Entrée de carnet

Du cahier de sports au cahier des arts: la poésie dans Le Journal de Montréal et Le Devoir

Joséane Beaulieu-April
couverture
Article paru dans Hors les murs: perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine, sous la responsabilité de Chloé Savoie-Bernard et Daniel Letendre (2014)

Dans Le Devoir du 25 août dernier, Claude Paradis atteste qu’il est «découragé du peu d’attention des médias à l’égard de la poésie». Jean-François Caron partage cet avis, et entame son dossier de la revue Lettres Québécoises de l’automne 2014 en affirmant qu’elle est «marginalisée dans les médias». Ces deux déclarations pourraient refléter l’opinion qu’ont les acteurs du milieu de la littérature sur le traitement réservé à ce genre littéraire: la poésie n’occuperait pas une place suffisante sur la scène médiatique. Qu’en est-il, plus précisément, dans le journalisme écrit? La poésie est-elle occultée par nos grands quotidiens?

Une recherche à partir de la base de données Eureka1Eureka.cc est une base de données multidisciplinaire qui rend possible l’accès à des revues, journaux et magazines du monde entier en texte intégral. L’information est souvent accessible le jour même de sa parution ce qui est très pratique pour les recherches sur le discours contemporain autour d’un concept particulier. permet de constater qu’entre 2009 et 2013 inclusivement, 808 articles du Journal de Montréal et 1851 articles du Devoir contiennent le mot «poésie». On pourrait donc croire que cette discipline fait couler beaucoup d’encre. Cela dit, notre expérience de lecture de ces journaux nous invite à être prudents. Il est, en effet, peu probable que l’utilisation de ce terme soit synonyme d’une importante présence d’articles à thématiques littéraires. À quoi donc fait-on référence lorsqu’on a recours au lexème «poésie», si ce n’est à la poésie?

Pour répondre à cette question, nous nous aiderons de logiciels de lecture assistée par ordinateur, qui octroient de nouvelles méthodes d’accès au contenu signifiant de corpus de textes imposants comme le nôtre. L’application de méthodes informatiques, même les plus simples à un vaste corpus permet entre autres d’étudier la forme d’un langage, les collocations lexicales et les idiosyncrasies. Notre intuition est qu’il n’y a pas de véritable discours sur la poésie et que ce terme sert plutôt à annoncer des événements annuels ou à décrire un objet très loin de l’écriture poétique. Nous verrons si nous pouvons la confirmer, l’appuyer, l’infirmer ou encore la nuancer à l’aide de cette méthodologie particulière.

 

L’analyse des premières données

L’analyse du corpus commence lorsque que les données sont recueillies. Cette simple recension permet de constater que notre lexème apparaît deux fois plus souvent dans les pages du Devoir que dans Le Journal de Montréal. Cela ne peut que confirmer l’expérience que nous avons de ces journaux. Le Devoir possède un cahier dédié à la littérature (ce qui n’est pas le cas du Journal de Montréal) où il tend à accorder une place significative à la poésie.

 

On peut aussi noter une augmentation du nombre d’articles où apparait le terme «poésie» à travers les années. Cependant, vu le petit intervalle temporel de notre étude, nous nous abstiendrons pour l’instant d’en tirer des conclusions. Étant donnée cette relative régularité, nous pourrions supposer que le vocable «poésie» apparaît surtout lorsqu’on parle d’événements d’envergure ayant lieu chaque année, par exemple le Festival international de poésie de Trois-Rivières, le Marché de la poésie de Montréal ainsi que les nominations pour certains prix de poésie.

 

À partir des collocations

Plusieurs opérations peuvent être exécutées très facilement par le logiciel AntConc2AntConc est un logiciel gratuit et téléchargeable d’analyse textuelle développé par M.Laurence Anthony, professeur à l’université de Waseda, au Japon.. Nous ne nous servirons que d’une option de ce programme: la recherche de cooccurrences3Les premiers algorithmes permettant de relever les cooccurrences d’un texte ont été mis au point il y a plus de 60 ans déjà par Firth (1951) et Harris (1957). (ou collocations) à partir d’un mot pivot (poésie).

Le logiciel offre de repérer les lexèmes les plus fréquemment utilisés à proximité du mot qui fait l’objet de notre recherche. Il est suggéré de déterminer la distance de recherche à gauche et à droite de notre pivot. Cette distance est déterminante pour le résultat des données. Nous optons ici pour cinq termes antérieurs à «poésie» et cinq termes le suivant. À partir de nos demandes, AntConc génère un tableau où il est possible d’observer la fréquence d’apparition de chaque lexème (à gauche, à droite et générale). On peut classer les mots selon des données statistiques ou par ordre de fréquence. Nous choisissons cette dernière option. Pour ne pas se retrouver seulement avec les vocables les plus utilisés dans la langue française (parfois appelé mots vides en documentation, mots grammaticaux ou mots-outils), on utilise une stoplist. Il s’agit d’une liste de lexèmes qui, à cause de leur charge signifiante maigre ou de leur grande fréquence dans l’ensemble des textes de langue française, rendent difficile la collation des données. AntConc possède une option semi-automatisée qui permet de bloquer la lecture de ces mots.

La recherche de cooccurrences à partir du lexème «poésie» est donc appliquée sur l’ensemble de notre corpus.

 

La fréquence des vocables «festival» et «prix» semblent confirmer l’une de nos hypothèses, c’est-à-dire que le terme «poésie» sert à annoncer des événements annuels. La cooccurrence de ce terme et de notre mot pivot apparaît effectivement dans les expressions «Festival International de poésie de Trois-Rivières» et «Le Festival de poésie de Montréal». Nous voyons aussi fréquemment la mention du «Festival international de Jazz de Montréal», ce qui est cohérent étant donné l’importance que la musique semble prendre dans l’ensemble des articles. Comment doit-on interpréter le fait que le lexème «musique» se retrouve en première place? Il est à noter que le lexème «spectacle» revient 52 fois à proximité de notre terme ; «jazz», 44 fois. L’utilisation de «spectacle» dans nos grands quotidiens est sans doute liée à la scène musicale. Pour en savoir plus, nous devons commencer une lecture plus approfondie du corpus.

 

Les contextes d’apparition dans les cahiers culturels

Comme tous les grands quotidiens, Le Journal de Montréal et Le Devoir organisent leurs articles en carnets thématiques. Nous nous aiderons de cette séparation pour observer différents contextes d’apparitions du mot poésie.

Nous commencerons par les articles provenant des cahiers purement littéraires et ceux sur la culture en générale. Le Devoir possède un carnet consacré à la littérature, «Livres», qui n’apparaît pas quotidiennement, mais au moins hebdomadairement. Ces cahiers dédiés sont certes beaucoup moins nombreux dans Le Journal de Montréal, où la culture se trouve pêle-mêle dans les cahiers «Weekend» et «Arts et Spectacle». Dans ces cahier, ainsi que dans le cahier «Culture» du Devoir, on trouve des articles sur la littérature, le cinéma, la musique, les arts visuels, la danse, l’opéra, etc.

Sur nos 2659 articles contenant le mot poésie, 143 sont des critiques de recueils de poèmes. Majoritairement écrits par Hugues Corriveau, ce 5,4% de notre corpus se compose des rares articles parlant véritablement de poésie, c’est-à-dire des textes. On ne peut pas en dire autant des autres articles que l’on retrouve dans les sections «Culture» de nos journaux. Sans traverser l’ensemble des textes, nous nous concentrerons sur les thèmes les plus fréquents, la musique et le théâtre.

8% des articles portent exclusivement sur la musique. Si l’on observe les contextes d’apparition du lexème «poésie», on remarque quelques contextes récurrents. D’abord, comme on pouvait s’y attendre, la musique elle-même (même sans paroles) est souvent décrite comme de la poésie. On parle de «poésie sonore» (Le Devoir, 15 février 2010, B8), on décrit un concert en disant qu’il contient des «moments de poésie et de magie sonore» (Le Devoir, 10 juillet 2010, E4). Si ce n’est pas la musique elle-même, ce sont des textes des chansons dont il est question. On lit des commentaires sur cette «grande chanson, empreinte de poésie» (Le Journal de Montréal, 3 octobre 2009, W42) ou «cette poésie chantée» (Le Journal de Montréal, 16 juillet 2011, W60). À de rares occasions, il est réellement question de poésie, par exemple lorsque «la poésie alliée à la musique classique trouvera tout son sens le samedi 29 septembre dans le cadre du Festival international de poésie» (Le Journal de Montréal, 21 avril 2012, W48.). Le terme «poésie» revient majoritairement pour catégoriser un type de musique ou de texte. L’objet auquel les journalistes font référence est imprécis et dépend de l’auteur, mais il s’agit dans la plupart des cas d’œuvres qu’on juge intéressantes. La poésie est liée à la musique lorsque cette dernière semble atteindre une justesse qu’on peine à nommer autrement.

Les critiques de théâtre forment 5,8% du corpus. En leur appliquant la même méthode que pour les articles de la section «Musique», on arrive à des résultats semblables. On peut considérer la poésie comme un élément du spectacle théâtral et dire que, sur scène, «le roman noir se mêle à la poésie et le beau voisine avec l’horreur » (Le Devoir, 14 avril 2009, B8) ou que la mise en scène est d’une «poésie surréalisante» (Le Devoir, 10 janvier 2009, E1). Plus souvent, ce sont les textes qui «portent en eux une singulière poésie» (Le Devoir, 11 janvier 2010, B10). Notre corpus contient aussi de nombreuses mentions du spectacle de Loui Mauffette, Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent, qui semble avoir bénéficié d’une couverture médiatique impressionnante. De nouveau, le terme poésie sert à décrire de façon positive ce dont il est question.

 

Les contextes d’apparition dans les cahiers à thématique sportive et décorative

Il est ensuite difficile de résister à l’envie d’aller voir du côté des sports, où le lexème poésie se retrouve tout de même une trentaine de fois! Il s’agit d’une infime partie de notre corpus, mais les contextes méritent malgré tout d’être observés.

Nous relevons 28 utilisations du mot «poésie». Ce sont les journalistes Jean Dion, du Devoir, et Alain Bergeron, du Journal de Montréal, qui se partagent la majorité des occurrences.

Jean Dion a parfois tendance à utiliser le mot «poésie» pour parler du sport lorsqu’il semble atteindre une forme de perfection. Il ose même par moments y aller de comparaisons surprenantes: «cela n’est sans nous rappeler un peu la poésie de Blaise Cendrars, qui traduisait une appréhension fiévreuse de l’univers» (Le Devoir, jeudi 21 juin 2012, B6). Ce qui est particulier, c’est qu’au travers de ses chroniques, il réussit à transmettre théories et opinions sur la poésie et ses pratiquants: «Le poète est, par nature, détaché de ces choses. Il vit dans son propre univers, où les mots ont une autre signification que celle à laquelle on s’attend et où ça rime, quoique pas nécessairement» (Le Devoir, mardi 27 octobre 2009, B6); ou encore «on sait pertinemment que la poésie ne sert à rien sauf à se faire des accroires à propos de la banalité substantielle de toute chose» (Le Devoir, jeudi 5 mars 2009, B6); dernier exemple:

il est vrai que nous avons besoin d’une commission d’enquête publique, et même de plusieurs commissions d’enquête publiques […], mais ce n’est pas en lisant de la poésie que vous l’apprendrez. D’ailleurs, au lieu de lire de la poésie, vous devriez aller vous faire vacciner (Le Devoir, 27 octobre 2009, B6).

Cette idée de la poésie comme fondamentalement compliquée et inutile revient dans les articles d’autres journalistes sportifs. L’exemple le plus révélateur se trouve dans un article de Jean-François Chaumont, du Journal de Montréal: «Les Kings n’ont pas l’intention d’offrir une poésie sur glace. Le jeu simple et efficace restera toujours la meilleure arme de Darryl Sutter» (Le Journal de Montréal, 3 juin 2012, p. 102).

Alain Bergeron, du Journal de Montréal, possède un étrange tic de langage. Lorsqu’il utilise le terme «poésie», c’est dans l’intention de décrire un discours qu’il vient de rapporter. Les propos qu’il évoque, le plus souvent des commentaires de sportifs, sont dénués de toute trace de poéticité. Ce qui est propre à ce journaliste est plutôt l’utilisation de l’expression incorrecte «en poésie»: «écrit en poésie le champion olympique» (Le Journal de Montréal, 24 octobre 2012, p.97); «nous a raconté en poésie» (Le Journal de Montréal, 4 août 2012, p. 117); « a remercié presque en poésie le double médaillé des Mondiaux » (Le Journal de Montréal, 28 septembre 2013, p.135); «nous dit en poésie cette ex-athlète de niveau international» (Le Journal de Montréal, 28 avril 2013, p.92). Contrairement à Jean Dion, il ne cherche pas à définir la poésie, mais à souligner des événements qui la font surgir… c’est-à-dire les discours des sportifs lorsqu’ils deviennent sentimentaux.

On rencontre aussi des occurrences du terme «poésie» dans les cahiers liés aux plaisirs de la table et de la décoration. Sans surprise, nous avons droit à quelques commentaires sur la «poésie de la nature»: «Tous ces paysages printaniers inspirent la poésie, l’amour» (Le Journal de Montréal, 19 mai 2009, p. 45). Les objets décoratifs se font eux aussi poèmes: «Pour un peu de poésie dans votre quotidien, ce crochet en forme d’oiseaux se greffe facilement à n’importe quelle pièce de votre maison. 17 $ chez Zone» (Le Journal de Montréal, 16 janvier 2010, p.H38), et «[p]our un brin de poésie olfactive, un petit pschitt de parfum d’ambiance distillera sa fragrance exquise lorsque la brise gonflera votre plein jour» (Le Journal de Montréal, 21 février 2009, p. H3). On retrouve les mêmes clichés dans les articles sur les restaurants: «le chef Pouran Singh Mehra cuisine comme une invention et dose ses épices avec discernement et poésie» (Le Devoir, 29 novembre 2013, p. B7).

Ces utilisations, sans s’équivaloir, se ressemblent. Le mot «poésie» est toujours connoté positivement et devient synonyme de beauté, d’élégance, de fantaisie, de finesse. Il est d’un superflu tout à fait désirable… et consommable.

La place manque malheureusement pour multiplier les explorations de ce genre, mais nous percevons bien la pertinence de l’étude de grands corpus avec l’assistance de logiciels de lecture. Une simple recherche des collocations nous mène en peu de temps sur la piste des habitudes langagières de nos journalistes. On constate que le terme «poésie», quand il ne signifie pas la forme d’écriture qu’il désigne, devient synonyme de beauté, d’élégance, d’originalité, de complexité ou même, dans certains cas, d’inutilité. On le surcharge de significations et celles-ci finissent par lui donner une connotation positive ou négative qui ne lui appartient pas d’emblée. Son dessein devient de servir la description d’un objet autre. La poésie se réduit à une caractéristique et on met de côté le concept de cette forme d’écriture singulière, forme qui n’a rien à voir avec la chimie des parfums d’ambiance.

On ne peut plus nier que la poésie, en tant que genre littéraire occupe une place minime dans nos journaux. On nous parle de chansons poétiques, de textes de théâtres poétiques, de la nature poétique, des objets décoratifs poétiques et occasionnellement, de lectures et de recueils de poésie.

Pour ce qui est des événements de plus grande envergure, on ne peut qu’espérer que les journalistes continuent de s’y intéresser au même titre qu’ils s’intéressent au théâtre et aux concerts. Les grands quotidiens étant très lus, ils permettent à cette sous-culture littéraire de ne pas se refermer définitivement sur elle-même et ses initiés.

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    Eureka.cc est une base de données multidisciplinaire qui rend possible l’accès à des revues, journaux et magazines du monde entier en texte intégral. L’information est souvent accessible le jour même de sa parution ce qui est très pratique pour les recherches sur le discours contemporain autour d’un concept particulier.
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    AntConc est un logiciel gratuit et téléchargeable d’analyse textuelle développé par M.Laurence Anthony, professeur à l’université de Waseda, au Japon.
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    Les premiers algorithmes permettant de relever les cooccurrences d’un texte ont été mis au point il y a plus de 60 ans déjà par Firth (1951) et Harris (1957).
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