Entrée de carnet

Le baiser

Vincent Lavoie
couverture
Article paru dans Photovigie, sous la responsabilité de Vincent Lavoie (2010)
Lam, Rich. 2011. «Riot Breaks Out After Game In Vancouver» [Photographie]

Lam, Rich. 2011. «Riot Breaks Out After Game In Vancouver» [Photographie]
(Credit : Getty Images)

Nous avons assisté la semaine dernière à la naissance d’une icône photographique. Le monument visuel en question : un cliché de Richard Lam pris le 15 juin dernier où l’on voit  « un couple qui s’embrasse durant les émeutes à Vancouver », pour reprendre la légende officielle fournie par l’agence Getty Images, propriétaire des droits de diffusion de la photographie.  Le processus de canonisation de cette photographie est des plus classiques.

Il y a tout d’abord l’emballement médiatique et populaire que suscite cette photographie, le surplus de diffusion auquel elle a droit (ce n’est pas toujours le cas), les relais qui en assurent la transmission continue (fils de presse, blogs, forums, Facebook, Twitter, … mes amis), la notoriété horizontale (Heinich) immédiatement acquise, en somme la stupéfiante viralité de sa propagation. Cela lui a conféré un statut d’exception, et l’a hissée au panthéon des moments emblématiques. Je ne serais pas surpris qu’elle obtienne un prix international en cours d’année. Nous y reviendrons le cas échéant.

Il y a ensuite le fantasme du chef-d’œuvre unique, du précieux instant, de la belle occasion et du Kairos que cette photographie paraît porter. Nous prisons ce qui est singulier. De même des médias qui, pour la plupart, n’ont reproduit que cette seule image, niant du coup l’existence des quatre autres clichés réalisés au même moment par Lam. Simple prérogative éditoriale? L’occultation des autres prises de vue constitue pourtant un formidable déni de la fabrique même de l’information visuelle qui, comme chacun sait, implique la production de séries et de séquences photographiques d’où éventuellement tirer une image d’exception. Nous comprenons mieux la genèse de ce processus d’élection en consultant le site de Getty Images où figure la séquence réalisée par le photographe. Celle-ci comprend cinq images dont deux paraissent très semblables. Le choix des rédactions s’est massivement porté sur l’une de ces dernières la désignant de facto comme l’image à plébisciter. Pourquoi l’une plutôt que l’autre? Probablement en raison de ce halo de lumière disgracieux flottant au dessus de l’épaule gauche du policier situé à l’avant-plan. Tout simplement. On a manifestement préféré l’image correspondant au numéro d’inventaire #116621443, la moins encombrées d’éléments obtus, une règle d’or afin d’assurer l’intelligibilité de l’image.

Enfin, autre symptôme de la mise en gloire de cette image, l’admission de celle-ci dans le club sélect des clichés notoires. Le prestigieux cooptage s’est en l’occurrence déroulé de la manière suivante. On a tout d’abord identifié un motif – le couple s’embrassant – que l’on s’est empressé d’inscrire dans une tradition figurative connue, allant du Baiser de Juda de Giotto jusqu’au John Lennon kissing Yoko Ono d’Annie Leibowitz, en passant par cette spectaculaire embrassade du V-Day photographiée par Alfred Eisenstadt. On doit cette amusante filiation au magazine Esquire qui, par l’effet de ces rapprochements, soustrait la photographie de Lam à sa propre actualité, au profit de son insertion dans une durée. C’est là l’un des traits de l’icône photographique que de pouvoir être facilement déboulonnée de son socle événementiel. C’est à cette condition que la photographie de presse se rapproche de l’allégorie. Un autre signalement de cette allégorisation du trope vancouverois se trouve dans son incorporation littérale à l’intérieur d’images célèbres du XXe siècle. Selon un procédé jadis pratiqué autant par les surréalistes que par les amateurs de divertissements photographiques, certains bloggeurs ont détouré le motif du couple pour ensuite le transposer…  sur la lune aux côtés de Neil Amstrong. On peut apercevoir le même couple en compagnie de Mohamed Ali lors de sa victoire contre Sonny Liston en 1965. La qualité des fréquentations iconographiques du couple montre à l’évidence que l’image a franchi les plus hauts seuils de la reconnaissance.
Auteur inconnu. Année inconnue. «Le baiser sur la lune» [Montage photographique]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Le baiser sur la lune» [Montage photographique]

Comment pour autant expliquer que parmi l’ensemble des images produites au moment des émeutes, ce soit celle-ci plus que toute autre qui ait été promue au titre d’icône? Qui a-t-il dans cette image, si tant est que la chose puisse se trouver en elle, qui soit de nature à justifier semblable engouement? Relisons quelques titres couronnant les dépêches consacrées à l’image : « Un instant d’amour sur fond d’émeute au Canada capté par un photographe »,  (AFP, 17 juin) ;  « Vancouver kiss couple ‘were knocked down by riot police’ » (The Guardian, 17 juin) ; « Vancouver Riot Kiss: Photo Goes Viral, But Couple Says They Were Knocked Down by Police » (ABC News, 17 juin) ; « Vancouver Riot’s Kissing Couple Identified » (The Atlantic Wire, 17 juin). Le lendemain des événements, le National Post publie un portfolio d’images portant sur les émeutes. La photographie du couple s’y trouve mais le National Post ne la voit pas encore : « Photos: Riots, fire, destruction after Vancouver’s loss » (16 juin). Le quotidien est plutôt occupé à se faire l’allié de la loi et de l’ordre en diffusant des images montrant les auteurs des saccages. Ces images seront d’ailleurs destinées à identifier ces derniers et à les traduire en justice. La photographie du couple détonne autant pas son inaptitude à remplir une quelconque fonction judiciaire que par son sujet – le baiser – en total porte-à-faux avec les contenus rencontrés dans les autres images. Cette photographie s’autonomise d’autant plus que ce contraste opère également à l’intérieur même de l’image.  L’action policière apparaît antithétique au geste de tendresse posé par le jeune homme, tout comme la station debout, la mobilité et la concentration des forces de l’ordre à l’arrière plan s’oppose formellement au couple qui lui est étendu et isolé. Plus fondamental encore à la singularisation de cette image est ce policier, matraque à la main et bouclier paré, qui s’interpose entre nous et ce couple, tel le gardien d’une scène primitive étanche à l’actualité.

Il semble donc que ce soit le couple, parfaite incarnation en la circonstance de l’adage réclamant un peu de douceur dans un monde brute, qui soit le ferment de l’enivrement médiatique pour cette image. Il fallait certes, pour que le charme de l’image puisse opérer, s’assurer que l’image soit vraie (non bidouillée). Ce fut chose faite. Mais le couple, lui, est-il authentique? Qui voudrait revivre la cruelle déception de ceux qui ont cru à tort à la passion des amants du Baiser de l’hôtel-de-ville de Doisneau? Pas moi. Nulle inquiétude, le père du jeune homme garantit la noblesse des sentiments que son fils éprouve pour sa belle, bien que le baiser en soit un de réconfort plus que d’enflammement. Néanmoins, ils s’aiment, vraiment! C’est papa qui le dit et maman est d’accord. Nous pouvons alors oublier la violence de l’émeute et le tranchant de l’événement pour goûter au liquoreux sirop du « human interest ». Soyons rassurés, ils vont bien.

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