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À la recherche de l’Éden perdu

Marinella Termite
couverture
Article paru dans Paroles d’arbres. Histoires de jardins, sous la responsabilité de Rachel Bouvet, Marine Bochaton et Roxane Maiorana (2020)

(Credit : Sylvie Pollastri)

«Au début il n’y avait rien. Et puis il y eut tout» (Powers: 13).

Telle est la première ligne du roman The Overstory de Richard Powers paru en 2018 et traduit en français sous le titre L’arbre-monde. Cette œuvre interroge les relations entre les arbres, êtres à la fois immobiles et en éternel mouvement, sources de contemplation avant toute action ou mécanismes de la narration. Comme l’écrit cet auteur, «l’arbre dit des choses, en mots d’avant les mots» (Powers: 13).

L’enjeu ontologique est là pour ouvrir ainsi un chemin poïétique, capable de détourner le vivant de toute contrainte idéologique et de permettre à l’arbre lui-même d’habiter le monde à sa façon. Son rythme de croissance, lent et cyclique, soutient la mémoire de tout ce qui l’entoure à tel point que sa longévité lui assure le respect de plusieurs générations et l’exploitation symbolique au niveau de la représentation. Cependant, loin de reproduire ou de copier la nature à travers la manipulation d’un regard extérieur, l’approche immédiate de la présentation du végétal dans l’œuvre établit une relation fusionnelle entre l’homme et l’arbre, fondée sur la matière organique.

Par exemple, avec Alpi marittime (1968), la série Arbres/Alberi (1969) jusqu’à notamment L’albero delle vocali/L’arbre des voyelles (2000), l’artiste italien Giuseppe Penone insiste sur le bois comme matériau à mémoire qui fait des arbres des sculptures en puissance. Son attention au processus de croissance est intrinsèque à la dimension plastique du végétal et, par conséquent, à la découverte de son authenticité. D’où le dépouillement de l’arbre, couche après couche, à la recherche du point d’équilibre originel. En effet, «il n’est pas permis à l’arbre d’oublier: ce sont ses contorsions, son équilibre, la répartition harmonieuse de ses masses, sa perfection statique, la fraîcheur de sa forme, la pureté de sa structure associée au caractère compact de sa surface de bronze, qui en font une sculpture vivante» (Penone: 107). Penone décortique la matière, pénètre avec le ciseau au cœur du bois pour être au plus près de la matière elle-même, pour mettre en vue le processus de croissance et questionner la temporalité. Lorsqu’il dispose sur le flanc L’Arbre des voyelles pour l’inauguration des Tuileries en 2000, il condense le temps, tant organique qu’historique à travers une posture paradoxale, une horizontalité complexe. Il en va de même avec les racines soulevées de l’arbre qui rendent visible la profondeur, à savoir l’indicible de la représentation, de manière à retravailler le déploiement sensoriel –tactile et visuel– de l’essentiel. L’art dialogue ainsi avec les sciences dures et précède même les acquis scientifiques, comme dans le cas de la botanique. Stefano Mancuso aussi reconnaît le rôle incontournable des racines comme outil de l’intelligence végétale, celle qui assure, entre autres, la communication entre les plantes et qui garde la mémoire des origines ainsi que de toute transformation (Mancuso: 2015).

Or l’attention pour l’arbre en tant que matériau brut permet d’explorer ses formes en devenir. Animée sans cesse par l’attrait du sentiment du lieu, la figure de l’arbre s’inscrit tant dans l’élan vital des pages en vert que dans le goût des ruines à tel point qu’elle explore également le sentiment du temps. Entre image et empreinte d’un éden perdu ou à réinventer, elle interroge ainsi, d’une part, la manière de structurer et de déstructurer la dimension narrative à travers le côté sensoriel et, de l’autre, la gestion de l’instabilité de toutes sortes de relations –tant par opposition que par solidarité– dont sa présence est porteuse. Tout en essayant de s’imposer comme marqueur de l’orientation, l’arbre se charge des sentiments du lieu et du temps, questionne les limites et les paradoxes du visible et de l’invisible.

Cette étude vise à analyser les aspects problématiques du végétal et de ses dérives végétatives lorsque l’espace et le temps de l’arbre sont associés aux espaces et aux temps de l’humain. Quelles incongruités? Quels écarts? En prenant en considération, par exemple, L’Arbre sur la rivière de Pierre Bergounioux (Gallimard, 1988), l’arbre creux de Boualem Sansal (L’enfant fou de l’arbre creux, Gallimard, 2000), Tilleul d’Hélène Lenoir (Grasset, 2015) ou les nombreux arbres des jardins de Pascal Quignard –de Tous les matins du monde (Gallimard, 1991) à Dans le jardin qu’on aimait (Gallimard, 2017) en passant par La frontière (Gallimard, 1993)–, selon notre hypothèse, il apparaîtrait un sentiment végétal qui, de l’enfance à l’âge adulte, serait capable de filtrer les différents acquis de chaque âge et de bâtir un autre savoir botanique.

Enfance

Les saisons de l’arbre accompagnent l’enfance en discernant l’essentiel de l’accessoire. Si L’arbre sur la rivière de Bergounioux retrace ce qui reste des souvenirs de quatre personnages que la vie a séparés et que la référence végétale réunit, L’enfant fou de l’arbre creux de Boualem Sansal évoque un arbre, témoin de la situation algérienne, à travers les dialogues de deux condamnés à mort dans le bagne de Lambèse en Algérie (un Français revenu clandestinement dans son pays d’origine pour retrouver sa mère qui l’avait abandonné à sa naissance et un Algérien qui a participé aux actions violentes des islamistes). L’écriture bergounienne se fait porteuse de l’action du végétal qui décante l’élan vital. Les branches auxquelles Pomme, Alain, Daniel et le narrateur se perchent représentent un outil actif de partage du sentiment d’amitié; en effet, elles permettent de découvrir les ressources de la nature –en tant que symbole du possible, condition typique de l’enfance– et d’en enraciner les effets dans le temps afin que l’âge mûr n’anéantisse pas la fraîcheur et la légèreté des émotions qui y sont liées. Forme de résistance, comme le reconnaît Marie Thérèse Jacquet dans Fiction Bergounioux (Jacquet: 2006), le vert est présent même là où il n’est pas censé être pour souligner le caractère immémorial de l’enfance. Par contre, le choix de Boualem Sansal s’appuie sur le végétal comme une annexe qui ponctue en parallèle le récit pour faire ressortir les impasses: «Il est des lieux qui font du temps un chemin de calvaire sans retour» (Sansal: 9). Le début de ce roman établit une condition d’impossibilité face à laquelle toute transformation s’appuie sur une structure fantomatique, la seule capable de prendre ses distances par rapport au récit documentaire et de créer un contrepoids à la narration d’un destin déjà accompli. La présence de l’enfant fou est ainsi parsemée dans les pages de manière à rendre la condition d’un mort vivant parmi des vivants morts.

Il y a enfin cet enfant fou qui habite l’arbre creux au milieu de la cour. On le laisse tranquille, on ne l’approche pas, on évite même de le regarder. Nul ne sait quel sortilège l’a enchaîné à Lambèse. Un chanvre hérissé passé autour du cou le lie à une ferrure scellée dans le béton au pied de l’arbre, mais est-ce là une chaîne? De quoi il se nourrit est un autre mystère. Il se méfie de ce qu’on lui jette et semble voir dans le monde qui nous entoure de ses chicanes les résidus virulents d’un bonheur bêtement gâché. Comment expliquer l’inexplicable? Il est en soi un rejet de la raison. (Sansal: 15)

Les réactions de cet enfant à l’origine légendaire, lié étroitement à son arbre, constituent sans cesse l’expression d’une douleur profonde, d’une inquiétude qui se fait espoir dans un endroit sans espoir.

Loin de ces présences végétales qui, fidèles gardiennes du récit, côtoient les personnages pour les mettre à l’abri des tourbillons de la réalité, le tilleul d’Hélène Lenoir joue le rôle de l’antagoniste. Les préoccupations familiales et la recherche de nouveaux équilibres paysagers font de ce roman –Tilleul– une infusion d’effets néfastes et apaisants. Construit autour d’un arbre précieux pour les ébénistes et les luthiers, capable d’attirer non seulement les insectes et les guêpes avec son odeur enivrante et dangereuse, le texte reparcourt les travaux de réaménagement d’une maison, notamment de son jardin, comme prétexte pour évoquer les transformations des relations familiales au fil du temps; il recouvre, d’une part, un héritage controversé de pierres et d’herbes et, de l’autre, rappelle la comparaison entre les rythmes du naturel et de l’humain.

Caressant les branches basses du tilleul complètement effeuillé, les bris d’écorce mêlés au terreau humide et gras des plates-bandes, les courts arbustes qui, à l’œil nu, absorbaient déjà de ce côté le sévère quadrillage de la grille mitoyenne en la doublant d’un fond vivant, il s’était senti profondément apaisé, presque heureux, comme si c’était son propre travail qu’il contemplait: un jardin, enfin! La suite serait silencieuse et discrète, l’évolution soumise au rythme et aux humeurs de la nature, par quoi l’humain tout simplement reprendrait le dessus, à partir de ce jour, l’humain, murmura-t-il en ricanant, l’humain… (Lenoir: 12)

Pour gérer ces ramifications ambiguës, la figure de Jonas le jardinier est prête, dès les premières pages, à bâtir de nouvelles structures à la fois pour la végétation et pour les personnages évoqués. Il agit de l’extérieur, en suivant les différentes formes d’errance qui se font jour, suscitées par les descriptions possibles des jardins et par le dialogue étroit entre les personnages principaux (Lenoir: 20). Dans ce contexte, le tilleul argenté (tilia tomentosa) ne constitue pas un ornement, mais cet arbre gère les mécanismes de la narration. Tout en étant témoin des souvenirs d’enfance, il finit par ne plus appartenir passivement au terrain des protagonistes. Élément spatial sans cesse déplacé par les projets paysagistes envisagés selon différents points de vue, il est capable de rendre l’intrigue dynamique à travers son propre écosystème. Toxique et calmant à la fois, il impose ses règles aux animaux et aux hommes pour assurer sa survie. Comme les bourdons qui perdent toutes leurs forces en s’enivrant de son odeur, les hommes sont de plus en plus enfermés dans leur incapacité à réagir, ce qui passe par une écriture qui destine les dialogues à l’inaction. Boussole de saisons intermédiaires composées de relations et de sentiments problématiques, grâce à sa position d’antagoniste, le tilleul commence à écouter les voix qui cherchent une protection à l’ombre de ses feuilles. Ce n’est seulement ainsi que Tilleul tentera de savourer la légèreté des temps perdus et d’adoucir les atmosphères conflictuelles. L’enfance est associée au tilleul parce que cet arbre exploite les bienfaits –même paradoxaux– de cet âge; le caractère apaisant du souvenir des situations controversées reste un pilier tangible du plan renouvelé du jardin en question pour ne laisser qu’une trace juste au moment où la narration s’oriente vers la période mûre des personnages.

[…] il explora la ramure qui lui redevenait familière et, dirigeant son faisceau vers la branche, il reconnut les deux profondes cicatrices, poussa un joyeux soupir, escalada lestement l’échelle et disparut dans le feuillage. (Lenoir: 190)

Dans ces trois exemples, l’enfance, chargée tout de même de la mélancolie d’antan, déploie ce que nous pourrions définir comme une pensée-par-le-vivant, à savoir un état conçu par les matériaux et les rythmes biologiques qui, chez Bergounioux, Sansal et Lenoir, s’appuie sur l’immédiateté des émotions et des données spatiales, typique de cet âge. À l’écriture d’en saisir les effets pour rendre active toute condition de repli.

Vers l’âge mûr

Le végétal de Pascal Quignard s’inscrit dans le goût des ruines, marque incontournable d’une écriture «matricielle» fondée tant sur l’attrait des origines que sur la conscience d’un deuil manqué. C’est au bord de ces apories liées à une enfance vécue tout de même dans les ruines sans avoir connu la guerre que les ruines elles-mêmes apparaissent comme des lieux de revenants destinés à être explorés «par images, extase, par pans et par fugues» (Calle-Gruber: 553). Il ne s’agit pas de chercher à combler le vide qui dérive de cette perte mais de rester dans la perspective de «penser-par-la-ruine» (Calle-Gruber: 553), de «penser-mourir» sans forcer ni le sens ni la logique des mots et des situations. D’où la posture d’anachorète –adoptée par l’écriture quignardienne– qui vit son ascèse solitaire loin de tout code social et de toute contrainte extérieure et qui fait du jardin un endroit capable d’abriter une communauté de solitaires désolidarisés sans attaches ni dans les espaces ni dans les temps.

Le jardin avec ses arbres se pose au cœur d’une écopoétique de l’espace en tant que forme vivante du «jadis» qui agit dans le «maintenant» à la recherche des vestiges perdus de l’origine. Cette quête qui défait la notion mesurable du temps dénoue les liens, déprogramme les formes littéraires en suivant un principe de joie ontologique qui, comme le reconnaît aussi Bruno Blanckeman (Blanckeman: 23-26), remet en valeur les écarts et les échos. À travers cette désynchronisation, le jadis et son indicible suggèrent ainsi une dislocation qui fait de l’écriture un havre, un refuge. Face à un espace aux contours douteux –entre enfermement et ouverture à la nature–, le jardin apparaît comme un outil pour explorer le jadis. Si le manque de racines laisse émerger la précarité des lieux de référence des personnages et le désenchantement des héros, les tentatives de se réapproprier l’espace de l’enfance ou tout autre abri favorisent l’essor du jardinage comme trace active pour retrouver l’éden perdu. Les filtres érudits présents notamment dans les volumes du Dernier Royaume –projet qui mène une réflexion en devenir sur le jadis– mettent l’accent sur l’émotion controversée de la perte qui atteint une abstraction vivante capable de pousser le végétal vers le végétatif. La critique préliminaire du lieu anime également la nature romanesque par laquelle les personnages quignardiens tentent de fonder des paradis éphémères. C’est ainsi que l’éden et le jardin apparaissent très sollicités en tant qu’ébauche organique et organisée du végétal afin de pouvoir enquêter sur les origines et identifier les conditions pour semer les graines de l’espace.

En tenant compte des mécanismes de conquête spatiale que les références vertes gèrent, le tome Paradisiaques du Dernier Royaume mène une enquête spécifique sur le Paradis, endroit du primus tempus, du printemps éternel où le jadis irradie son immobilité active. Or l’espace montre également comment l’extinction se met en marche. Quignard y donne une lecture végétale à travers la distinction entre deux espaces comme l’éden et le jardin, le premier désormais en voie de disparition et le second en cours d’affirmation. Le tome Sur le jadis envisageait l’existence du jadis à travers la possibilité du désir qui anime les hommes dans leur jardin. Éden et jardin se posent ainsi comme les deux pôles autour desquels Quignard déploie sa réflexion sur la liaison entre temps et espace, au moyen de contributions érudites. En citant Le Commentaire du Paradis de Moses Bar Cephar, évêque de Mossoul (IXe siècle), Quignard attribue une multitude de bonheurs au jardin. En plus de la référence explicite à Adam et Ève, il décrit un éden fait de grottes, de temples détruits, de châteaux perdus où, face aux sensations de déclin, la seule présence végétale qui compacte les trois règnes est la fougère, une plante de la résistance qui témoigne du merveilleux et de l’obscur ainsi que du désir de retrouver le plaisir primordial. Le jardin est ainsi évoqué en fonction d’un espace de vie avec une végétation –enrichie par un noisetier et un pommier– qui requiert la notion de lumière et, parfois, de solitude pour exister. Il peut également se lier au mythe –comme dans celui de Zeus, silencieux et aporétique–, mais la présence du temps, comme déchirure inachevée, engendre la condition paradisiaque: «Le paradis est le temps antérieur au temps. Il est un lieu étrange qui est situé à l’ouest de l’Éden et dans lequel on rêve.» (Quignard, 2013: 199)

Dans l’espace sans bornes que représente le tome Abîmes, Quignard revient sur la distance impossible à combler qui règle la distinction entre Éden et Paradis par un croisement spatio-temporel où le temps apparaît plus vieux que l’espace. Dans tous les volumes du Dernier Royaume, le sujet est approfondi et animé par le désir de se rendre dans un endroit qu’on ne sait où trouver.

Le paradis terrestre est le jadis fait lieu. Le jadis n’est pas le site de l’origine: il est l’espace en tant que préoriginel. En ce sens l’espace de l’Éden n’est pas dans l’espace. L’Éden définit l’espace avant la sortie du corps dans l’espace externe. C’est le temps avant l’espace. Ce n’est pas l’espace qui est à l’Est de l’espace: c’est l’espace qui fut à l’ombre de l’espace, au sein du premier monde. (Quignard, 2007: 21)

Or la perte de l’origine dont le jardin témoigne soutient toujours le besoin du paradis en tant qu’espace fictionnel. D’où la possibilité d’en faire un outil pour retrouver l’arbre comme source des sources. C’est là l’enjeu romanesque de la présence végétale que Tous les matins du monde et Dans le jardin qu’on aimait mettent à l’épreuve. Le jardin de Tous les matins du monde se transforme au fur et à mesure que la maison ne constitue plus le havre de l’intrigue. Subordonné d’abord à la maison où Monsieur de Sainte-Colombe vit avec ses filles, lieu ouvert à la nature à cause du lien direct qu’il établit aussi avec le fleuve et donc avec le liquide –structure de l’informe–, il acquiert graduellement des limites naturelles –«droit et clos jusqu’à la rivière» (Quignard, 1991: 9); des saules apparaissent tout près de la barque où le maître s’installe en solitaire. C’est la disparition de sa femme qui vide la maison et en déplace l’esprit de protection dans la construction d’une cabane à l’intérieur du jardin où l’on accède en descendant. Du dehors au dedans, le repli du passif au réflexif passe encore une fois par la médiation d’un élément végétal, des saules au «grand mûrier qui datait de Monsieur de Sully» (Quignard, 1991: 12). Le saule n’apparaît au singulier que vers la fin du récit lorsque Quignard rappelle l’hiver 1684, quand il s’est abîmé et que la barque a coulé (Quignard, 1991: 109). Le mûrier au singulier par rapport au pluriel des saules incarne un effet incongru puisque son unicité est élargie par sa présentation indirecte qui va de ses branches –premier élément en relief dans sa description– à sa taille (Quignard, 1991: 12). L’évocation des autres végétaux insiste sur la présence plurielle des arbres face à laquelle le mûrier garde son statut, un profil aussi solitaire et sauvage que celui de Sainte-Colombe. De plus, son étymologie garde l’idée de la mue, de la transformation qui soutient le récit. Comme le jardin n’est plus un lieu de traversée mais d’attestation d’existence, le mûrier est toujours présent avec ses branches –marqueurs d’espace– et avec son âge –marqueur de temps– à tel point qu’il finit par localiser la cabane et la protéger à l’intérieur d’une séquence spatialisante qui rend sa fonction précieuse:

À mon avis, peu importe qu’on exerce son art dans un grand palais de pierre à cent chambres ou dans une cabane qui branle dans un mûrier. Pour moi il y a quelque chose de plus que l’art, de plus que les doigts, de plus que l’oreille, de plus que l’invention: c’est la vie passionnée que je mène. (Quignard, 1991: 84)

Dans ce jardin qu’on aimait se place sous l’égide de la dépression, une sensation «toute venimeuse et douce, brumeuse, insinuante, saisonnière» (Quignard, 2017: 7) qui traverse le jardin et enveloppe le narrateur. Le désir de raconter l’histoire d’un autre musicien hypocondriaque comme Sainte-Colombe –le révérend Simeon Pease Cheney– se bâtit autour de la solitude, seule condition possible pour faire exister l’amour au-delà de la mort et pour en exalter les effets. Le jardin s’impose ainsi comme un trait essentiel du sentiment végétal qui soutient l’œuvre. C’est ici que la femme aimée s’installe; le souvenir de sa passion pour le jardinage fige son image dans l’esprit de son mari, l’enchante à tel point que la tristesse ne se fait pas porteuse de malaise. La suite des arbres sauvegarde le vivant face à l’impossibilité de revenir en arrière.

Devant l’arbre qu’elle a planté à cause de son nom, Eva Rosalba Vance Cheney, le sorbier des oiseleurs,
si près du chêne le robinier,
les saules, les coudriers, les joncs, sur le petit sentier de la rive –impossible de s’en aller. Impossible de s’en aller, je m’assois sur le banc jusqu’à ce que la nuit m’enveloppe.
Je ne suis pas malheureux à l’intérieur de ma tristesse.
Je suis même, pour ainsi dire, enchanté
dans ce jardin qu’on aimait.
Dans ce jardin qu’on aime et dans le chant qui reste, je suis heureux.
Même, je suis vraiment heureux dans le jardin qu’elle aimait car, quand je suis dans son jardin, je suis comme contenu en elle,
je suis à l’intérieur d’elle vivante
vivant. (Quignard, 2017: 26)

En échappant à toutes sortes d’enfermement (prison, dédale, labyrinthe), ce jardin est un lieu de bonheur où la liste des plantes n’étouffe pas le «je» mais souligne l’ampleur de son bien-être:

Une cure qu’il faut que tu quittes.
Un jardin dont il faut que tu te libères.
Le merveilleux jardin de mon épouse, pour moi, est devenu une prison dont il faut que tu t’évades!
Prison? Ȏ mon labyrinthe de buis, de coudriers, d’aubépine, de rivière et de joncs où, moi, moi, je suis si heureux. (Quignard, 2017: 46)

Si les jardins de Tous les matins du monde et de Dans ce jardin qu’on aimait se font écho en établissant entre eux une relation amoureuse à distance, une «solidarité mystérieuse» au niveau scriptural, celui de La frontière met en fiction non seulement un projet d’amour mais aussi de vengeance pendant la reconquête portugaise de 1640. Porteur d’ombres, il fait réapparaître les personnages du passé à travers les azulejos du Palais Fronteira et joue sur le manque de liens entre statues et mosaïques; leur immobilité arrête le temps et invite le lecteur-visiteur de cet endroit à reconstruire l’intrigue. Le comte de Mascarenahas avait voulu bâtir un «jardin ouvert» dans un lieu sauvage et autour d’une demeure encore inachevée en utilisant une végétation capable de permettre aux personnages de rester à l’abri de la chaleur, de surveiller en se dérobant. Ce jardin devait concentrer les océans, les terres et les étoiles sans négliger la présence de plantes rares afin de garder la source de la vie, une sorte de jadis: «Il aurait voulu dérober, disait-il, aux nuages et aux plantes, au vent, aux insectes leur pouvoir de métamorphose […] si nous extrayons le morceau de vie qui piaffe au fond de chaque être vivant, nous sommes des fantômes en comparaison de ce morceau de vie.» (Quignard, 1994: 21) Les végétaux évoqués –notamment le camélia, la glycine– sont nombreux et soulignent toujours cette volonté de cacher des situations, dans un jeu continuel de séduction qui vise à organiser la vengeance amoureuse par la création d’un chef-d’œuvre, un jardin.

Comme ce dernier concentre un processus de fusion entre le corps et l’espace qui l’enveloppe, entre les souvenirs et le temps sous l’impulsion d’un effort contemplatif, le réseau de liens incongrus qui finissent par s’établir –même par les arbres– brise toute limite et commence à agir de plus en plus hors d’un lieu défini. Ce mouvement devient plus explicite dans Les solidarités mystérieuses où une femme à la dérive se laisse transporter par la dépression –encore une fois– vers ses origines. La tentative de se réapproprier des endroits de son enfance se fonde sur une «solidarité mystérieuse», sur une liaison sous-jacente de plus en plus étroite entre le «je» et le lieu. Ce partage fusionne l’être humain et la précarité propre du végétal et s’évanouit en lenteur dans un transport extatique. La solidarité mystérieuse est alors définie comme «un lien sans origine dans la mesure où aucun prétexte, aucun événement, à aucun moment, ne l’avait décidé ainsi» (Quignard, 2011: 185). La symbiose est préparée par l’art du jardinage qui aiguise la sensibilité florale du personnage principal. L’action est encadrée par le recours aux listes des plantes présentes dont l’un des deux personnages principaux s’occupe: «Elle se perdit de nouveau dans les ronciers, dans les fougères, dans les genêts, dans les ajoncs, dans les mares, quand elle voulut rejoindre le noisetier à la pancarte, récupérer sa voiture. Elle erra sur la lande.» (Quignard, 2011: 55) Toutefois, c’est la passion florale qui transforme le jardin en élément vivant à cause de sa beauté et en fait l’empreinte de l’origine perdue puisque tout est reconduisible au souvenir en tant que forme ouverte, expression de l’inaboutissement du temps: «‟Les choses vivantes sont toujours des souvenirs. Nous sommes tous des souvenirs vivants de choses qui étaient belles. La vie est le souvenir le plus touchant du temps qui a produit ce mondeˮ.» (Quignard, 2011: 170) Cette passion favorise également les interférences entre l’humain et le végétal. C’est le cas d’un vieil hêtre auquel l’auteur attribue un front «un peu perdu dans l’air» (Quignard, 2011: 226), élément de son visage végétal. Les dernières lignes du roman sont consacrées à l’odorat, un sens aux effets nuancés qui permettent de distinguer des odeurs en train de disparaître (celles des buissons, des chardons ou du houx) et celles qui résistent. C’est le cas des ronces sur lesquelles Pascal Quignard insiste en qualifiant leur odeur de «mûre»; l’étymologie soutient ici l’érudition en jouant avec le sens de mue, de la transformation accomplie comme dans le cas du «mûrier» de Tous les matins du monde. Ce mot de la fin qui évoque un arbre très présent dans le bouquet de cet auteur est la marque d’une solidarité mystérieuse qui se tisse autour du végétal et qui résiste ainsi par sa couleur verte sous forme de retour du temps dans l’espace. En touchant de près ce mot, Pascal Quignard désymbolise le code floral et dessine la distance de l’origine par l’intensité du sens –ronces et mûre à la fois– qui garde l’amont du temps par le souvenir tissé dans la racine et rendu ainsi explicite. Si l’éden indique le temps d’avant porteur de l’état végétal des origines, le jardin avec ses arbres explicite la solidarité mystérieuse qui s’établit entre le jadis et le maintenant et qui incarne dans le romanesque les propos critiques de la réflexion ontologique.

Le savoir et le romanesque constituent donc un atelier où les enjeux de la présentation sont remis en action pour rendre active une matière brute. Paysage capturé ou en puissance, à la fois promesse et défi du temps, espace clos et ouvert en même temps, le jardin quignardien est un fragment où la contemplation et la mémoire s’orientent vers l’acte créatif, poussées par un élan virtuel, propre à la réflexion de l’âge mûr. Par conséquent, la dématérialisation laisse émerger les sillages des solidarités à travers la mise en valeur de leurs incongruités. C’est ainsi que le sens de la perte agit toujours in praesentia; cet inachèvement conscient se traduit alors en mélancolie scripturale. Si le jardinier est un faiseur d’images autant qu’un écrivain, avoir recours au végétal signifie remanier les formes, en s’appuyant sur l’ambivalence de la nature et de l’homme. En devançant la fonction sociale passée au crible des données architecturales, l’arbre en tant que voix privilégiée du vert est désormais une pratique de l’espace et du temps, une forme en devenir, toujours en mouvement, qui sape toute utilité. Les actions de décorer, de cultiver, de trier que l’écriture lui attribue permettent d’atteindre l’essentiel d’un texte. Au fur et à mesure que l’âge de référence change, l’arbre devient le fragment d’un paradis imaginaire qui laisse décanter toute approche métaphorique et symbolique et qui, trace fuyante d’un temps intime ou d’un espace public comme chez Bergounioux, Sansal ou Lenoir, ruine vivante du jadis autant que mutation du jadis dans le maintenant, comme chez Quignard, fait émerger de plus en plus la prise de distance d’une concrétude impossible à acquérir et à gérer. L’effet mélancolique qui va de l’enfance à l’âge mûr et qui explore les atouts différents de la longévité végétale et humaine émerge comme l’incontournable expression de l’adieu au présent en vue de sa seule sauvegarde possible sous forme d’empreinte d’un état perdu.

Bibliographie

Blanckeman, Bruno. 2016. « Abîmes », dans Mireille Calle-Gruber et Frantz, Anaïs (dir.), Dictionnaire sauvage. Pascal Quignard, Mireille Calle-Gruber et Anaïs Frantz. Paris : Hermann Éditions, p. 4.
Calle-Gruber, Mireille et Anaïs Frantz. 2016. Dictionnaire sauvage. Pascal Quignard, Mireille Calle-Gruber et Anaïs Frantz. Paris : Hermann Éditions, 776 p.
Jacquet, Marie Helene. 2006. Fiction Bergounioux. Bari : B.A. Graphis, « Marges critiques/Margini critici », 280 p.
Lenoir, Hélène. 2015. Tilleul. Paris : Grasset, 190 p.
Mancuso, Stefano et Alessandra Viola. 2015. Verde brillante. Sensibilità e intelligenza del mondo vegetale. Milano : Giunti, 144 p.
Penone, Giuseppe. 1999. Respirer dans l’ombre. Paris : École nationale supérieure des beaux-arts, « Écrits d’artistes », 300 p.
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Quignard, Pascal. 1991. Tous les matins du monde. Paris : Gallimard, 132 p.
Quignard, Pascal. 1992. La frontière. Paris : Gallimard, « Folio », 96 p.
Quignard, Pascal. 2002. Dernier royaume II. Sur le jadis. Paris : Gallimard, « Folio », t. 2, 336 p.
Quignard, Pascal. 2005. Dernier royaume IV. Paradisiaques. Paris : Gallimard, « Folio », t. 4, 320 p.
Quignard, Pascal. 2011. Les solidarités mystérieuses. Paris : Gallimard, 259 p.
Quignard, Pascal. 2017. Dans ce jardin qu’on aimait. Paris : Grasset, 176 p.
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