Entrée de carnet

Anatomie de l’inhabitable

Marie-Hélène Voyer
couverture
Article paru dans Lectures critiques III, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2010)

Œuvre référencée: DesRochers, Jean-Simon. La canicule des pauvres. Montréal, Les Herbes Rouges, 2009, 672 pages.

La canicule des pauvres, c’est 26 personnages et 10 jours de chaleur insupportable répartis sur près de 150 chapitres. Avec ce roman de Jean-Simon DesRochers, le multiple et le discontinu appellent l’énumération: dans le Galant, un immeuble moite et misérable du Quartier Latin de Montréal, habitent Monique, une ex-prostituée adepte de chirurgies, Christian, son amant cleptomane, Zach, étudiant en pharmacie et vendeur de drogue, Kaviak, le bouddhiste pornographe, Takao, le bédéiste japonais, Marie-Laure, une pigiste cocaïnomane ainsi que Lulu et son groupe de musique Claudette Abattage, dont les membres, tous séropositifs, mènent une vie de dépravés. S’ajoutent à cette faune bigarrée d’habitants paumés une tueuse à gages et sa victime, un homme ravagé par des tumeurs au cerveau, de jeunes immigrés colombiens, un vieil Américain hanté par ses souvenirs, une dame qui meurt à petit feu devant sa télévision et… un cadavre en décomposition.

 

Le cabinet des curiosités

Une histoire des corps, ou plutôt une topologie des corps, voilà ce que La canicule des pauvres propose. Une topologie des corps ordinaires, impurs, passés au crible d’un regard pénétrant. Ainsi, «L’éveil de la femme plastique», le premier chapitre du roman, présente Monique, une ancienne prostituée fanée dont le corps a été largement reconstruit, refaçonné par des chirurgies lui ayant sculpté «un parfait cul de vierge» (p. 14), un cul anachronique, dont «la vue est toujours aussi étrange, un cul de vierge avec un vagin de putain quinquagénaire retraitée.» (p. 14) À ce corps qui rejette toute trace de son inscription dans le temps et dans la durée semble répondre celui d’Henriette, se vautrant devant la télé, ravagé par un cancer en phase terminale: «[e]lle devra cracher. Un peu de sang et de tissu pulmonaire sont mêlés à sa salive » (p. 73). Henriette n’est plus qu’un corps mourant, un réceptacle amorphe de souffrances qui vit par procuration au gré des épisodes de son feuilleton Les jours du temps qui passe. À l’appartement 202, il y a le Marsouin qui, contrairement à Henriette, se refuse à attendre passivement la mort: «Le Marsouin avait grandi, puis grossi selon la conviction que “la vie sert à préparer une mort honorable, une mort choisie”.» (p. 117) Avec sa jambe gangrenée et son estomac ravagé par l’alcool, le Marsouin prépare minutieusement son suicide, mettant d’abord le point final au dernier carnet de ses «mémoires»: «[j]’ai consommé de l’air, de l’eau, de la viande et de la bière. Rien d’autre. Parce que j’en avais le droit. Si je n’ai pas soigné mes maladies, c’est par dégoût. Je ne mérite pas de mourir naturellement parce que je n’ai jamais vécu naturellement.» (p. 118) On pourrait encore évoquer Marie-Laure, cette cocaïnomane dont le corps déjoue tous les diagnostics: «Marie-Laure aime bien ce médecin incapable, trop peu expérimenté pour percevoir l’origine réelle de ses problèmes […]: son nez ravagé, ses crises d’arthrite, une pression artérielle plus haute que la moyenne, des gencives rongées; sa dépendance à la cocaïne depuis plus d’un quart de siècle» (p. 43). Et puis, il y a le corps condamné, le corps en proie au verdict, à l’imminence de sa finalité, tel celui de Trevor Adamson dont «cinq tumeurs loge[nt] dans divers secteurs de son cerveau […], leur emplacement ressembl[ant] à une constellation» (p. 296).

Une succession de corps souffrants, rafistolés, malades, infectés, dépendants, mourants : voilà le panorama auquel est confronté le lecteur de La canicule des pauvres. Des corps dystopiques, imparfaits, inhabitables, à l’image de cet immeuble suffocant où ils vivotent, des corps contraignants à l’instar de la description qu’en livre Foucault: «[m]on corps, c’est le contraire d’une utopie […], il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps1Michel Foucault, «Le corps utopique», Le Corps Utopique – Les Hétérotopies, Fécamp, Nouvelles éditions lignes, 2009, p. 9..» Et si La canicule des pauvres s’employait, à sa manière, à réinvestir les lieux du corps loin de ses utopies?  Après tout, l’utopie, «c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré […] un corps incorporel2Michel Foucault, «Le corps utopique», ibid., p. 10.La canicule des pauvres n’a que faire de ces corps léchés; à la perfection intouchable du corps utopique, il préfère la densité sans fard de l’abject et les multiplicités sensitives qui en émanent.

 

Exorciser l’immonde

Loin des fictions identitaires exacerbant un «je» en proie aux tumultes d’une identité en construction, à des années-lumière des fictions savantes et autres romans ludiques auxquels nous a habitué la littérature des dernières décennies, La canicule des pauvres trace une fresque quasi sociologique du malaise contemporain lié au spectacle du corps et à son irrémédiable déchéance. Avec des parties et des chapitres intitulés «Retracer la semence», «Se masturber en pleurant», «Inventaire des corps en sueur» et «La richesse des odeurs pauvres», c’est le corps dans ce qu’il a de plus organique —«architecture fantastique et ruinée3Michel Foucault, «Le corps utopique», ibid., p. 14.» à l’image du Galant— qui nous est montré: entrecroisements de pulsions, de boyaux, d’odeurs et de fluides corporels. Tout se passe comme si le roman s’inscrivait en écho aux injonctions de Denis Vanier qui, dans la préface de son recueil Une Inca sauvage comme le feu: poèmes biologiques, affirmait:

Il […] faut tendre vers l’inénarrable organique, exposer sa chute et ses lents dépôts transparents dans le temps. […] [L]e désespoir est une maladie dont il faut archétyper et symboliser les déchets, que les étapes de cette indisposition soient représentées par images, définitions et traces4Denis Vanier, «Préface», Une Inca sauvage comme le feu: poèmes biologiques, Québec, Éditions de la Huit (Contemporains), 1992, p. 10..

Archétyper et symboliser les déchets du désespoir, voilà peut-être le pari de La canicule des pauvres qui exhibe sans concession les avatars du corps en perdition. Qu’il s’agisse d’une vieillarde se crachant les poumons dans une lente agonie, de call-girls obèses et ravagées par l’herpès (p. 355), ou encore d’une jeune musicienne atteinte du sida et qui pense «à c[e] squelett[e] ambulan[t] aux lèvres déshydratées, la peau constellée de sarcomes […]» qu’elle risque de devenir (p. 378), tous ces corps se démènent pour arracher à la vie encore quelques maigres lampées de sa misérable et substantifique moelle. Et quand rien de vivant ne subsiste dans le corps, c’est encore ce dernier qui alimente «[l]e paradis des mouches» (p. 153), le grand banquet des larves: «[u]n thorax mauve, ballonné par la putrécine […] Les yeux, l’anus, l’urètre, la bouche […] tous les orifices ravagés par des milliers de larves blanches qui grouillent et ondoient sans répit.» (p. 405)

 

Trajectoires de l’oeil

À l’image d’un immeuble, le corps est traversé de seuils, orifices divers, lieux de transit, zones d’interaction avec l’en-dehors. De tous les seuils du corps, c’est sans doute l’œil qu’on remarque le plus dans La canicule des pauvres. En témoignent d’abord les titres des différents chapitres qui profilent, directement ou de manière détournée, diverses isotopies du regard: «L’image de l’œil» (p. 303), «Les enfants aux yeux sales» (p. 378), «La mort se respire les yeux clos» (p. 422), «Caméra à l’épaule» (p. 314), «Presque la lumière» (p. 370), etc. Chez les personnages, il y a bien sûr l’œil aveugle de Fanny qui «ne voit rien […], [u]n rien sans définition, sans existence[,] [u]ne idée qui déplait aux voyants» (p. 43) puis, il y a l’œil de vitre de Christian qui «affiche son unique émotion, une détermination froide, l’idée d’un regard vif, made in USA» (p. 15). On pourrait aussi évoquer Edward, cet Américain mélancolique dont les «paupières aux cils blancs tombent sur ses yeux comme un rideau devant la réalité» (p. 346), ou encore Mélina, dont les yeux sont détaillés par le narrateur avec une précision d’orfèvre:

Un œil. Un iris marron serti d’une couronne pourpre. Au centre, une pupille, compacte, noire. Le blanc de cet œil n’a rien de pur. Outre les veines qui le lézardent, une brume rougeâtre moire sa surface […]. Une femme. Parce que la forme de cet œil suggère des courbes trop félines pour appartenir à un corps mâle. Autre indice: un crayon trace une ligne blanche sous la paupière inférieure. Voilà le deuxième œil qui apparaît, presque identique au premier, seuls les zigzags des veines gonflées diffèrent. Des cernes mal fardés s’additionnent au bas des paupières. (p.303)

L’œil exhibé et détaillé, l’œil créateur, l’œil aveuglé ou l’œil trompeur, dans tous les cas, le regard semble l’exutoire, le moyen tout désigné pour sublimer le réel et outrepasser les contingences du corps et des lieux qu’il habite: « [l]e mystérieux éclat ne cesse d’exciter [l’intérêt de Jade]. Trop gros pour être une étoile, trop petit pour être la lune. Après une minute d’observation, [elle] se rend à l’évidence. Ce morceau de lumière, c’est un avion qui reflète le soleil, rien de plus.» (p. 21). Ainsi, même si dans La canicule des pauvres, «[…] l’épaisseur de l’air déforme ce qui est visible […]» (p. 445), c’est encore et toujours par la médiation du regard que se réconcilient l’espace et les corps, les espaces du corps. Ainsi, T, T, akao, le bédéiste, croque sur le vif les corps des résidents du Galant et Kaviak, l’esthète pornographe, affine sa technique en cherchant à capter la lumière sur un melon, en «élimin[ant] les ombres potentielles [, en créant] une lumière plane. […] C’est qu’une question […] de forme [,] d[e] corps lisses […]» (p. 115).

Dans le banal comme dans l’abject, l’œil transforme et sublime le réel; à la manière d’un écran de cinéma ou d’une interface, l’œil est encore le meilleur moyen de transcender les limitations du corps. Comme l’explique Michel de Certeau dans l’Invention du quotidien, la trajectoire de l’œil, son activité liseuse est à l’origine d’une production silencieuse, d’une inventivité. L’œil braconne ainsi le réel et le détourne par mille ruses. De la même manière, grâce à l’œil, le lecteur «[…]braconne [le texte,] il y est transporté, il s’y fait pluriel comme des bruits de corps […].  Le lisible se change en mémorable […]. Cette mutation rend le texte habitable à la manière d’un appartement loué. Elle transforme la propriété de l’autre en lieu emprunté, un moment, par un passant5Michel de Certeau, «Présentation générale», L’invention du quotidien 1. Arts de faire,  éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard (Folio Essais),1990, p. XLIX..» Par cette réhabilitation du corps imparfait, par la mise en relief de ses puantes avanies, de ses multiples traumas et de ses moindres affects, La canicule des pauvres propose un regard singulier sur les notions d’esthétisme, de marge et de déviance. Utilisant l’abject et l’impur comme moteur de l’écriture, ce roman construit une logique de la sensation au plus près des corps en même temps qu’une parole qui s’efface au profit de la chair, d’où, paradoxalement, elle puisse son souffle.

  • 1
    Michel Foucault, «Le corps utopique», Le Corps Utopique – Les Hétérotopies, Fécamp, Nouvelles éditions lignes, 2009, p. 9.
  • 2
    Michel Foucault, «Le corps utopique», ibid., p. 10.
  • 3
    Michel Foucault, «Le corps utopique», ibid., p. 14.
  • 4
    Denis Vanier, «Préface», Une Inca sauvage comme le feu: poèmes biologiques, Québec, Éditions de la Huit (Contemporains), 1992, p. 10.
  • 5
    Michel de Certeau, «Présentation générale», L’invention du quotidien 1. Arts de faire,  éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard (Folio Essais),1990, p. XLIX.
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