Entrée de carnet

Corps à l’encan

Geneviève Sicotte
couverture
Article paru dans Économies // parallèles, sous la responsabilité de Geneviève Sicotte (2011)

De La dame aux camélias (1848) d’Alexandre Dumas, il nous reste surtout, à travers la pièce de théâtre qu’en tira l’auteur et l’opéra qu’en fit Verdi (La Traviata), l’histoire kitsch de l’amour d’un jeune homme pour une courtisane, histoire qui s’achève glorieusement dans le pathos, les larmes, le repentir, la réconciliation et la mort… Mais au-delà du cliché, ou pour mieux dire avant lui, La dame aux camélias est aussi un roman, beaucoup plus corrosif que la pièce et que l’opéra, et dont le propos concerne tout particulièrement l’économie. La prostituée y apparaît comme une figure cristallisant une alliance problématique propre à la modernité économique : celle du désir et de l’argent.

Auteur inconnu. 1847. «La vente d’Alphonsine Plessis» [Détail de la publicité pour la vente à l’encan]

Auteur inconnu. 1847. «La vente d’Alphonsine Plessis» [Détail de la publicité pour la vente à l’encan]

Dans ce lieu, le cabinet de toilette attire particulièrement l’attention. On y trouve tous les objets liés au soin du corps et à l’intimité, mais qui sont ici d’or ou d’argent, véritables trésors de l’artisanat de luxe : « Sur une grande table, adossée au mur, table de trois pieds de large sur six de long, brillaient tous les trésors d’Aucoc et d’Odiot. C’était là une magnifique collection, et pas un de ces mille objets, si nécessaires à la toilette d’une femme comme celle chez qui nous étions, n’était en autre métal qu’or ou argent. »L’incipit du roman dévoile de façon explicite ces enjeux. Le récit commence au moment où Marguerite Gauthier (dont le modèle fut la courtisane Alphonsine Plessis) est morte dans la maladie après avoir été abandonnée et ruinée. Nous voici dans son appartement du no 9 de la rue d’Antin, exceptionnellement ouvert aux curieux et surtout aux curieuses, et où les biens de la morte sont exposés pour être vendus aux enchères afin de payer ses créanciers. Appartement luxueux : « [m]eubles de bois de rose et de Boule, vases de Sèvres et de Chine, statuettes de Saxe, satin, velours et dentelle, rien n’y manquait ». Il excite la convoitise et la curiosité dévorante des femmes du monde vertueuses, qui s’autorisent à le visiter puisque la mort a « purifié l’air de ce cloaque splendide ».

Mais cet étalage ostentatoire n’appartient que superficiellement au monde de la brillance, de l’éblouissement, du choc esthétique. En effet, à la pure dépense rêvée s’oppose une froide et réaliste logique économique : « Cependant cette collection n’avait pu se faire que peu à peu, et ce n’était pas le même amour qui l’avait complétée. Moi qui ne m’effarouchais pas à la vue du cabinet de toilette d’une femme entretenue, je m’amusais à en examiner les détails, quels qu’ils fussent, et je m’aperçus que tous ces ustensiles magnifiquement ciselés portaient des initiales variées et des couronnes différentes. »

Cette logique économique, qui a conditionné l’accumulation de la collection, est fondée sur l’investissement, la spéculation et la diversification, appliquées au domaine le plus intime et réputé devoir échapper à l’emprise du marché : le corps amoureux. « Ce n’était pas le même amour qui l’avait complétée », tout est dit. La collection a été constituée grâce à l’apport d’une foule d’acheteurs qui ont misé sur un corps offert au désir, mais aussi à la spéculation et à la surenchère, et qui ont apposé leur titre de propriété sur l’objet qu’ils ont acquis. La dame aux camélias raconte ainsi l’étalage tragique d’une marchandise à vendre, livrée en pâture au plus offrant. À travers les objets de toilette exposés à l’enchère, c’est, métonymiquement, le corps même de Marguerite qui est démembré et vendu – suite logique et inévitable de ce que fut la vie de la courtisane.

Évidemment, une opposition on ne peut plus topique se met en place ici entre le monde de l’argent et celui des valeurs. Mais je ferais aussi l’hypothèse que le texte articule, de manière souterraine, une version narrative de la théorie de Marx concernant l’argent comme « équivalent universel ».

Selon Marx, l’apparition de l’argent constitue un pas décisif dans le développement de l’économie capitaliste. Dans l’économie archaïque fondée sur le troc, un bien est posé dans un rapport à un autre bien, et la transaction s’articule autour d’un échange unique qui finalise le rapport différentiel estimé entre les deux. Mais dans l’économie capitaliste, le numéraire devient un « équivalent universel » qui, agissant comme une médiation entre les biens, rend possible la conversion d’un bien concret en cette notion abstraite qu’est la valeur monétaire. Le bien en régime capitaliste est reconverti en argent, avant d’être de nouveau reconverti en bien, et ainsi de suite; il s’insère dans une chaîne d’échanges dont le caractère indéfini contraste avec l’échange unique typique du troc. Le bien est, selon le terme consacré, « commodifiable », transformable en une commodité qui est cette valeur marchande. De plus, cet équivalent universel fonctionne selon une logique extensionnelle où tout bien ou service, indépendamment de sa nature, peut se voir éventuellement engagé dans la chaine des reconversions – on peut payer pour obtenir un pain ou un titre de noblesse, des services sexuels ou un tableau flamand peuvent se transformer bijoux ou en immeuble à logement. De plus, pour Marx, cette présence de l’argent dissimule le fait plus profond et caché de la modernité capitaliste : c’est la force de travail qui constitue en fait le véritable équivalent.

Or le texte de Dumas énonce ce savoir concernant l’ordre économique émergent de son époque. Les objets, plutôt que de rester dans un système de valeurs humaniste où ils représenteraient les valeurs de leur possesseur, sont engagés dans le régime des échanges et convertis en leur équivalent universel, l’argent. Dès lors ils sont dépersonnalisés, rendus anonymes et muets. Mais leur possesseur aussi se trouve privé de ce qui représentait une part de lui-même, qui tombe alors au marché; l’être humain devient un simple moment de l’échange puisque c’est lui qui a conféré une plus-value aux objets. Marguerite vivante et morte est tragiquement réduite à sa force de travail (sexuel) et à son équivalent universel, l’argent, absorbée par la transaction opérée autour de son corps et des objets exposés qui le représentent. Les objets figurent ainsi la situation économique de la prostituée, et particulièrement l’inscription dans un régime marchand. Si cette scène représente une sorte de vanitas, son propos serait alors non pas de dire « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », mais « tu es argent, et tu retourneras à l’échange »…

Auteur inconnu. Année inconnue. «Prostituées» [Détail]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Prostituées» [Détail]

Et pourtant, étrangement, le texte littéraire, lui, continue sa vie, il continue à parler et à dire l’existence d’un espace autre, d’un régime de valeur différent. Ne serait-ce qu’une incorrigible rêverie?À travers les années, que peut encore nous dire ce texte? S’il demeure pertinent, c’est parce qu’il dévoile un trait fondamental de l’économie qui, émergeant à l’époque moderne, se développe de façon critique à l’ère contemporaine. Ce trait, que l’on retrouve partout, c’est que l’ordre économique tel qu’il est institué a le potentiel de chosifier les êtres. Marguerite Gauthier, aujourd’hui, exposerait son corps dans une vitrine à Copenhague. Sa mort même, on la verrait presque en temps réel dans les magazines. Et les objets de sa vie, dépouillés de toute aura, seraient sérialisés et vendus comme autant de fétiches privés de sens. Ce qui est sans doute de nature à nous faire perdre toute illusion quant à l’existence d’un espace qui échapperait désormais à l’économie.

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