Hors collection, 01/01/2016

Manger l’autre pour se découvrir, chez Simone de Beauvoir et Françoise Sagan

Tiphaine Martin
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Les fruits de la vie la vigne et le pêcher
Le péché d’où la feuille de vigne
Oh le doux péché
Oh la belle grappe
— Pierre Boussereau, Chef cuisinier du restaurant «Le Jardin Gourmand» à Auxerre (Yonne, Bourgogne).

Le lien entre alcool et amour, nourriture et assouvissement du désir, est ancien et reconnu par les écrivains depuis l’Antiquité. Au vingtième siècle, Simone de Beauvoir et Françoise Sagan ont abondamment mis en scène des personnages qui boivent, mangent, se séduisent et font l’amour après avoir quitté la table. Pour leurs héroïnes, l’alcool et les mets sont le passage obligé avant l’amour. Par ailleurs, le voyage et le dépaysement sont l’occasion de rencontres multiples.

Le voyage est l’occasion de se confronter à des cultures différentes de la sienne, à d’autres personnes, mais il offre également l’opportunité de découvrir des facettes de sa propre personnalité. Or, quelle plus belle expérience que de partager le pain et le vin avec un séduisant inconnu, puis son lit? Comme le déclare Carline Benjo dans la revue Vertigo: «(…) si l’on en juge par la collusion entre le vocabulaire amoureux et culinaire, on s’entre-dévore le plus souvent au lit tandis qu’on fait l’amour à table.» (1992: 50). Dans L’Invitée et dans Les Mandarins de Simone de Beauvoir, ainsi que dans La Femme fardée, Un certain sourire et Un profil perdu de Françoise Sagan, les héroïnes Françoise, Anne, Nadine, et Clarisse, Dominique et Josée, commencent par manger et boire en face d’hommes avant de vivre une passion avec eux. Lorsqu’elles refusent de manger, ou que leur repas se déroule mal en présence d’hommes, c’est que leur compagnon de table n’est pas leur compagnon de lit, et qu’il ne le deviendra jamais. Nous aimerions nous interroger sur la mise en scène du passage de la chère à la chair, sur ce qu’elle nous apprend des héroïnes. Nous examinerons également de quelles chères/ chairs il s’agit. Tristes ou heureuses? Tout d’abord, nous étudierons les scènes où se trouvent réunis voyage, nourriture, et sexualité. Puis, nous nous demanderons quel statut accorder à la nourriture: simple moyen de reconstitution après un effort physique (marche, nage), ou véritable appui de la séduction? Enfin, nous questionnerons le rapport entre la nourriture, le corps de l’autre, et le corps des héroïnes, ou comment les héroïnes construisent une image de leur propre chair d’après leur contact avec le corps de l’autre.

Des femmes qui voyagent

Les héroïnes de Simone de Beauvoir et de Françoise Sagan que nous avons choisies partent toutes en voyage. Françoise Miquel, assistante du metteur en scène de théâtre Pierre Labrouste (qui est son compagnon), marche dans les Alpes avec son ami Gerbert au chapitre VIII de L’Invitée (Beauvoir, 1943: 445-462), la psychanalyste Anne Dubreuilh découvre les États-Unis et l’Amérique du Sud dans la seconde partie des Mandarins en compagnie du couple de Myriam et Philipp Davies et de l’écrivain Lewis Brogan (Beauvoir, 1954 [2]: 13-59). Sa fille Nadine va au Portugal avec son amant Henri Perron, un ami de ses parents (Beauvoir, 1954 [1]: 143-160). Clarisse Lethuillier, la «femme fardée», grande bourgeoise alcoolique, part en croisière avec son mari Eric, directeur d’un journal de gauche tendance caviar, et finit le voyage avec Julien Peyrat, un séduisant faussaire. Dans Un certain sourire, l’étudiante en droit Dominique se rend sur la Côte d’Azur avec Luc, l’«oncle voyageur» de son ex-petit ami Bernard (Sagan, 1956: 91-121). La charmante désœuvrée Josée Ash va, comme Anne et Nadine, à la campagne (Beauvoir, 1954 [1]: 84-93, 131 (Nadine), 111-125 (Anne); Sagan, 1974: 131-138, 154-155) et voyage aussi dans Paris (Sagan, 1974: 110-114, 146), à la recherche de son «profil perdu», c’est-à-dire d’elle-même, mais aussi de Louis Dalet, un vétérinaire, frère d’un des collègues de la revue d’art où elle travaille après sa séparation d’avec Alan, son mari américain. Josée part avec le milliardaire Julius A. Cram, qui l’a aidée à fuir son mari trop possessif et jaloux et qui lui a trouvé sur-le-champ un emploi et un appartement, pendant quelques jours à Nassau, où elle se laisse séduire par le pianiste de l’hôtel où ils résident (ibid.: 89-97). Nous inclurons la capitale, lieu de résidence de ces héroïnes, dans la catégorie des voyages, car les moments où érotisme et gourmandise sont liés sont des moments à part, clos sur eux-mêmes et coupés du quotidien.

Le but premier de ces déplacements n’est pas uniquement amoureux. Si Anne peut découvrir avec émerveillement les États-Unis, c’est parce qu’elle est y invitée à faire des conférences de psychanalyse (Beauvoir, 1956 [2]: 9). Lorsque Françoise et Gerbert partent en randonnée, il n’est question que d’amitié entre eux. Quand Josée s’envole vers les Bahamas avec Julius, elle le considère comme un simple protecteur.

Dans tous les cas qui nous préoccupent, les scènes où consommer de la nourriture et diverses boissons alcoolisées précèdent la consommation du désir et se déroulent entre deux personnages qui sont soit mariés à d’autres, soit en couple sans être mariés, soit ayant un attachement autre. Cependant, il ne s’agit pas d’adultères banals, la découverte de l’autre pendant le voyage peut conduire à la constitution d’un nouveau couple, fût-il éphémère.

Françoise désire Gerbert depuis plus d’un an quand elle lui propose de partir ensemble vers «des cimes neigeuses, des pins ensoleillés, des auberges, des routes (…)» (Beauvoir, 1943: 437). Leurs agapes dans un café dans la montagne sont frugales, mais roboratives: vin rouge, soupe, pain, omelette de pommes de terre, «bœuf bouilli entouré de légumes» (ibid.: 448-454). Après avoir passé un moment à parler amour et amitié, en buvant du vin, ils se rendent dans la grange du café, guidée par la fermière (ibid.: 455). Après un échange de répliques anodines, Françoise se jette à l’eau: «Je riais en me demandant quelle tête vous feriez, vous qui n’aimez pas les complications, si je vous proposais de coucher avec moi.» (ibid.: 458). Et Gerbert de répondre: «Je croyais que vous pensiez que j’avais envie de vous embrasser et que je n’osais pas (…). J’aimerais vous embrasser.» (ibid.: 458, 460). C’est ainsi que: «Il posa sur sa bouche des lèvres chaudes et elle sentit son corps qui se collait étroitement au sien.» (ibid.: 462). Le vin a été un des moyens de la libération de l’inhibition des deux personnages, même si Françoise refuse l’alibi de l’ivresse pour faire sa proposition à Gerbert.

Il en est de même pour Anne et Nadine, chacune de leur côté. Lors du premier séjour d’Anne à Chicago, sa conquête par Lewis1Patronyme semblant sortir tout droit du Lewis et Irène de Paul Morand, un des auteurs appréciés par Beauvoir. échoue. Pourtant, ils sont allés dans deux bars et ont mangé une pizza italienne, mais Anne ne se laisse pas embrasser à la fin de la soirée. C’est la troisième fois dans Les Mandarins qu’Anne refuse de passer à l’acte. À Paris, elle a renoncé à coucher avec Henri Perron après une soirée alcoolisée fêtant la fin de la Seconde Guerre mondiale (Beauvoir, 1954 [1]: 324) et elle a refusé de réitérer son échec d’une nuit avec l’intellectuel Scriassine (ibid.: 128). Dans ce dernier cas, boire de l’alcool et manger ensemble n’a pas abouti à une nuit réussie (ibid.: 111-125). Comme Anne l’analyse (ibid.: 128): «Je m’étais couchée dans ce lit par curiosité, par défi, par fatigue, et pour me prouver je ne savais trop quoi (…).» Après son premier séjour à Chicago, elle désire un homme marié, Philipp, qui refuse finalement de tromper son épouse, malgré quelques verres de whisky et quelques baisers échangés dans sa maison de campagne à Hartford (Beauvoir, 1954 [2]: 19-20). Sa décision de revoir Lewis a un effet bénéfique puisque cette fois-là, après de nombreux verres bus ensemble et un dîner dans un «vieux restaurant allemand» (ibid.: 33), ils vont chez Lewis: «Des cheveux aux orteils, ses mains m’apprenaient par cœur.» (ibid.: 39). Puis ce seront les voyages à travers les États-Unis et l’Amérique du Sud, avec toujours les repas suivis de nuits amoureuses. Pour Lewis, le plus important est de faire l’amour avec Anne:

Il me plaqua contre lui: Je vous veux. (…) Quand nous fûmes nus, peau contre peau, il dit d’une voix joyeuse:
– Voilà nos plus beaux voyages!
(…) il ne se sentait plus du tout perdu; il était bien là où il était, dans mon corps. Et je n’étais plus inquiète. (Ibid.: 238)

Manger l’autre est plus important que de découvrir de nouveaux paysages ou de nouvelles nourritures. Pour Nadine, c’est d’abord l’alcool qui est important, puisqu’il lui permet «d’avoir [Henri]», comme elle le lui déclare lorsque celui-ci se réveille dans la chambre d’hôtel où elle l’a fait monter après leur soirée au restaurant puis dans un strip-tease (Beauvoir, 1954 [1]: 84-93). Le séjour au Portugal est l’occasion d’une véritable jouissance gustative pour Nadine, ce qui blesse Henri dans son orgueil masculin:

(…) il entendit le cri de Nadine: “Oh!” C’était un gémissement passionné qu’il avait en vain cherché à lui arracher par ses caresses.
– Oh! regarde!
Au bord de la route, près d’une maison incendiée, était dressé un éventaire: des oranges, des bananes, du chocolat; Nadine s’élança, elle saisit deux oranges et en tendit une à Henri (…). (Ibid.: 141)2Cf. Beauvoir, S. de, Les Mandarins. I, op. cit., p. 28: Henri dit à Nadine qu’il lui rapportera des oranges du Portugal.

Rappelons que la scène se passe en 1945 et que Nadine, comme tous les Français, sort d’une période de cinq années de frustrations et de rationnement. Nadine finit par partager son plaisir avec son amant, comme lorsqu’il l’emmène manger avec lui dans Paris (ibid.: 131), mais celui-ci n’en est pas l’initiateur. Le rapport entre Nadine, Henri, le voyage et la nourriture est variable, car les deux scènes sexuelles qui sont décrites ensuite ont en commun le refus de nourriture. Ce refus suscite autant la gaieté amoureuse de Nadine (ibid.: 143-144) que sa rancœur contre Henri qui refuse de faire l’amour avec elle sur une plage (ibid.: 152, 157-158). Henri est réduit à l’état d’objet, de moyen pour bien manger et bien boire, et éventuellement pour faire l’amour.

Dans La Femme fardée, c’est à l’occasion du premier dîner des passagers de la classe «de luxe» que Julien commence à désirer Clarisse, dont il ne remarque d’abord que le profil et les mains, puis le «parfum [qui était celui] d’un corps de femme» (Sagan, 1981 [1]: 65). Puis il devient le pourvoyeur d’alcool de Clarisse, puis son amant, non parce que Clarisse lui est reconnaissante de ses services, mais parce qu’elle est tombée amoureuse de lui, poussée par le sadisme de son époux qui la fait pleurer. Après une valse-hésitation de sa part, elle se retrouve dans le lit de Julien, et ils envisagent progressivement de faire leur vie ensemble. Avant de quitter le navire, ils prennent un ultime repas avec les autres passagers, double inversé du premier:

Elle pérorait, elle riait, elle semblait au comble du bonheur. Et Julien la buvait des yeux. (…) Elle allait continuer à boire, peut-être, et Julien continuer à jouer, mais elle ne s’enivrerait pas et il ne tricherait plus n’ayant vraiment plus de raisons de le faire ni l’un ni l’autre. (Sagan, 1981 [2]: 279)

L’alcool crée le lien amoureux, en facilitant les premières approches corporelles, plus que la nourriture, qui n’est que le prétexte de la rencontre initiale.

Pour Dominique, le désir de Luc à son égard est clairement exprimé dans un bar après un dîner dans une boîte de nuit parisienne, le Sonny’s: «Sur ce, dit Luc, si je pouvais avoir une aventure avec vous, ça me plairait beaucoup.» (Sagan, 1956: 33). Il l’embrasse quelque temps après, lors d’un week-end dans sa famille, où Dominique se trouve avec Bertrand, et Luc avec Françoise. Plusieurs mois après, une fois ses examens de droit passés, elle le rejoint en Avignon, puis ils vont à Cannes en voiture. Là aussi, des verres et un dîner précèdent l’amour. Ils passent des vacances délicieusement épuisantes:

Nous étions devenus très bronzés, avec une mine un peu défaite à force de nuits passées dans ce bar à parler, à boire, à attendre l’aube (…). Nous rentrions alors, saluions le même garçon assoupi, et Luc me prenait dans ses bras, m’aimait dans un demi-vertige de fatigue. Nous nous réveillions à midi pour le bain. (Ibid.: 104)

Comme chacune des héroïnes, Dominique a besoin d’alcool pour se dérider et trouver son chemin vers le corps de l’autre. De retour à Paris, les deux amants se voient à l’hôtel (ibid.: 143-148, 157-158), dans un bar (ibid.: 157) et au Bois avant le départ de Luc pour les Etats-Unis (ibid.: 160-163) qui sonne le glas de leur aventure: «J’étais rompue. Il m’appela le lendemain, le surlendemain. Le jour de son départ, j’avais la grippe. (…) Il m’écrirait.» (ibid.: 163). Le corps de Dominique répond immédiatement à la rupture par un abattement physique. Finalement, elle guérit de tout, grippe et amour: «J’étais une femme qui avait aimé un homme. C’était une histoire simple; il n’y avait pas de quoi faire des grimaces.» (ibid.: 177).

C’est aussi une histoire simple que vit Josée, mais plus heureuse. Sa rencontre avec Louis se fait dans un café. Ils se retrouvent par hasard dans la boutique d’un fleuriste3Dominique y demande le prix des fleurs au chien de la fleuriste…, ils prennent un verre ensemble, il la rejoint le lendemain à son travail sous prétexte de lui offrir un chiot, ils vont ensuite chez elle. Il va faire les courses, ils dînent, ils font l’amour:

Et les mille clairons du désir sonnèrent, les mille tam-tams du sang résonnèrent dans nos veines, et les mille violons du plaisir attaquèrent leur valse pour nous. Plus tard dans la nuit (…). Le chien dormait toujours sous la table, aussi innocent que nous l’étions redevenus nous-mêmes. (Sagan, 1974: 108-114)

Il n’y aucune précision sur ce que mangent et boivent Josée et Louis, seules comptent les étapes de la séduction. C’est également ce qui se passe lorsque Didier et Josée rejoignent Louis en Sologne, où le plus important est la faim que Josée a de Louis et réciproquement (ibid.: 133-134), faim qui est assimilée, comme pour Anne et Lewis, à un trajet (ibid.: 120): «(…) je savais que nous avions des milliers d’hectares et d’hectares de campagne à parcourir, allongés l’un contre l’autre, des milliers de prairies où nous rouler (…).» Josée épouse Louis et a un enfant de lui. Son protecteur Julius succombe à une crise cardiaque, lui qui voulait la garder pour lui tout seul. Comme pour Nadine, les seules nourritures et boissons qui sont citées sont connotées de manière dépréciative et ne sont pas immédiatement suivies d’effets positifs. Il s’agit des babas au rhum que lui offre Julius lorsqu’elle se trouve en situation de crise (ibid.: 18, 66), et des deux Planters’Punch qu’elle avale avant de passer la nuit avec un pianiste à Nassau, aventure qui la laisse psychiquement insatisfaite (ibid.: 97).

Françoise, Anne, Nadine, Clarisse, Dominique et Josée ont de nombreux points communs. Leur rapport heureux à la nourriture et aux boissons est fortement lié à l’expression de sentiments amoureux et à l’estime qu’elles se portent.

Nourriture de reconstitution ou nourriture amoureuse?

Le cœur et le corps fonctionnent de concert, mais pas uniquement comme lien entre le siège des sentiments et l’estomac. Comment préparer la dégustation du corps de l’autre? Quelles sont les modalités pour que survienne le goût pour l’autre? Quelles boissons et quelles nourritures sont essentielles? Chez Beauvoir comme chez Sagan, c’est d’abord une question de boisson. Les scènes de nourriture succèdent aux scènes d’effort physique, et préparent les scènes de sexualité. Le repas est une pause, mais aussi une étape importante dans la découverte de l’autre. Après la fatigue du sport (randonnée dans L’Invitée, marches dans les villes et les sites archéologiques dans Les Mandarins, natation dans Un certain sourire et La Femme fardée), rien de mieux que de prendre un verre en bonne compagnie. L’alcool sert à créer une complicité entre les personnages, dans le sens de l’hospitalité antique. Comme le déclare Florence Dupont: «En Homérie, les hommes viennent chercher dans les banquets un plaisir particulier fait de douceur, de chaleur et de réconfort.» (Dupont, 1990: 19). Cette tradition du partage du pain, des viandes et du vin (idem) irrigue notre civilisation, se retrouve dans le contexte amoureux. L’alcool, le café et le chocolat coulent à flots entre les personnages: vin rouge pour Françoise et Gerbert; champagne pour Henri et Nadine à Paris, chocolat et vin au Portugal; martini, whiskies et cafés pour Anne et Scriassine; bourbon, ginger ale, whisky avant pour Anne et Lewis, et café après, mais aussi martinis, bière, tequila, vin blanc, whisky encore et encore; dry, whisky et autres pour Clarisse et Julien; whisky pour Dominique et Luc; vodka, chocolat, Planters’Punch et café pour Josée, accompagnée de Julius, du pianiste de l’hôtel à Nassau, et de Louis.

Tout d’abord, n’oublions pas que nous nous trouvons dans un espace de mixité, en des temps où il n’est plus trop choquant que les femmes boivent «comme des hommes». Les écrivaines sont elles-mêmes des femmes qui aiment l’alcool, et particulièrement le whisky, la nouvelle boisson à la mode depuis les années vingt, depuis que l’Amérique a importé ses rites et ses mythes (jazz, films, boissons) de notre côté de l’Atlantique. Il n’y a donc pas de condamnation morale d’une attitude qui est réservée depuis l’Antiquité aux courtisanes et aux prostituées, aux «filles de néon» chères à Antoine Blondin (Covin, 2002: 176), pour le dire dans les termes des années cinquante. Le partage d’alcool entre femmes et hommes ne va pas de soi à l’époque où écrivent Beauvoir puis Sagan. Ceci apparaît en filigrane dans L’Invitée (1943) et dans Un certain sourire (1956), voire dans Les Mandarins (1954), où Nadine se conduit comme un homme lorsqu’elle va avec Henri au strip-tease, buvant sec et commentant le physique des danseuses. Cette attitude gêne et ennuie Henri, qui n’a pas l’impression de se trouver dans un rendez-vous galant4Par contre, Lewis est heureux de constater qu’Anne s’amuse dans le «burlesque» de Chicago où il l’emmène.. Dans le premier roman beauvoirien, Françoise s’inquiète de n’être qu’un «type» pour Gerbert (Beauvoir, 1943: 452), en référence à leur discussion sur la possibilité d’aimer une femme, pour Gerbert, car il trouve les femmes trop compliquées. De plus, il est impossible de se saouler avec elles. L’ivresse provoquée par le vin sert de prétexte à Françoise pour se lancer. Nadine s’en sert pour mettre son partenaire en position de faiblesse, le partage et la chaleur du désir sont bannis. Quant à Dominique, l’alcool est un moyen de détente (ainsi que le signe qu’elle fait partie de la génération «existentialiste»). Boire de l’alcool avec un homme pour une femme, c’est autre chose que d’enfiler verre sur verre, manière de boire réservée aux hommes. Outre la complicité, l’alcool instaure excitation et détente psychologique et physique, comme l’écrit Serge Safran à propos du vin:

Que le vin soit cependant un moyen de séduction est avéré. Qu’on se laisse surprendre ou fasse semblant, qu’il soit direct ou faux-fuyant. D’autant que le vin, presque toujours servi avec de la nourriture, se boit dans le contexte le plus convivial possible, pour l’enchantement de tous les plaisirs de bouche. Une complicité souvent s’instaure dans l’implicite. (Safran, 2009: 17)

Excitation, car le sang circule plus rapidement dans les veines, dans l’attente de la suite de la soirée, mais détente également, car la boisson est censée faire tomber des barrières morales, des interdits psychologiques. Le but n’est pas de se réveiller avec un mal de crâne carabiné, c’est de se trouver, pour les femmes, dans le lit de l’homme qu’elles ont choisi. Pour Dominique, c’est une détente, un passage obligé, comme le lui dit Luc: «Va prendre un bain et reviens boire un verre avec moi. Dans ton cas, je ne vois que le confort et l’alcool pour te dérider.» (Sagan, 1956: 95)

Les verres bus constituent le prologue nécessaire à une nuit réussie. C’est ce qui se passe pour Françoise et Gerbert, pour Anne et Lewis, Dominique et Luc, Clarisse et Julien. Leur ivresse les détend, mais, sauf pour Clarisse, elle ne suffit pas à expliquer à elle seule le passage heureux du siège de bar au lit. Mais si l’ivresse ne fait pas son effet habituel sur le cerveau, les corps s’unissent avec froideur (Anne et Scriassine, Nadine et Henri) ou avec très peu d’affection (Josée et son pianiste, ainsi qu’un critique à Paris). Si la sensualité n’arrive pas à créer de liens, c’est aussi que les corps n’ont pas partagé d’efforts physiques avant le repas, comme Josée le souligne. Son corps est fatigué de n’avoir presque rien fait:

Je ne revenais pas de jouer au tennis ou au volley-ball à Arcachon ou Hendaye, je revenais d’un hamac que m’avait offert un riche prétendant sur une plage de Nassau. (…) Mon corps ne s’était dépensé qu’une fois et ç’avait été dans l’obscurité, contre un beau pianiste. (Sagan, 1974: 103)

Ne faire que l’amour ne suffit pas, il faut aussi à la plupart des héroïnes la détente du sport en tant que tel. Ces couples font une coupure dans leur quotidien en couchant avec quelqu’un qui n’est pas leur partenaire habituel, mais c’est tout.

La détente ne provient pas du sport, mais des boissons. Nos personnages ne consomment pas beaucoup de boissons sans alcool: chocolat chaud pour Josée et Julius, et pour Nadine et Henri, café pour Josée et Louis lors de leur première rencontre, et pour Anne et Lewis lors de leur premier petit-déjeuner, jus d’orange au «goût de convalescence» pour Anne qui a retrouvé son corps (Beauvoir, 1954 [2]: 39-40). Le café, «excitant moderne» selon Balzac, ne représente à première vue qu’une forme de convivialité urbaine dans un contexte de politesse banale, d’une première rencontre pour Josée et Louis, avec Didier, frère de Louis. Cependant, le café incite à la rêverie, mais à retardement. Josée songe: «J’imaginais ses grandes mains posées sur le flanc d’un cheval et j’eus une seconde de rêverie romantique avant de me rappeler qu’il me tenait pour une gourgandine.» (Sagan, 1974: 62). Ce terme marque la distance ironique de Josée par rapport à elle-même. Le décalage temporel qu’il introduit dans le discours, entre l’époque ultra-moderne où elle se débat, et la tranquille désuétude du mode de vie de Louis (campagne, métier proche des animaux) qui lui fait penser au dix-neuvième siècle de la période romantique, c’est-à-dire une époque de sexualité sublimée et de folles passions. Notons que Didier a l’impression d’être «la duègne de deux fiancés espagnols», et qu’il propose d’alléger l’atmosphère en partageant un verre (ibid.: 133-134). Didier réveille Josée et Louis qui se sont perdus dans la contemplation l’un de l’autre. Clin d’œil aux drames de Victor Hugo? Josée nie immédiatement cette interprétation de sa situation, car sa réserve corporelle apparente, ainsi que celle de Louis, n’est que la surface de leur passion, tant psychique que physique (ibid.: 134). Didier réagit selon les codes sociaux du vingtième siècle en proposant à boire et à manger, tandis que son frère et Josée sont plongés dans leur monde romantique (quinzième ou dix-neuvième siècle, au choix), monde où n’existent que la faim et la soif de l’autre. Ce n’est pas le romantisme désincarné auquel Didier fait implicitement allusion, mais le romantisme des Dumas, Hugo et autres Claudel, un romantisme de passion charnelle brûlante (mais qui n’est pas souvent consommée) qui est assouvie par les personnages de Sagan en toute simplicité, du moment que leur compagnon leur plaît.

Bien au contraire, ni Nadine ni Josée ne se sentent «como agua para chocolate» sous le regard d’Henri et de Julius. Ni l’un ni l’autre ne provoquent ce bouillonnement émotionnel et charnel que Pedro provoque en plongeant son regard dans celui de Tita dans le roman de Laura Esquivel, qui se sent comme du chocolat sur lequel on verse l’eau bouillante qui servira à faire une excellente boisson. Le chocolat, boisson lourdement sexuelle (Safran, 2009, 23-44), est refusé par Nadine et par Josée. Pour Nadine, c’est le souvenir de son petit ami Diego, un Juif espagnol tué par les Allemands, qui s’interpose entre la douceur du chocolat portugais et elle. Nadine ne peut avaler, littéralement, le chocolat, car le souvenir de Diego, celui des glaces, tartes, sardines, huîtres, frites et steaks qu’ils ont mangés ensemble au marché noir à Paris (Beauvoir, 1954 [1]: 45) surgissent:

(…) le sang se retira de son visage.  «Je ne peux pas», dit-elle; elle ajouta sur un ton d’excuse: «Mon estomac n’a plus l’habitude.» Mais son malaise n’était pas venu de son estomac; elle avait pensé à quelque chose ou à quelqu’un. (Ibid.: 144)

Lisbonne n’efface pas Paris, ni l’espace portugais l’espace ibérique, lieu natal de Diego, ni l’opulence de cette pâtisserie fréquentée par les riches Portugais (laïcs et cléricaux). Si la séance de sexe qu’elle accomplit juste après avec Henri se passe bien5L’expression «faire du sexe» passe mal en français, contrairement à l’italien, mais c’est de cela qu’il s’agit: le cœur n’a aucune part en cette affaire., malgré les doutes de son partenaire quant au plaisir réel qu’elle prend, c’est parce qu’elle s’est lavée en rentrant à l’hôtel. La purification corporelle, qu’elle effectue aussi sur Henri en le lavant avec un gant de crin, la lave de son passé. Sa frigidité ne disparaît pas totalement. Celle-ci est enfouie en elle depuis trop longtemps pour qu’elle puisse prendre un plaisir réel à faire l’amour avec son amant. Lorsqu’elle refuse à nouveau de boire et de manger en compagnie d’Henri, car elle ne peut rien avaler devant des enfants portugais affamés6Cf. une situation similaire in Tennessee Williams, Soudain l’été dernier (1958), 10/18, 1995, pages 80, 81, 85-86, 87, 88-89 et a scène dans le film de Joseph L. Manckiewicz (1959)., elle s’offre en compensation sur une plage déserte. Henri refuse de céder à son désir, car il est las de coucher avec une femme frigide, tout en comprenant ses raisons (manque de confiance en elle, mort de Diego). Dans ces deux scènes, repousser le boire et le manger signe le refus de Nadine de partager un moment agréable avec Henri, de répéter avec lui des moments vécus avec Diego.

La scène où Josée va rejoindre Julius dans le salon de thé «Le Salina7En référence au prince Salina, le Guépard de Lampedusa (1958) immortalisé à l’écran par Burt Lancaster dans le film de Visconti (1963)? Lui est un véritable gentleman…» pourrait presque être le décalque de la scène portugaise des Mandarins, puisque Josée refuse de consommer quoi que ce soit avec Julius, et certainement pas du thé et des gâteaux, même alcoolisés. À cet instant, Josée est encore sous la coupe de son mari américain Alan. Julius lui a d’abord offert une vodka lors d’un vernissage où ils se sont rencontrés, manière banale de faire connaissance, et bouée de sauvetage pour une Josée réduite aux sardines et autres conserves, puisque son tendre époux la séquestre. Au salon de thé, c’est Julius qui prend la situation en main, en commandant un thé et un baba au rhum pour Josée, ce qu’il fera à nouveau lors de leur seconde rencontre dans ce même lieu, trois mois plus tard:

(…) il m’avait d’ores et déjà commandé un baba au rhum. De même que, si je l’avais laissé faire, il m’eût commandé dans tous les restaurants le grappe-fruit et l’entrecôte que j’avais demandés la première fois. (Sagan, 1974: 66)

La répétition des plats et des boissons marque l’assujettissement de Josée à Julius, elle rappelle ce que Josée doit à Julius (une liberté surveillée loin de son mari), mais également la situation de faiblesse qui était la sienne lorsqu’ils se sont rencontrés. Le chocolat et le baba au rhum (l’alcool toujours) sont aussi des instruments de séduction. Ces tentatives tournent court, car Josée n’aime pas les sucreries: «J’entamai le baba, mais du bout des dents, et je m’en félicitai. J’ai toujours eu horreur des gâteaux.» (ibid.: 18). Julius a commis une erreur d’interprétation, en pensant que toutes les femmes aimaient le sucré, selon le partage traditionnel entre le salé (masculin) et le sucré (féminin). Si Nadine couche avec Henri, Josée ne l’envisage même pas avec Julius, non seulement à cause de l’âge canonique du milliardaire, mais également parce qu’elle le considère comme un sauveur purement intéressé à faire le bien (ibid.: 198«Le moindre aspect de sexualité était incompatible avec l’aspect, la voix, la peau de Julius A. Cram. Je me demandais ce qui faisait sa force en ce bas monde puisqu’il semblait privé des deux principaux ressorts des êtres humains en général: la vanité et la sexualité.»), comme une sorte de chevalier des temps modernes au grand cœur, un «protecteur au sens noble du terme», comme elle se plaît à se le répéter9«Il était vraiment, en trois mois, devenu au sens noble du terme un protecteur.». Symboliquement, mordiller le baba est l’équivalent parisien d’aller à Nassau avec Julius: Josée prête sa présence, goûte poliment les dons de Julius et accepte son aide pour se séparer d’Alan (le pianiste faisant partie du lot), mais pas plus.

Pour nos héroïnes, il n’y a donc pas forcément besoin de manger avant de s’étendre en galante compagnie, l’alcool et le désir pour l’autre suffisent souvent comme séductions. Cependant, les personnages éprouvent parfois l’envie de prendre des forces avant d’aller batifoler.

Nos héroïnes ne picorent pas, ne pignochent pas, elles s’attaquent «gaillardement» (comme des gars, donc) aux plats. Loin d’elles l’idée de faire la moue devant un bon plat, et de se contenter de manger du bout des dents la feuille de salade qui accompagne l’assiette de viande, par exemple. Nous avons pu constater le refus des sucreries chez Josée et chez Nadine, mais pas pour les mêmes raisons. C’est Gerbert qui refuse la «confiture» que leur propose la patronne de la ferme à la fin de leur repas, mais Françoise ne fait aucun commentaire: pas de sucré pour elle non plus. Les autres personnages féminins ne refusent pas les gâteaux, ou plutôt les auteures n’en font pas mention quand elles établissent le menu de leurs personnages. Nous pouvons dire que les nourritures qu’absorbent les femmes beauvoiriennes et sagantiennes sont des nourritures bien terrestres et robustes, parfois élaborées selon leur classe sociale et l’endroit où elles se trouvent (Clarisse, lors de la croisière de luxe). Le plus souvent, les écrivaines ne décrivent pas les menus, seuls les signes du repas sont importants; il importe au lecteur de savoir que les étapes de la séduction par les papilles sont respectées, et que les héroïnes ne font pas que boire avant de coucher avec un homme. Françoise, Anne, Nadine, Dominique, Josée et Clarisse sont loin de s’assujettir à la mode de la seconde moitié du vingtième siècle, qui veut les femmes minces et anorexiques, dédaigneuses de la nourriture, mais en même temps heureuses de vivre, comme si le nouvel axiome de la société moderne était: «Il ne faut presque pas manger pour vivre (heureuse)». Mais peut-on aimer vivre sans aimer manger, sans s’aimer soi-même?

Aimer la chère/ aimer sa chair

Les personnages féminins de Beauvoir et de Sagan ne mangent pas pour compenser un manque affectif, sauf Nadine (perte de Diego). Anne ainsi que Clarisse se saoulent pour oublier qu’elles ne sont plus aimées (Anne par Lewis, Clarisse par Eric). Pas de boulimie inquiétante comme chez le personnage de Regina Lampert dans la comédie Charade10Personnage joué par Audrey Hepburn, exemple de minceur élégante contemporaine. Film de Stanley Donen (1963)., qui se gave dès qu’elle a un sujet de préoccupation. L’amour de soi est important afin de prendre plaisir au corps de l’autre et, dans un premier temps, seul l’alcool pallie le manque d’assurance psychique qui bloque l’accès à la sensualité.

Outre la nourriture réelle, il y a aussi l’autre qui est bon à manger. Les comparaisons sont nombreuses. Ainsi, dans Les Mandarins, Anne défaille en respirant Lewis: «(…) son odeur, sa chaleur me saoulaient (…).» (Beauvoir, 1954 [2]: 55). De même que Clarisse ne peut se rassasier de Julien: «Et ses lèvres [Clarisse] formèrent le nom de Julien sur son cou (…) qu’elles inondèrent de baisers avides et lents, une pluie de baisers affamés et silencieux (…).» (Sagan, 1981 [2]: 238). Et le visage de Julien s’ouvre «comme la terre», en une inversion audacieuse de la comparaison antique (Gaia, la terre féminine qui s’ouvre pour recevoir la pluie/ la semence masculine d’Ouranos, le ciel): c’est Clarisse qui offre ses baisers à Julien. Ce qui est bon dans l’autre est son odeur, sa peau, et le plus excitant, ses mains. L’odeur de l’alcool et le fumet des plats n’obscurcissent en aucun cas l’odeur de la peau de l’autre. Nous avons déjà constaté que le désir de Julien pour Clarisse commence lorsqu’il voit ses mains. Cette partie du corps de l’autre est celle qui tient la fourchette et le couteau, donc celle qui agit, sur la nourriture et sur le verre, mais aussi sur le corps de l’autre. Cette partie du corps, plutôt que les yeux par exemple, est signe de sensualité. Rappelons que Josée imagine les mains de Louis posées sur les flancs d’un cheval, facilement identifiable à elle-même puisqu’elle se voit en cheval blessé un peu plus tard en regardant un western à la télévision new-yorkaise. Et c’est effectivement le docteur Dalet11Qu’elle qualifie de «mon vétérinaire» (p. 101): vétérinaire de son futur chien, mais aussi vétérinaire d’elle-même, puisqu’elle est parfois cheval. qui lui administre des soins rapprochés, soignant la «famine de son cœur» à Paris et en Sologne. Anne se demande si elle sentira ou non les mains de Lewis sur son corps (la réponse est oui). Ces deux couples se touchent publiquement en se promenant main dans la main, exprimant le plaisir qu’ils ont à être ensemble. C’est également une approche sensorielle qui permet d’attendre de se retrouver seuls dans un lit. La peau de l’autre est bonne à manger, chair où marquer son territoire, où reconnaître son territoire, son appétit et sa dégustation par les marques faites lors de l’acte amoureux.

Une autre facette du lien entre nourriture et plaisi sont les retrouvailles avec soi-même. Anne «récupère [son] corps» avec Lewis, ce qui signifie qu’elle se sent à nouveau bien dans sa peau, contrairement à l’épisode Scriassine où elle était physiquement et psychiquement absente, où elle s’est prêtée à un jeu où son estime d’elle-même n’est pas sorti grandi, bien au contraire. Nous avons constaté que Nadine n’arrive que peu à manger et à faire l’amour avec Henri, ou alors qu’elle se concentre sur son assiette et en aucun cas sur son plaisir, ni sur celui de l’autre. Françoise n’a aucun souci de ce côté-là, de même que Dominique. Josée passe par des étapes successives avant de se sentir bien: elle quitte Alan, elle couche avec le pianiste, avant de tomber amoureuse de Louis, amour partagé donc heureux. Il en est de même pour Clarisse, que Julien doit secouer afin qu’elle prenne confiance en elle (corps et esprit):

«Aimez-vous, Clarisse, le monde est à vous! Vous comprenez? Je ne veux plus que vous soyez triste, c’est tout», conclut Julien (…)

Et Clarisse étourdie, mais vaguement réchauffée par la chaleur des mots de Julien, du corps de Julien, et par celle des Dry Martini, Clarisse (…) releva sa tête (…). (Sagan, 1981 [1]: 237)

La posture de Clarisse n’est évidemment pas anodine, c’est autant au sens propre qu’au sens figuré qu’elle relève la tête. La croisière sur le Narcissus est fructueuse, Clarisse s’est vue, comme un(e) Narcisse finalement heureux-(se), dans le miroir secourable que lui tend Julien. C’est elle qui fait le reste du chemin vers une estime complète de soi. L’entreprise de récupération de l’amour de soi passe par le partage de nourriture avec un homme, puis de son lit.

Conclusion

Ainsi, le partage de nourriture et de boisson(s) est essentiel pour qu’il y ait réalisation de la sexualité. Les héroïnes de Simone de Beauvoir et de Françoise Sagan glissent de la table au lit seulement si elles s’y sentent prêtes, ce qui ne veut pas dire qu’elles se sentent complètement à l’aise. Nous avons pu constater que le dépaysement est un élément important dans l’accomplissement de leur désir. Loin de leurs repères familiers, elles vont vers l’inconnu, d’où l’importance des étapes dans la séduction. Se trouver en voyage est important, ainsi que la pratique, même minime, d’un sport, car presque toutes ces femmes ne se sentent à l’aise que si elles ont d’abord fatigué leur corps: le corps sensuel est un corps sculpté par l’effort.

L’alcool est fondamental pour toutes, plus que tout autre type de boisson, puisqu’il fait abandonner les réflexes d’autodéfense. Mais, finalement, il n’a des effets heureux que s’il est consommé avec une certaine modération, puisque sa consommation excessive s’apparenterait à une perte totale de soi, avec, pour conséquence, le remords sans souvenir précis (qu’ai-je fait? que s’est-il véritablement passé?12Une des scènes du film indien Dilwale Dulhania Le Jayenge (1995) en montre l’aspect comique.). Côté nourriture, Françoise, Anne, Nadine, Dominique, Josée et Clarisse révèlent leur sensualité en absorbant avec appétit des aliments solides. Nadine est un cas particulier: la nourriture remplace le bien-être sexuel chez elle.

Outre le voyage, le sport, la nourriture et la boisson, le partage de lecture et de musique est important. Les héroïnes beauvoiriennes et sagantiennes évoluent dans un monde de culture et non de nature (ce qui n’empêche pas de goûter les paysages, de se plonger dans la mer). Lire et écouter de la musique est une approche de l’autre aussi sensuelle que boire et manger en sa compagnie.

Chaque personnage féminin explore le corps de son partenaire comme un monde étranger qui devient le sien. Se fondre heureusement dans l’autre permet de se retrouver soi-même et de réapprendre à s’apprécier. Le voyage en l’autre promet un retour satisfait à soi. Se connaître passe par la découverte de l’autre, et par le partage.

Bibliographie

Beauvoir, Simone (de). 1943. L’invitée. Paris: Gallimard, «Folio».

Beauvoir, Simone (de). 1954. Les Mandarins I. Paris: Gallimard, «Folio», t.1.

Beauvoir, Simone (de). 1954. Les Mandarins II. Paris: Gallimard, «Folio», t.2.

Covin, Michel. 2002. Les écrivains et l’alcool. Paris: L’Ouverture philosophique.

Dupont, Florence. 1990. Homère et Dallas: introduction à une critique anthropologique. Paris: Kimé.

Safran, Serge. 2009. L’Amour gourmand: libertinage gastronomique au XVIIIe siècle. Paris: La Musardine.

Sagan, Françoise. 1956. Un certain sourire. Paris: Le Livre de Poche.

Sagan, Françoise. 1974. Un profil perdu. Paris: J’ai Lu.

Sagan, Françoise. 1981. La Femme fardée I. Paris: Le Livre de Poche, t.1.

Sagan, Françoise. 1981. La Femme fardée II. Paris: Le Livre de Poche, t.2.

  • 1
    Patronyme semblant sortir tout droit du Lewis et Irène de Paul Morand, un des auteurs appréciés par Beauvoir.
  • 2
    Cf. Beauvoir, S. de, Les Mandarins. I, op. cit., p. 28: Henri dit à Nadine qu’il lui rapportera des oranges du Portugal.
  • 3
    Dominique y demande le prix des fleurs au chien de la fleuriste…
  • 4
    Par contre, Lewis est heureux de constater qu’Anne s’amuse dans le «burlesque» de Chicago où il l’emmène.
  • 5
    L’expression «faire du sexe» passe mal en français, contrairement à l’italien, mais c’est de cela qu’il s’agit: le cœur n’a aucune part en cette affaire.
  • 6
    Cf. une situation similaire in Tennessee Williams, Soudain l’été dernier (1958), 10/18, 1995, pages 80, 81, 85-86, 87, 88-89 et a scène dans le film de Joseph L. Manckiewicz (1959).
  • 7
    En référence au prince Salina, le Guépard de Lampedusa (1958) immortalisé à l’écran par Burt Lancaster dans le film de Visconti (1963)? Lui est un véritable gentleman…
  • 8
    «Le moindre aspect de sexualité était incompatible avec l’aspect, la voix, la peau de Julius A. Cram. Je me demandais ce qui faisait sa force en ce bas monde puisqu’il semblait privé des deux principaux ressorts des êtres humains en général: la vanité et la sexualité.»
  • 9
    «Il était vraiment, en trois mois, devenu au sens noble du terme un protecteur.»
  • 10
    Personnage joué par Audrey Hepburn, exemple de minceur élégante contemporaine. Film de Stanley Donen (1963).
  • 11
    Qu’elle qualifie de «mon vétérinaire» (p. 101): vétérinaire de son futur chien, mais aussi vétérinaire d’elle-même, puisqu’elle est parfois cheval.
  • 12
    Une des scènes du film indien Dilwale Dulhania Le Jayenge (1995) en montre l’aspect comique.
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