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La prise de parole des vétérans au XXe siècle. Émergence d’un nouveau discours

Éric Boulanger
couverture
Article paru dans Quelque chose de la guerre… Témoins et combattants dans la littérature et au cinéma, sous la responsabilité de Johanne Villeneuve et Paulo Serber (2022)

© Landov. Soldat en consolant un autre, guerre de Corée 1950.

© Landov. Soldat en consolant un autre, guerre de Corée 1950.

Dès le début du siècle dernier, la démocratisation de l’enseignement et la massification des conflits ont favorisé une pratique de masse de l’écriture1Nous reprenons dans cet article certains éléments et concepts abordés dans notre thèse de doctorat. (Boulanger, 2022). Les conscrits et les volontaires qui se sont retrouvés dans les tranchées et sur les champs de bataille avaient pour la plupart la capacité d’écrire, de laisser une trace, de jeter leur expérience sur le papier. Dans son essai consacré aux témoignages des combattants français de la Grange Guerre, le critique et ancien combattant Jean Norton Cru rappelle qu’un grand nombre de combattants étaient issus de la petite bourgeoisie de professions libérales: tantôt clercs, tantôt notaires, tantôt instituteurs, professeurs, ou encore auteurs, poètes, écrivains et artistes. (Cru, 1993: 666)

Pour la première fois, les hommes de troupe s’adonnèrent donc à l’écriture au même titre que les officiers supérieurs. Toutefois, leurs productions adoptaient d’autres visées et donnaient à lire une tout autre réalité. Une écriture psychologique et sensible de l’expérience damait le pion à une écriture traditionnelle du récit de guerre —à la fois stratégique et détachée— qui jusque-là avait été pratiquée par une poignée d’hommes liés au pouvoir: «poètes épiques, chefs de guerre, historiens et chroniqueurs», rappelle le philosophe Alain Brossat. (Brossat, 2001: 2; voir aussi Cru, 2008)

À l’instar de l’historien français Nicolas Beaupré, nous croyons que les combattants et les vétérans développèrent deux types de pratique d’écriture pendant le premier conflit mondial. (Beaupré, 2011: 42-47) Il est indéniable que les combattants pratiquèrent une écriture de l’intime qui leur permit, d’une part, de conserver des liens affectifs avec leurs proches par le biais de la correspondance et, d’autre part, de trouver un exutoire cathartique à travers la production de carnets de route ou de journaux intimes. Toutefois, comme l’affirme Beaupré, «l’écriture de la guerre par les combattants quitta [rapidement] la sphère de l’intime pour devenir une parole publique». (Beaupré, 2011: 43) Au même titre que les romans, les récits et les essais, les supports de l’écriture ordinaire —tels les correspondances, les carnets de route et les journaux intimes— furent massivement publiés par les éditeurs qui cherchaient ainsi à répondre aux demandes d’un public friand de témoignages de guerre, tout en participant à l’effort de guerre.

La myriade de textes produits par les hommes de troupe est venue confronter le récit de guerre traditionnel pétri par la tradition épique et la tradition militaire dès le premier conflit mondial. Nombreux sont les anciens combattants qui se sont employés à témoigner des nouvelles réalités de la guerre moderne tout en prenant le contre-pied d’une parole mensongère, soit celle des discours officiels et de la tradition épique perpétuant une conception erronée de la guerre, conception qui a pendant longtemps favorisé l’adhésion des populations aux conflits et contribué à légitimer les massacres.

Il apparaît clairement qu’un grand nombre de vétérans ont été animés par la volonté de communiquer une vérité chèrement acquise. Ces hommes qui ont partagé une expérience extrême, qui ont été confrontés aux mêmes souffrances et aux mêmes dilemmes moraux, en sont rapidement venus à constituer une sorte de diaspora. Nous entendons par là qu’il existe une culture commune qui instaure une communauté entre les anciens combattants, et que celle-ci est appelée à perdurer, malgré la dissémination des individus sur divers territoires.

Les grands mouvements associatifs d’anciens combattants du vingtième siècle ont indéniablement favorisé la prise de parole des vétérans en créant des conditions propices, soit en permettant à ces derniers de se regrouper et de développer des liens d’égalité et de réciprocité (prolongement même de la fraternité des tranchées2Pendant l’entre-deux-guerres, le mouvement combattant français regroupait un peu plus de trois millions d’adhérents, soit le quart de l’électorat français de l’époque. (Prost: 100).). Ils sont devenus des lieux où la parole de ces hommes —affranchie des discours institutionnels, de la culture de guerre et de la hiérarchie militaire— pouvait être accueillie et partagée, où leur identité de vétéran pouvait enfin être reconnue. Les associations ont permis aux vétérans de se réunir et de s’unir (que ce soit localement, régionalement, nationalement ou, même, internationalement), d’entretenir un esprit de fraternité et de développer des réseaux d’intérêts et d’influences qui transcendent les époques et les frontières, et ce, jusqu’à constituer une sorte de diaspora d’anciens combattants.

Il ne fait aucun doute que la sociabilité3Nous utilisons ici le terme «sociabilité» au sens où l’entend Georg Simmel, c’est-à-dire comme un cercle social égalitaire qui ne vise pas une finalité, et au sein duquel les individus sont unis par «un lien de réciprocité libéré de toute contrainte». (Rivière: 212) Voir aussi (Renou: 543, 545). a constitué le ciment qui unit les vétérans entre eux. En témoigne notamment l’importance que prenait le banquet lors des conventions des associations françaises de l’entre-deux-guerres, ou encore les actions sociales et les événements organisés par les associations françaises et américaines. (Prost; Gambone) Il n’en demeure pas moins que l’action militante était la raison d’être des associations. Il s’agissait d’abord de lutter pour les droits à dédommagement et la reconnaissance officielle des anciens combattants. Le concept de lutte était profondément ancré dans le quotidien et la réalité des vétérans qui durent mener bien des combats pour parvenir à améliorer leur situation4En témoigne, par exemple, l’histoire des vétérans français depuis le Moyen Âge jusqu’au XXe siècle, en particulier leurs luttes pour l’obtention d’une reconnaissance officielle et des droits à dédommagement. (Bois; Petiteau; Prost)..

Rappelons toutefois que l’activisme des associations de vétérans ne s’est jamais résumé à la défense des intérêts de leurs membres. Considérant leur implication sociale comme un prolongement de leur engagement, les vétérans ont, depuis le début du siècle dernier, cherché à multiplier les projets communautaires et philanthropiques dans le but d’améliorer la société.

Persuadés que leur expérience guerrière leur conférait une légitimité historique et qu’ils étaient détenteurs d’une certaine vérité, les vétérans de tous horizons ont été animés par le désir de mettre leur parole au service de leur société, et ce, peu importe leur penchant ou leur allégeance idéologique et politique (socialiste ou conservateur, traditionaliste ou progressiste, belliciste ou pacifiste). Animées par une volonté morale, certaines associations s’employèrent à faire la promotion d’un patriotisme agressif, à sauvegarder les valeurs traditionnelles et à maintenir le statu quo, alors que d’autres s’appliquèrent à promouvoir le pacifisme, à remettre en cause les décisions de l’État et à lutter contre les injustices sociales. Bien qu’il n’y ait jamais eu de consensus au sein des mouvements vétérans, et qu’ils se composèrent d’éléments hétérogènes, grâce à leur poids politique les associations ont permis néanmoins à la parole des hommes d’acquérir une résonance et de s’imposer dans l’espace public. Il est indéniable que le mouvement combattant français de l’entre-deux-guerres et le mouvement pacifiste des vétérans américains de la guerre du Vietnam ont tous deux développé des discours qui eurent une certaine portée sociale. De tels mouvements ont fortement contribué à favoriser l’émergence et le rayonnement de la parole des vétérans.

On peut considérer la fraternité des vétérans comme la continuation des liens puissants qui unissaient ces hommes au combat. Vivant en état d’interdépendance de manière à assurer leur survie, et partageant les mêmes épreuves et les mêmes souffrances, ces derniers ont développé entre eux un attachement impalpable et un respect mutuel. Julia Eichenberg révèle que la violence expérimentée par les combattants de la Grande Guerre fut une expérience transnationale, ce qui dans une certaine mesure contribua inévitablement à rapprocher les vétérans de partout après la démobilisation. (Eichenberg, 2014) Entre ces hommes que tout avait opposés, se développa une certaine forme de respect. L’ennemi d’autrefois s’avérait être un frère de souffrance ayant expérimenté une commune misère.

Le retour des combattants semble, lui aussi, avoir été vécu comme une expérience transnationale. En effet, les combattants de tous les horizons ont éprouvé les mêmes difficultés lorsqu’est venu le moment de réintégrer la vie civile. N’oublions pas que les vétérans demeurent, pour beaucoup, ceux qui en ont trop vu et qui en ont trop fait. Ce sont des hommes qui ont vécu une troublante proximité avec la mort et qui s’en trouvent, par conséquent, profondément changés, marqués par le souvenir de l’enfer, condamnés à l’enfer du souvenir et à la solitude parmi les autres. Ce sont aussi ceux qui ont accepté d’adopter des comportements brutaux et d’enfreindre les normes morales pour assurer leur survie et défendre la pérennité de la nation. Bref, l’expérience de la guerre les rend suspects et menaçants aux yeux de la population civile. Par conséquent, ils ne semblent pouvoir être compris que par ceux qui ont été confrontés à la même expérience. Aussi se sentent-ils souvent plus près de leurs anciens ennemis que de leur société d’appartenance. En témoigne, notamment, la tendance de certaines associations à adhérer à l’internationalisme vétéran pour cultiver une commémoration commune des morts, pour défendre les intérêts communs des anciens combattants et pour prévenir l’émergence de nouveaux conflits. (Eichenberg, 2014)

Les traumatismes psychiques, la culpabilité, le manque de reconnaissance, ainsi que les difficultés à réintégrer les cadres spatio-temporels et les normes morales du quotidien, ont bien évidemment compliqué la réinsertion des vétérans. (Cabanes, 2006) À l’angoisse de ne pas retrouver leur place dans la vie civile, s’ajoutait celle de devoir reconstruire leur identité altérée par la brutalité et les horreurs du combat. Le décalage qui existe entre les réalités de la vie au combat et les réalités de la vie civile n’a en rien aidé la réinsertion des vétérans tout au long du siècle; ceux-ci se sont souvent heurtés aux attentes des civils qui n’avaient pour seuls référents que les représentations de la guerre perpétuées par la culture de guerre, ou encore par la tradition épique. Finalement, «le système cognitif et les valeurs [du combattant], configuraient un espace-temps qui n’était plus le même que celui de l’autre». (Himy-Piéri: 97) Tout indique que l’expérience de la guerre instaure bien souvent une véritable rupture entre le témoin et sa société d’appartenance. C’est pourquoi plusieurs vétérans se sont retrouvés en marge de la société et se sont progressivement cloîtrés dans le silence. «Le refuge du silence», rappelle Renaud Dulong, «rejoint celui du rêve dans son refus de la réalité». (Dulong: 99) Ce silence a d’ailleurs engendré de funestes conséquences tout au long du siècle dernier. Les problèmes sociaux-économiques occasionnés par le retour des vétérans de la guerre du Vietnam en sont de frappants exemples. (Rigal-Cellard) Dans un ouvrage paru en 1999, le vétéran Chuck Dean avançait qu’un peu plus de 150 000 vétérans du Vietnam s’étaient enlevé la vie depuis 1964 (Dean), alors que l’armée américaine avait enregistré 58 220 pertes lors du conflit. (DCAS, 2008)

Dans son essai intitulé Partir à la guerre, le romancier et vétéran du Vietnam, Karl Marlantes, présente la communauté des anciens combattants comme un cercle dont les initiés seraient détenteurs d’une parole, d’une vérité encore trop peu partagée. Ce cercle, qui intègre les anciens combattants de tous les horizons, serait, selon lui, régi par un code du silence qui leur permettrait de réintégrer leur société d’appartenance. (Marlantes, 2013: 250) Notons qu’il y a ici présence d’une microsociété d’hommes qui partagent une même expérience, un même savoir, mais qui, hélas, doivent se taire pour parvenir à se réhabiliter. C’est donc dire que la parole des vétérans est une parole subversive; elle semble déranger et pousser la société hors de sa zone de confort en révélant qu’il existe tout un monde entre les discours officiels et l’expérience réelle du combattant.

En 1929, Jean Norton Cru observait déjà la dichotomie:

Sur le courage, le patriotisme, le sacrifice, la mort, on nous avait trompés, et aux premières balles nous reconnaissions tout à coup le mensonge de l’anecdote, de l’histoire, de la littérature, de l’art, des bavardages de vétérans et des discours officiels. Ce que nous voyions, ce que nous éprouvions n’avait rien de commun avec ce que nous attendions, d’après ce que nous avions lu et tout ce qu’on nous en avait dit. Non, la guerre n’est pas le fait de l’homme: telle fut l’évidence énorme qui nous écrasa. (Cru, 1993: 13-14)

Dans Témoins, Norton Cru affirme que le choc de l’expérience agit comme un agent révélateur qui permet de percevoir le vrai visage de la guerre. «[L]e contact, le choc brutal des formidables réalités de la guerre réduisit en miettes ma conception livresque des actes et des sentiments du soldat au combat, conception historique et que naïvement, je croyais scientifique», écrit-il. (Cru, 1993: 2). Le baptême du feu constituerait à ce titre un moment charnière de l’expérience; il permettrait aux combattants de confronter une conception de la guerre apprise dans les manuels aux réalités de la guerre moderne.

Norton Cru soutient qu’une sorte de communauté découlant de la fraternité des tranchées aurait pris forme au lendemain de la Grande Guerre. Celle-ci se serait exprimée dans la parole des anciens combattants, parole qui s’emploie justement à dresser un portrait plus fidèle de la guerre.

Heureusement, l’esprit du front a survécu dans les livres. Les combattants qui ont publié leurs impressions ne sont pas les premiers venus; ils constituent, pour la plupart, une élite même parmi les intellectuels et l’on constate que la moitié d’entre eux, peut-être, a su réagir totalement ou partiellement contre la tyrannie de la tradition, su échapper aux invites d’un public affamé de gloire ou avide d’horreurs sadiques. (Cru, 2008: 112)

Les témoignages de ces hommes s’enrichiraient mutuellement et exerceraient, en se regroupant, une certaine influence, voire une certaine autorité: c’est précisément ce que le philosophe Jan Patočka entend lorsqu’il parle de la «solidarité des ébranlés». Ces hommes qui ont été confrontés à «l’entier ébranlement du sens» (Schmit: 140) —tant dans leur rapport au monde technique que dans leur rapport à la politique et à l’éthique— seraient justement unis par l’expérience même de l’ébranlement.

En fait, le seul aspect unificateur de cette solidarité se trouve dans l’ébranlement du sens donné, dans l’abîme du sens lui-même. Les ébranlés se réunissent dans l’absence d’une perte commune et dans la perte commune des fondations. C’est donc une solidarité au-delà de la solidité. (San, 2019)

Il s’agirait donc pour eux de prendre la parole et de donner à voir le visage du monde tel qu’ils l’ont découvert pendant l’expérience guerrière. Ainsi, «l’homme ébranlé» serait

celui qui est envoyé dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, pour l’attester par chacun de ses actes et tout son comportement, pour aider à venir à soi tout ce qui est de la même manière que lui, pour laisser être les hommes ce qu’ils sont, dans la clarté et la vérité, pour s’offrir aux choses et aux êtres comme un sol où ils pourront se déployer, et non pas pour les exploiter brutalement au profit d’intérêts arbitraires. (Patočka: 235) Voir aussi (Figuier)

Il semble donc que la parole des vétérans ait été considérée par plusieurs comme une vérité dont les vétérans sont les seuls détenteurs, vérité qu’il importe de partager. Par conséquent, cette parole peut être envisagée comme une sorte de discours micro sociétal généré au sein de la diaspora des anciens combattants. Ce discours micro sociétal serait produit par un groupe d’hommes que l’expérience guerrière a propulsé dans un «monde à part5Les vétérans sont persuadés que leur expérience leur confère une légitimité historique et la responsabilité de lutter pour faire entendre la vérité sur la guerre et ainsi contribuer à améliorer leur société.», il découlerait précisément d’une forme de sociabilité —au sens où l’entend Simmel— développée aux combats et perpétuée au sein des associations de vétérans.

La diaspora dont les vétérans sont les fiers représentants constitue, selon nous, une communauté parallèle à la communauté des Hommes, et c’est en son sein que s’est d’abord structurée leur parole. À la manière des rap groups, cette communauté constitue un lieu d’échange qui permet aux vétérans de mettre en scène leurs souvenirs, de développer une mémoire collective, bref de donner un sens à leur expérience6Au début des années soixante-dix, l’association Vietnam Veterans Against the War, avec l’aide des psychiatres Robert Jay Lifton et Chaim F. Shatan, mettait sur pied des groupes d’entraide destinés aux vétérans de la guerre du Vietnam. Ces rap groups, composés d’une douzaine de vétérans et de quatre professionnels (psychiatres, psychologues ou psychanalystes), adoptèrent rapidement la politique de la porte ouverte. Les vétérans étaient libres de venir et de partir à leur guise. Toutefois, chacun devait y livrer son histoire. Il s’agissait de se raconter et d’écouter les autres se raconter de manière à se découvrir et à retrouver le fil de leur existence. L’acte même de raconter devait leur permettre de comprendre comment leur expérience guerrière et leur état psychologique actuel étaient intimement reliés. (Voir Lifton; Haley).. La parole des uns permet de libérer et de nourrir celle des autres. Puisqu’ils partagent les mêmes repères, les mêmes cadres sociaux de la mémoire, les vétérans parviennent à localiser et à reconnaître leurs souvenirs à partir de la vision de l’expérience qu’ils partagent avec les membres de la diaspora. (Halbwachs) Maurice Halbwachs affirme justement que «c’est dans la mesure où [la] pensée individuelle se replace dans ces cadres et participe à [la] mémoire [collective] qu’elle serait capable de se souvenir». (Halbwachs: 6) Le silence des anciens combattants évoqué par Karl Marlantes —silence qui, nous l’avons vu, a mené quelques centaines de milliers d’entre eux à commettre l’irréparable— ne témoigne-t-il pas de l’incapacité de certains d’entre eux à intégrer le souvenir de leur expérience dans une mémoire collective déjà existante? Halbwachs soutient d’ailleurs

[qu’]un homme qui se souvient seul de ce dont les autres ne se souviennent pas ressemble à quelqu’un qui voit ce que les autres ne voient pas. C’est, à certains égards, un halluciné, qui impressionne désagréablement ceux qui l’entourent. Comme la société s’irrite, il se tait, et à force de se taire, il oublie les [choses] qu’autour de lui personne ne prononce plus. (167)

Il rappelle aussi que la société écarte de sa mémoire tout ce qui menace sa cohésion et qu’elle remanie constamment ses souvenirs de manière à préserver son équilibre. (290)

Nous avons déjà mentionné que les vétérans éprouvent certaines difficultés à se réintégrer et à transmettre leur expérience aux populations civiles à cause du décalage qui existe entre deux espaces-temps, entre deux réalités distinctes: soit, celle du combat et celle de la vie civile. En effet, les hommes qui ont été confrontés à une expérience limite ont vu leur système cognitif s’adapter aux circonstances extrêmes et ont dû moduler leurs valeurs de manière à assurer leur survie. Par conséquent, leur comportement ne semble plus pouvoir être compris d’après les normes en vigueur au sein des sociétés civiles. (Himy-Piéri: 197). Qui plus est, l’expérience de la guerre moderne et ses nouvelles implications s’avèrent incompatibles avec la conception que s’en font les civils. Aux souvenirs des combattants s’oppose une conception erronée de la guerre que partage la majorité de la population influencée par la tradition épique. Il ne fait donc aucun doute que les cadres sociaux, qui devraient normalement être partagés entre les anciens combattants et les civils pour que la remémoration et la transmission de l’expérience soient possibles, demeurent bien souvent inconciliables. Par conséquent, pendant longtemps, combattants et civils conservèrent des souvenirs différents des conflits. C’est pourquoi la parole des vétérans qui ne corroborait pas une conception traditionnelle de la guerre fut souvent marginalisée et reléguée au rang de fabulation.

Nous croyons que les cadres mémoriels de plusieurs groupes de vétérans du siècle dernier, issus de différents conflits et de différentes nations, contribuèrent à constituer les cadres mémoriels d’un groupe beaucoup plus large —la diaspora des anciens combattants— au sein duquel se développa une mémoire collective. Qui plus est, il nous semble justement qu’un discours original, élaboré par les écrivains-vétérans du XXe siècle, a permis à la mémoire collective développée au sein de la diaspora de pénétrer les mémoires collectives des sociétés occidentales.

Rédigés a posteriori, les romans écrits par ces hommes portent un regard critique et lucide sur les événements, tout en s’affranchissant des mentalités et des codes de valeurs résultant de la culture de guerre. Le discours élaboré dans ces romans —que nous qualifions de «discours vétéran»— propose une alternative à une conception épique de l’expérience guerrière. Malgré les spécificités propres aux contextes des différents conflits qui ont jalonné le XXe siècle —et des nuances qu’il faut par conséquent lui apporter en fonction des conflits—, ce discours ne s’est jamais transformé de manière radicale. Prenant l’expérience de la Grande Guerre comme matrice, il s’est adapté et modifié au cours des différents conflits, de manière à alimenter et renforcer une conception de la guerre plus en phase avec les réalités de l’expérience des combattants des guerres modernes.

Les écrivains-vétérans ont procédé à une reconfiguration de l’expérience guerrière de manière à invalider la tradition épique, à contrer les discours démagogiques des institutions —lesquelles contribuent à mobiliser les masses et à légitimer les confits— et à en dévoiler les ressorts. Ils ont recouru à une réécriture tacticienne de l’expérience guerrière, braconnant et bricolant la tradition épique et la littérature consacrée (récit de guerre traditionnel, roman psychologique, roman réaliste, bildungsroman)7Nous empruntons ici les expressions «braconner» et «bricoler» à Michel de Certeau. Elles sont liées aux termes «stratégie» et «tactique» qui jouent un rôle de premier ordre dans la pensée de Michel de Certeau, qui les définit ainsi: «J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (les clients ou les concurrents, les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs et objets de la recherche, etc.).» Les tactiques seraient, quant à elles, «déterminée[s] par l’absence de pouvoir» et «n’aurai[ent] pour lieu que celui de l’autre»: dans ces conditions, la parole du plus faible utiliserait la parole du plus fort (en la trafiquant, en la bricolant ou en la détournant) pour consolider sa position. (Certeau: 59,60,62). En usant de la fiction comme tactique discursive et du roman comme tactique formelle —assurant du coup la lisibilité et la pérennité de leurs témoignages—, ils sont parvenus à transmettre leur expérience et les leçons qu’ils en ont tirées, contribuant ainsi à transformer la compréhension que les civils avaient de la guerre. Imbrication, donc, d’une nouvelle logique marginale dans un ancien modèle discursif et narratif par l’utilisation d’une nouvelle rhétorique ou, pour être plus précis, d’une nouvelle posture rhétorique qui a permis aux auteurs d’ordonner l’expérience chaotique et traumatisante de la guerre, et de restructurer leur identité narrative.

Puisqu’ils n’ont eu d’autre choix que d’abandonner les vieux modèles narratifs utilisés par la tradition épique, parce qu’incompatibles avec les nouvelles réalités de la guerre moderne et, de ce fait, avec leur expérience personnelle, les vétérans qui ont pris la plume ont élaboré une posture rhétorique afin de témoigner des conditions dans lesquelles les combattants modernes ont été appelés à évoluer. Cette posture rhétorique n’est pas sans rappeler la posture physique à laquelle les combattants ont été contraints dès la Première Guerre mondiale. Pensons ici à ces hommes qui, terrassés par la force de tir de l’artillerie moderne, ont dû apprendre à vivre au ras du sol, à ramper, à marcher à quatre pattes et à se terrer comme des bêtes pour assurer leur survie. Car, sur les champs de bataille modernes, seul l’instinct de survie semble désormais dominer les hommes: exit l’enivrement de la gloire, l’honneur et le courage. Pensons un instant à l’impuissance que ces hommes durent ressentir, aux souffrances et aux humiliations qu’ils durent endurer: des grains de sable pris au piège dans l’engrenage de l’histoire, dans le grand rouage de la guerre industrielle, victimes non seulement des armes modernes, mais, aussi, de la machine militaire à laquelle ils durent inconditionnellement se soumettre.

En 1934, Pierre Drieu La Rochelle parvenait à verbaliser avec justesse ce que d’autres vétérans avaient tenté de représenter avant lui: c’est-à-dire la honte viscérale qui découle désormais de l’expérience guerrière. Il écrit:

J’étais étonné d’être ainsi cloué au sol; je pensais que ça ne durerait pas. Mais ça dura quatre ans. La guerre aujourd’hui, c’est d’être couché, vautré, aplati. Autrefois, la guerre, c’étaient des hommes debout. La guerre d’aujourd’hui, ce sont toutes les postures de la honte. (Drieu La Rochelle: 31)

À l’instar de Drieu La Rochelle, nous soutenons l’hypothèse que raconter l’expérience du combattant c’est aujourd’hui adopter toutes les postures de la honte, car, depuis le début du XXe siècle, la plupart des vétérans qui se sont risqués à témoigner fidèlement de leur expérience ont cherché à mettre de l’avant les souffrances et les humiliations auxquelles ils ont été confrontés tout en partageant leur culpabilité et en cherchant à relativiser leur responsabilité. Tout indique que la posture rhétorique de la honte permet non seulement de témoigner des nouvelles réalités de l’expérience de la guerre moderne, mais, aussi, d’établir la crédibilité des combattants par la mise en scène de leurs qualités morales, contrecarrant ainsi les représentations négatives des combattants que véhiculent bien souvent le discours pacifiste et l’imaginaire collectif. Bref, tout au long du siècle dernier, les écrivains-vétérans se sont employés, par l’usage de différents procédés —et, plus précisément, en développant un éthos discursif (l’éthos vétéran) en totale rupture avec l’éthos militaire contemporain—, à créer une image des combattants et des vétérans qui s’avère moralement acceptable afin de laver leur réputation, de gagner la confiance du public et de le faire adhérer plus facilement à une vision de la guerre fidèle à leur expérience.

En tant que contre-discours visant à influencer la société, le «discours vétéran» adopte une position subversive. Il est porteur d’une expérience, voire d’une certaine vérité, que les anciens combattants désirent transmettre aux générations futures pour faire contrepoids à une vision idéalisée de la guerre. À la fois monumentaire, éducatif, judiciaire, politique et épidictique, le «discours vétéran» permet de développer la mémoire d’une grande communauté de souffrance —la communauté des vétérans—, d’éduquer les masses, de juger les événements, de critiquer les politiques et les stratégies adoptées, mais, surtout, de formuler une identité narrative permettant aux hommes de faire la paix avec leur passé, de se racheter aux yeux des autres et de réintégrer la société civile.

À l’instar des littératures mineures, telles que les définissent Deleuze et Guattari, la production romanesque des vétérans s’impose comme une force tranquille de changement, en ce sens qu’elle est le produit d’un groupe minoritaire et dominé qui tente par des moyens narratifs, stylistiques, énonciatifs, figuratifs et rhétoriques de remettre en question les pouvoirs dominants —qu’ils soient politiques ou littéraires— ainsi que les discours et les méthodes qu’ils génèrent pour instaurer la norme, norme qui, soit dit en passant, contribue à alimenter la marginalité des groupes minoritaires, de leurs productions littéraires et de leurs discours. (Deleuze et Guattari) Notons toutefois que cette production romanesque s’inscrit dans l’ordre de la subversion; c’est une puissance d’écriture souterraine qui n’opère en rien un affrontement direct.

Les romans des vétérans de la Grande Guerre, de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre du Vietnam n’en exercèrent pas moins un fort rayonnement au sein des sociétés occidentales. Dès les années trente, les romans écrits par les vétérans bénéficièrent d’une grande popularité. Le nombre de traductions et d’éditions/rééditions ne cessa de s’accroître au cours des années. En procédant à un dépouillement sur la base de données WorldCat, qui regroupe les catalogues de la plupart des bibliothèques d’Europe et d’Amérique du Nord, ainsi que d’un certain nombre de bibliothèques d’Asie et d’Amérique du Sud, nous avons retrouvé À l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque publié en cinquante-trois langues différentes8Nous demeurons toutefois conscients des limites de la méthode employée: d’abord, à cause du caractère partiel de la base de données; ensuite, parce que, pour des raisons de politiques d’acquisition, il s’avère impossible que toutes les éditions aient été acquises par des bibliothèques; et, finalement, parce que, pour des raisons de politiques de conservation, certaines éditions ont fort probablement été retirées des rayons au cours des années. Cependant, malgré son caractère lacunaire, la méthode nous permet, dans une certaine mesure, d’observer le rayonnement des œuvres à l’étude et de dresser des tendances en ce qui a trait aux pratiques éditoriales.. Certains romans, sans pour autant atteindre la popularité du roman de Remarque, sont disponibles dans plus de dix langues. C’est le cas notamment de The Thin Red Line de James Jones (dix-neuf langues), Le soldat oublié de Guy Sajer (dix-huit langues), Battle Cry de Leon Uris (seize langues), The Things They Carried de Tim O’Brien (quatorze langues), Born on the Fourth of July de Ron Kovic (treize langues), Matterhorn de Karl Marlantes (dix langues) et The Short-Timers de Gustav Hasford (dix langues). Pour ce qui est des éditions/rééditions, À l’Ouest rien de nouveau arrive bon premier avec 310 parutions, suivi par The Thin Red Line (222 parutions), Battle Cry (125 parutions) et The Things The Carried (75 parutions).

Tout au long du siècle dernier, les romans de guerre écrits par les vétérans ont multiplié les succès critiques et commerciaux. En Allemagne, le roman À l’Ouest rien de nouveau fut rapidement vendu à plus 1,2 million d’exemplaires. (Beaupré, 2014) La deuxième édition de Her Privates We, parue en 1930, fut un succès immédiat. Quinze mille exemplaires furent vendus au cours du trimestre suivant sa publication9Rappelons toutefois que l’édition originale, tirée à cinq cents exemplaires en 1929, était destinée au cercle privé de l’auteur.. (Boyd: 18) Publié pour la première fois en 1951, Battle Cry, de Leon Uris, obtint pour sa part un succès instantané. Avec plusieurs millions de copies vendues, il se retrouva parmi les best-sellers américains les plus populaires durant les années cinquante et soixante. (Lighter, 2011) The Things They Carried, qui fut vendu à plus de deux millions d’exemplaires, figure quant à lui sur la liste des meilleurs livres du siècle du New York Times. (O’Brien, 2011)

Au cours du siècle dernier, les romans de vétérans ont aussi profité des nombreuses adaptations cinématographiques dont ils ont été l’objet. Dès le début des années trente, À l’Ouest rien de nouveau (Remarque, 1956) et Les Croix de bois (Dorgelès, 1919) étaient transposés au grand écran et triomphaient sur la scène internationale10Lewis Milestone, All Quiet on the Western Front, États-Unis, 1930, 152 min; Raymond Bernard, Les Croix de bois, France, 1932, 132 min.. Depuis, le nombre de romans de vétérans adaptés au cinéma a littéralement explosé. Seulement sur les vingt romans constituant le corpus de notre thèse, huit ont donné lieu à dix adaptations cinématographiques et télévisuelles11Outre Milestone, il s’agit de: Raoul Walsh, Battle Cry, États-Unis, 1955, 140 min; Philip Dunn, In Love and War (The Big War), États-Unis, 1958, 11 min; Andrew Marton, The Thin Red Line, États-Unis, 1964, 94 min; Delbert Mann, All Quiet on the Western Front, États-Unis/Royaume-Uni, 1979, 150 min; Stanley Kubrick, Full Metal Jacket (The Short Timers), États-Unis / Royaume-Uni, 1987, 116 min; Oliver Stone, Born on the Fourth of July, États-Unis, 1989, 145 min; Terrence Malick, , États-Unis / Canada, 1998, 172 min; Robert Clem, Company K, États-Unis, 2004, 102 min; Damien Odoul, La Peur, France/Canada, 2015, 93 min.. Plusieurs de ces films s’imposèrent rapidement comme des incontournables du genre —nous pensons, par exemple, à All Quiet in the Western Front de Lewis Milestone, mais aussi à Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, Born on the Fourth of July d’Oliver Stone et The Thin Red Line de Terrence Malick. En plus d’obtenir un grand succès commercial12Born on the Fourth of July a remporté, par exemple, cent soixante et un millions au box-office depuis sa sortie en salle en 1989. (Box Office Mojo), ceux-ci accumulèrent les distinctions13En 1930, le film de Lewis Milestone remportait l’Oscar du meilleur film et de la meilleure réalisation; en 1990, le film de Stone récoltait de nombreux prix —parmi lesquels l’Oscar et le Golden Globe pour la meilleure réalisation, le Golden Globe du meilleur film dramatique et le Golden Globe du meilleur scénario (qu’il remporte conjointement avec Ron Kovic); finalement, Terrence Malick se voyait, entre autres, attribuer l’Ours d’Or au Festival international du film de Berlin en 1999.. Comme l’affirme Nicolas Beaupré, les adaptations cinématographiques eurent comme effet de «démultipli[er] l’audience nationale et internationale de la littérature de guerre». (Beaupré, 2011: 45). Ainsi transposés, les romans des écrivains-vétérans devenaient accessibles à un plus large public et jouissaient du même coup d’une vitrine promotionnelle non négligeable14Lors de notre dépouillement de la base de données WorldCat, nous avons observé que The Short Timers, de Gustav Hasford, et Born on the Fourth of July, de Ron Kovic, profitèrent d’un regain éditorial après la parution des films de Stanley Kubrick et d’Oliver Stone. Nous avons aussi remarqué que trois des cinq romans possédant le plus grand nombre d’éditions et de rééditions ont été adaptés au cinéma: il s’agit d’À l’Ouest rien de nouveau, de The Thin Red Line et de Battle Cry. Les deux premiers ont d’ailleurs été adaptés à deux reprises. The Things They Carried, qui occupe la cinquième place des traductions et des éditions/rééditions, est en production au moment de publier le texte..

Si le «discours vétéran» s’orchestra d’abord dans les romans de guerre, il en vint rapidement à s’immiscer dans les œuvres cinématographiques et télévisuelles, tout en influençant grandement le travail de nombreux historiens15Au tournant du siècle, les productions littéraires et cinématographiques ont été grandement influencées par l’approche culturaliste qui s’est imposée dans le milieu historique, et tout particulièrement dans les recherches portant sur la Première Guerre mondiale. En effet, nombre d’historiens, qui ne comptaient pas parmi les moins influents, s’intéressèrent, pour la première fois, à l’expérience des combattants, se penchant de plus près sur l’expérience de la violence et les souffrances physiques et psychologiques ressenties par les combattants. Toutefois, comme l’indique Christophe Prochasson, «[l]’histoire dite “culturelle” de la guerre […] a encouragé les lectures empathiques, passionnées et compassionnelles du conflit et dérouté parfois l’intelligence historique». (Prochasson: 31). Ainsi, les historiens en sont-ils venus, dans une large mesure, à présenter les combattants comme des victimes et à imposer le témoignage comme une source incontestable de vérité. Quoi qu’il en soit, il nous semble que ce recentrage de l’histoire des conflits autour de l’expérience des combattants n’est pas étranger au regain d’intérêt que suscitent les témoignages de combattants depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Notons aussi que les festivités de commémorations des différents conflits ont contribué à promouvoir la parole des combattants en engendrant, chaque fois, une importante activité éditoriale, télévisuelle et cinématographique —en témoignent les festivités commémoratives qui se déroulèrent en Europe en novembre 1998 et entre 2014 et 2018. Au cours des années, le «discours vétéran» trouva de nouvelles niches (cinéma, télévision, théâtre, bande dessinée, jeux de société et jeux vidéo) et inspira des créateurs de tous les horizons, proposant ainsi une alternative aux représentations épiques ou romantiques de l’expérience guerrière.

Bref, la parole des vétérans s’est progressivement imposée au sein des sociétés occidentales, et ce, jusqu’à transformer notre façon de concevoir et de raconter la guerre. Le «discours vétéran» élaboré dans les romans de guerre a permis à la mémoire collective de la diaspora des vétérans d’influencer, jusqu’à un certain point, les mémoires collectives des sociétés occidentales. Nous soutenons donc qu’il existe une manière de dire l’expérience guerrière propre aux vétérans du XXe siècle, et que cette manière de dire transcende les spécificités des différents conflits du siècle dernier, en dépit des nuances à apporter aux contextes historiques et culturels dans lesquels émergent leurs discours (discours des associations / discours vétéran). Bien que le «discours vétéran» se soit tout particulièrement imposé avec force au cours du siècle dernier, et qu’il ait contribué à éveiller la méfiance des masses face aux discours officiels, il n’est pas parvenu à invalider et à supplanter les représentations traditionnelles de la guerre véhiculées par la tradition épique. Les représentations traditionnelles de la guerre sont toujours opérantes au sein des institutions et de la population. Deux conceptions incompatibles sont donc appelées à cohabiter. Se trouvant dans l’impossibilité de se hisser au rang de stratégie au sens où l’entend Michel de Certeau, le «discours vétéran» est condamné au rang de tactique. Puisqu’il n’a pas de lieu propre où s’instituer, il ne lui reste plus qu’à utiliser celui de l’autre. Il s’inscrit par conséquent en porte-à-faux avec les discours officiels et la tradition épique sans lesquels il semble ne pouvoir être envisageable.

 

Bibliographie

Essais

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Romans

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DRIEU LA ROCHELLE, Pierre. 1934. La comédie de Charleroi. Paris: Le Livre de Poche, 316p.

HASFORD, Gustav. 1988. The Short Timers. New York: Bantam Books, 180p.

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O’BRIEN, Tim. 1990. The Things They Carried. Boston: Houghton Mifflin / Seymour Lawrence, 273p.

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URIS, Leon. 2005 [1953]. Battle Cry. New York: Avon Books, 694p.

 

Films

BERNARD, Raymond. 1932. Les Croix de bois. France, 152min.

CLEM, Rogert. 2004. Company K. États-Unis, 102min.

DUNNE, Philip. 1958. In Love and War (The Big War). États-Unis, 111min.

KUBRICK, Stanley. 1987. Full Metal Jacket (The Short Timers). États-Unis / Royaume-Uni, 116min.

MALICK, Terrence. 1998. The Thin Red Line. États-Unis, 172min.

MANN, Delbert. 1979. All Quiet on the Western Front. États-Unis/Royaume-Uni, 150min.

MARTON, Andrew. 1964. The Thin Red Line. États-Unis, 94min.

MILESTONE, Lewis. 1930. All Quiet on the Western Front. États-Unis, 152min.

ODOUL, Damien. 2015. La Peur, France/Canada, 93min.

STONE, Oliver. 1989. Born on the Fourth of July, États-Unis, 145min.

WALSH, Raoul. 1955. Battle Cry, États-Unis, 140min.

  • 1
    Nous reprenons dans cet article certains éléments et concepts abordés dans notre thèse de doctorat. (Boulanger, 2022)
  • 2
    Pendant l’entre-deux-guerres, le mouvement combattant français regroupait un peu plus de trois millions d’adhérents, soit le quart de l’électorat français de l’époque. (Prost: 100).
  • 3
    Nous utilisons ici le terme «sociabilité» au sens où l’entend Georg Simmel, c’est-à-dire comme un cercle social égalitaire qui ne vise pas une finalité, et au sein duquel les individus sont unis par «un lien de réciprocité libéré de toute contrainte». (Rivière: 212) Voir aussi (Renou: 543, 545).
  • 4
    En témoigne, par exemple, l’histoire des vétérans français depuis le Moyen Âge jusqu’au XXe siècle, en particulier leurs luttes pour l’obtention d’une reconnaissance officielle et des droits à dédommagement. (Bois; Petiteau; Prost).
  • 5
    Les vétérans sont persuadés que leur expérience leur confère une légitimité historique et la responsabilité de lutter pour faire entendre la vérité sur la guerre et ainsi contribuer à améliorer leur société.
  • 6
    Au début des années soixante-dix, l’association Vietnam Veterans Against the War, avec l’aide des psychiatres Robert Jay Lifton et Chaim F. Shatan, mettait sur pied des groupes d’entraide destinés aux vétérans de la guerre du Vietnam. Ces rap groups, composés d’une douzaine de vétérans et de quatre professionnels (psychiatres, psychologues ou psychanalystes), adoptèrent rapidement la politique de la porte ouverte. Les vétérans étaient libres de venir et de partir à leur guise. Toutefois, chacun devait y livrer son histoire. Il s’agissait de se raconter et d’écouter les autres se raconter de manière à se découvrir et à retrouver le fil de leur existence. L’acte même de raconter devait leur permettre de comprendre comment leur expérience guerrière et leur état psychologique actuel étaient intimement reliés. (Voir Lifton; Haley).
  • 7
    Nous empruntons ici les expressions «braconner» et «bricoler» à Michel de Certeau. Elles sont liées aux termes «stratégie» et «tactique» qui jouent un rôle de premier ordre dans la pensée de Michel de Certeau, qui les définit ainsi: «J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (les clients ou les concurrents, les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs et objets de la recherche, etc.).» Les tactiques seraient, quant à elles, «déterminée[s] par l’absence de pouvoir» et «n’aurai[ent] pour lieu que celui de l’autre»: dans ces conditions, la parole du plus faible utiliserait la parole du plus fort (en la trafiquant, en la bricolant ou en la détournant) pour consolider sa position. (Certeau: 59,60,62)
  • 8
    Nous demeurons toutefois conscients des limites de la méthode employée: d’abord, à cause du caractère partiel de la base de données; ensuite, parce que, pour des raisons de politiques d’acquisition, il s’avère impossible que toutes les éditions aient été acquises par des bibliothèques; et, finalement, parce que, pour des raisons de politiques de conservation, certaines éditions ont fort probablement été retirées des rayons au cours des années. Cependant, malgré son caractère lacunaire, la méthode nous permet, dans une certaine mesure, d’observer le rayonnement des œuvres à l’étude et de dresser des tendances en ce qui a trait aux pratiques éditoriales.
  • 9
    Rappelons toutefois que l’édition originale, tirée à cinq cents exemplaires en 1929, était destinée au cercle privé de l’auteur.
  • 10
    Lewis Milestone, All Quiet on the Western Front, États-Unis, 1930, 152 min; Raymond Bernard, Les Croix de bois, France, 1932, 132 min.
  • 11
    Outre Milestone, il s’agit de: Raoul Walsh, Battle Cry, États-Unis, 1955, 140 min; Philip Dunn, In Love and War (The Big War), États-Unis, 1958, 11 min; Andrew Marton, The Thin Red Line, États-Unis, 1964, 94 min; Delbert Mann, All Quiet on the Western Front, États-Unis/Royaume-Uni, 1979, 150 min; Stanley Kubrick, Full Metal Jacket (The Short Timers), États-Unis / Royaume-Uni, 1987, 116 min; Oliver Stone, Born on the Fourth of July, États-Unis, 1989, 145 min; Terrence Malick, , États-Unis / Canada, 1998, 172 min; Robert Clem, Company K, États-Unis, 2004, 102 min; Damien Odoul, La Peur, France/Canada, 2015, 93 min.
  • 12
    Born on the Fourth of July a remporté, par exemple, cent soixante et un millions au box-office depuis sa sortie en salle en 1989. (Box Office Mojo)
  • 13
    En 1930, le film de Lewis Milestone remportait l’Oscar du meilleur film et de la meilleure réalisation; en 1990, le film de Stone récoltait de nombreux prix —parmi lesquels l’Oscar et le Golden Globe pour la meilleure réalisation, le Golden Globe du meilleur film dramatique et le Golden Globe du meilleur scénario (qu’il remporte conjointement avec Ron Kovic); finalement, Terrence Malick se voyait, entre autres, attribuer l’Ours d’Or au Festival international du film de Berlin en 1999.
  • 14
    Lors de notre dépouillement de la base de données WorldCat, nous avons observé que The Short Timers, de Gustav Hasford, et Born on the Fourth of July, de Ron Kovic, profitèrent d’un regain éditorial après la parution des films de Stanley Kubrick et d’Oliver Stone. Nous avons aussi remarqué que trois des cinq romans possédant le plus grand nombre d’éditions et de rééditions ont été adaptés au cinéma: il s’agit d’À l’Ouest rien de nouveau, de The Thin Red Line et de Battle Cry. Les deux premiers ont d’ailleurs été adaptés à deux reprises. The Things They Carried, qui occupe la cinquième place des traductions et des éditions/rééditions, est en production au moment de publier le texte.
  • 15
    Au tournant du siècle, les productions littéraires et cinématographiques ont été grandement influencées par l’approche culturaliste qui s’est imposée dans le milieu historique, et tout particulièrement dans les recherches portant sur la Première Guerre mondiale. En effet, nombre d’historiens, qui ne comptaient pas parmi les moins influents, s’intéressèrent, pour la première fois, à l’expérience des combattants, se penchant de plus près sur l’expérience de la violence et les souffrances physiques et psychologiques ressenties par les combattants. Toutefois, comme l’indique Christophe Prochasson, «[l]’histoire dite “culturelle” de la guerre […] a encouragé les lectures empathiques, passionnées et compassionnelles du conflit et dérouté parfois l’intelligence historique». (Prochasson: 31)
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