L’image d’apparat

De Luca, Ricardo. 2009. «Italy Gadhafi» [Photographie]
(Credit : De Luca, Ricardo)

Le 7 mars dernier, paraissait dans le Korean JoongAng Daily, en collaboration avec l’International Herald Tribune, un article  («Qaddafi: A failed ‘Lion of the Desert’») où l’auteur illustre la situation libyenne en rappelant à la mémoire du lecteur l’un des plus grands bides du cinéma hollywoodien des années 1980. La proposition n’est pas aussi surprenante qu’il n’y paraît. L’un des arguments se trouve dans l’intitulé de l’article qui reprend le titre d’une production cinématographique américano-libyenne de 1981 mettant en vedette Anthony Quinn dans le rôle d’Omar al Mukhtar, chef de la Résistance à l’occupation coloniale italienne dans les années 1930. Surnommé «Cheikh des militants», Omar al Mukhtar est connu pour avoir livré avec ses troupes une lutte acharnée contre les hommes de Mussolini. Il fut toutefois capturé et exécuté par les forces d’occupation le 16 septembre 1931. Martyre de la résistance libyenne, Omar al Mukhtar fait depuis lors l’objet de commémorations et de célébrations diverses ; un musée lui est dédié, le billet de 10 dinars est à son effigie, un pont porte son nom. L’épopée d’al Mukhtar inspire Mouammar Kadhafi qui verse 35 millions de dollars dans la production du film Lion of the Desert , une fresque historique honorant le combattant du colonialisme. Si le film est un échec commercial, la réaction de l’Italie à sa sortie mondiale n’est pas sans déplaire à Kadhafi. L’Italie bannit ce film qui lui rappelle son passé colonialiste, cela jusqu’en juin 2009, alors que Kadhafi est en visite officielle dans ce pays. L’année précédente, Sylvio Berlusconi avait officiellement présenté les excuses de l’Italie et s’était engagé à offrir un dédommagement de plusieurs milliards de dollars. L’acte de contrition de l’Italie n’a cependant pas empêché Kadhafi, dès son arrivée à Rome, de servir à son hôte une petite leçon d’histoire. Celle-ci prend appui sur un outil pédagogique de circonstance : une photographie noir et blanc, encadrée d’un ruban rouge, épinglée à l’uniforme d’apparat du dictateur.

Auteur inconnu. 2009. «Kadhafi portant la photo de Omar al Mukhtar enchaîné à un soldat italien» [Détail]

Akkad, Moustapha. 1981. Capture d’écran de «Le Lion du désert» [Film, 206 min.]
(Credit : Akkad, Moustapha)

L’image montre Omar al Mukhtar, enchaîné à un soldat italien, devant l’entrée du palais de justice où vient de se dérouler un procès des plus sommaires. Prise le 11 septembre 1931, cette photographie de propagande assimile le rebelle captif à un trophée de chasse autour duquel pose pour l’histoire un aréopage de responsables mussoliniens tout sourire. La valeur iconique de cette image n’a pas échappé aux producteurs de Lion of the Desert qui ont pris soin de reconstituer minutieusement la scène. La reconstitution historique, on le sait, procède de la survalorisation symbolique en ce qu’elle réitère le caractère insigne de la scène d’origine. Que Kadhafi ait arboré cette icône de la résistance libyenne à l’occasion de sa visite en Italie est riche d’enseignements sur les usages performatifs de l’image.

Cette pique visuelle adressée à Berlusconi ouvre une fenêtre sur le passé fasciste de l’Italie en même  temps qu’elle convertit une image de propagande colonialiste en symbole national libyen. L’exhibition de ce document visuel parmi les médailles et galons du dictateur participe d’un acte de contre-propagande qui, pour astucieux qu’il puisse paraître, ne berne personne sur les intentions de Kadhafi: forcer l’identification du dictateur au héros des années 1930. Or, au vu de l’actualité, nul doute que l’effigie de Kadhafi incarne un tout autre sentiment national.