusieurs poètes comme Louise Warren, Louise Dupré, Louise Cotnoir et des essais littéraires, plus formels, comme Nicole Brossard, dont on a réédité le recueil d’essais la Lettre aérienne dernièrement.

[MAB] — Pourquoi vous êtes-vous éloignées de la sphère plus strictement littéraire?

[EB] — En ce qui concerne la poésie, principalement pour des raisons économiques malheureusement. C’est aussi une question de circonstances. Les auteures qui étaient dans notre entourage étaient de plus en plus des chercheures. Francine Pelletier, au colloque du 20e anniversaire de Polytechnique, a offert à cette question une piste de réflexion intéressante. Après la tuerie de Polytechnique, en 1989, c’est comme si les féministes s’étaient un peu repliées sur elles-mêmes et avaient pris le parti de travailler dans des sphères plus spécifiques et donc de s’attaquer à des choses plus circonscrites. Je pense que ça paraît dans notre catalogue aussi. Dans ces années-là, on a publié des textes plus pointus en sociologie, en histoire, en science politique et donc moins de textes qui parlent du féminisme et du mouvement plus largement, ce que permet la littérature, je pense. On s’est dès lors plutôt attaqué à des sujets précis comme la violence conjugale par exemple. Les filles se sont mises à travailler dans des champs d’études plus «terrain», d’une part, mais c’est aussi comme si on avait décidé de cibler des sujets, des lieux où on voulait que les choses changent, plutôt que d’investir l’imaginaire et l’espace créatif. Avec Polytechnique, c’est comme si les féministes s’étaient fait dire « taisez-vous », et elles se sont peut-être dit on va être moins sur la place publique, on va être plus en arrière pour faire bouger les choses, mais pas nécessairement comme les poètes et les artistes le font, c’est-à-dire à travers l’investissement d’un lieu où on entend plus distinctement leur voix.

[MAB] — On peut donc dire que c’est en quelque sorte un retrait de la Cité, des champs culturels et artistiques.

[EB] — Il y en a plusieurs qui ont continué, mais ce n’était pas l’effervescence qu’on avait connu, avec des artistes comme Jovette Marchessault par exemple, une artiste à laquelle est dédiée une de nos publications de la rentrée 2012, d’ailleurs.

[MAB] — Quelle politique éditoriale vous êtes-vous donnée à la base? Qu’en est-il maintenant?

[EB] — Ça n’a pas changé vraiment. Chez remue-ménage, l’idée a toujours été donner la parole aux femmes, à «toutes les femmes», pas seulement les artistes ou les chercheures. Au début, il y a eu des textes qui allaient dans ce sens-là comme La vie d’une femme avec un alcoolique, Il n’y a pas lieu, madame sur la médicalisation. L’Agenda des femmes, c’est un espace pour ça aussi. Il y a en même temps des textes de chercheures, des textes plus universitaires, plus théoriques. Maintenant on ne fait plus de témoignage, mais on collabore beaucoup avec des groupes qui travaillent sur le terrain comme le Regroupement des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale, des organismes comme La Rue des femmes et qui donnent la parole à des femmes qui travaillent plus sur le terrain et aussi des chercheures en études féministes dans différentes disciplines spécifiques.

[MAB] — Qu’est-ce qui vous intéresse dans un projet et qui vous amène à choisir un texte?

[EB] — C’est sûr que comme tous les éditeurs, on cherche des plumes, on cherche des voix, des gens qui ont quelque chose à dire et qui le disent bien. Évidemment la politique éditoriale commande une sensibilité féministe; il faut un biais féministe, ça c’est clair.

[MAB] — Comment peut-on assurer sa diffusion et sa survie quand on est un «petit» joueur dans le monde de l’édition québécois, où quelques groupes d’éditeurs obtiennent pratiquement toute la visibilité, tant en librairie que dans les médias?

[EB] — Le fait d’avoir une politique éditoriale féministe est un couteau à double tranchant, c’est-à-dire que, d’une part, ça nous garantit un lectorat de chercheur.es et de gens qui sont intéressés par le féminisme. Ce lectorat est circonscrit : on sait où sont nos lectrices qui constituent de fait un bassin plus ou moins acquis parce qu’on est les seules à publier des textes sur ces sujets-là. Ensuite, d’un point de vue plus éditorial, je pense que de plus en plus les groupes d’édition deviennent tellement gigantesques et prennent de plus en plus des décisions sur la seule base des profits ou des bénéfices économiques et donc vont publier plus d’exemplaires du même titre pour inonder le marché avec un best-seller. Ultimement, ils finissent par produire moins de contenu; or, nous on peut investir cet interstice-là. Ça nous garantit une originalité. On prend plus de risques que les grands groupes et prendre des risques, ça peut être extrêmement payant, pas nécessairement financièrement, mais du point de vue de la critique, du succès d’estime. On prend donc plus de risque à publier des gens moins connus, des sujets moins mainstream: c’est vrai qu’on peut se planter, mais on peut aussi avoir un grand succès, même un succès commercial. Car les gens cherchent ça aussi. Les gens ne veulent pas juste lire Harry Potter.

[MAB] — Quel rôle joue le numérique dans votre stratégie de commerce?

[EB] — C’est une place inévitable que nous commande le marché. On prend le virage numérique assez lentement, à la hauteur de nos moyens. On pense que dans la mesure où on est à peu près la seule maison d’édition féministe dans la francophonie, le passage vers le numérique peut nous permettre de rejoindre un lectorat hors Québec, par exemple. Ensuite, on a de plus en plus de jeunes lectrices qui lisent peut-être davantage sur les iPad et autres liseuses. On envie que les nouveautés soient disponibles en format numérique, mais on en profite aussi pour rééditer certains titres qui seraient dispendieux à republier et réimprimer et que le format numérique permet de re-diffuser à moindre coût. C’est une façon de redonner un second souffle à certains ouvrages pour les garder vivants.

[MAB] — Quelle importance Les éditions du remue-ménage accordent-elles à la «communauté littéraire», celle des auteurs, des autres éditeurs, des libraires? De quelles façons vous inscrivez-vous dans ce réseau-là et pourquoi, le cas échéant, est-il important de vous y inscrire?

[EB] — Dans la mesure où on est des petits, c’est plaisant de faire partie d’un groupe et de créer des solidarités. Par contre on choisit notre gang. Il y a des alliances qui se font plus naturellement que d’autres. On réseaute avec les éditeurs engagés, ceux qui font de la critique sociale, comme Écosociété et Lux par exemple. C’est hyper stimulant parce qu’on partage des infos, un bassin de lecteurs et lectrices. En ce qui concerne les auteur.es, ce sont aussi nos lecteurs et lectrices; elles se nourrissent les unes des autres et même si parfois dans le mouvement féministe tout le monde n’est pas d’accord, mais le fait d’être ensemble ça compte beaucoup.

[MAB] — Quels sont vos coup de cœur et coup de gueule du moment, par rapport à la situation littéraire ou aux derniers événements littéraires au Québec?

[EB] — Mon coup de cœur revient à des espaces comme Fermaille par exemple, aux autres initiatives qui ont gravité autour du mouvement étudiant, de la grève. Les voix qui sont sorties de ça, pour nous, c’est extrêmement stimulant. La place que les jeunes féministes ont prise dans tout ça, c’est clair qu’on trouve ça vraiment enthousiasmant. Ça fait plaisir.

Je suis franchement déçue du peu de place qu’on a accordé à la culture dans la dernière course électorale. On nous parle de souveraineté, de notre culture, mais pas de culture.

[MAB] — De quelles manières voulez-vous investir le milieu pour les années à venir?

[EB] — Nous c’est sûr qu’on n’a pas l’intention de changer notre ligne éditoriale, on veut continuer à faire des textes féministes et on pense qu’il y a toujours de la place pour le faire. Cette place-là est aussi nécessaire et urgente qu’il y a 36 ans. On n’a pas l’intention de changer notre façon de faire. On n’a pas l’intention de faire partie d’un grand groupe, on veut rester indépendantes.

[MAB] — Comment se renouveler après plus de 36 ans d’existence?

[EB] — Ce sont les auteures qui le font. La condition des femmes évolue avec le temps, ça change et on suit l’air du temps, on suit l’époque et les préoccupations des femmes. Dans ce sens-là, on n’a pas besoin de chercher à se renouveler: la vie le fait pour nous. Les domaines de recherche évoluent, nous on suit ça de près. On continue de se coller au mouvement des femmes, et à ce mouvement qui émerge. Il ne s’agit pas juste de suivre le mouvement des femmes, mais les femmes. Les jeunes féministes de CLASSE, celles qui ont participé à la grève, elles ont fait ça seules. Elles sont parties évidemment des acquis, mais nous on les regarde aller et on les suit.  On reste au fait de ce qui est en émergence et on veut pouvoir servir ça. Mais il y a aussi des organismes comme La Centrale qui se re-questionnent, se re-positionnent et qui ont redéfini leurs objectifs. Pour nous aussi c’est important de rester ouvertes à l’autocritique.

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