Entrée de carnet

Maison et frontières en transition dans «Into the forest» de Jean Hegland

Noémie Dubé
couverture
Article paru dans Paysages, parcours, cartes, habitations, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Noémie Dubé (2019)

«Home sweet home», «There’s no place like home», «Home is where the heart is»… Autant de dires populaires entendus encore et encore et qui positionnent la maison en tant que lieu par excellence du bien-être, du confort, de la protection. Mais qui dit maison dit aussi maison hantée, inquiétant familier voire même séquestration. Figure équivoque s’il en est une, la maison ouvre et ferme ses seuils, cache ou expose ses habitant.e.s, les enferme ou les abrite. Un excellent exemple de cette ambivalence des valeurs et fonctions associées à la maison peut être retrouvé dans le roman Into the forest de Jean Hegland.

Artiste inconnu(e). 1640. “Semper Augustus”.

Artiste inconnu(e). 1640. “Semper Augustus”.
(Credit : http://vintageprintable.swivelchairmedia.com/botanical/botanical-flower-various/)

Dans ce livre, nous faisons la rencontre de Nell et Eva, deux sœurs vivant isolées dans la demeure familiale, située au cœur de la forêt. Au fil du texte, nous assistons à la modification graduelle du rapport que les protagonistes entretiennent avec leur maison, mais aussi avec la forêt environnante. De fait, alors qu’au départ les personnages perçoivent leur foyer comme le lieu qui les protège de l’altérité et de l’inconnu de la forêt aux alentours, leur opinion change radicalement au moment où elles constatent qu’elle s’avère inefficace à les isoler des agressions venant du monde extérieur. Face à ce dysfonctionnement de la frontière, inapte à se rendre hermétique, les deux jeunes femmes développent une méfiance nouvelle à l’égard de ce lieu et, poussées par une volonté de survie, décident de se tourner vers la forêt pour rassembler les éléments nécessaires à leur subsistance. S’en suit un processus d’appréhension graduelle de cet espace qui, jusqu’alors considéré comme hostile et étranger, se trouve lentement investi des valeurs de bien-être et de protection propres à la maison. Je me pencherai donc, dans le cadre de cet essai, sur les multiples mouvements de recentrement, d’expansion et de décentrement exposés dans le texte en tant que signes de l’adaptation des personnages à un nouvel environnement. Le texte de Hegland donne effectivement à voir un véritable déménagement, avec tout ce qu’il implique d’adaptation des pratiques de l’habiter, d’appropriation d’un nouveau lieu intime et de mise en place de frontières.

Cartographie

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de s’arrêter pour dresser une cartographie sommaire de l’espace romanesque, afin de comprendre les significations des différents lieux ainsi que les tensions qui structurent le récit. La narration se concentre principalement autour de la maison natale des protagonistes située au centre d’une clairière délimitée par un cercle de tulipes. Or, c’est précisément cette rangée de tulipes qui agit en tant que frontière implicite, séparant l’espace familier de la clairière et de la maison de celui de la forêt qui s’étend au-delà : «That spring the clearing was ringed with fire, a circle of red tulips broken only where the road intersected it. […] They made a band of red that separated the tame green of our lawn from the wild green of the forest.» (Hegland, 1996 : 47, je souligne) Cet extrait, en soulignant clairement l’opposition entre la clairière «apprivoisée» (tame) et la forêt «sauvage» (wild), montre bien le travail de division assuré par la frontière de fleurs. Ainsi, l’espace romanesque se construit en une suite de cercles concentriques – je m’attarderai d’ailleurs aux diverses significations associées au terme «surrounded» (entouré.e.s) dans les extraits analysés – dont le centre est, sans contredit, la maison positionnée comme lieu par excellence de l’intimité. C’est donc à partir de leur foyer que Nell et Eva, au début du roman, appréhendent et organisent leur environnement : «la demeure est lieu structuré, centré et concentré. Elle ouvre sur des horizons, elle organise un univers dont elle est le centre, à partir duquel l’habitant rayonne, va et vient, fait l’expérience du voyage ou de l’exil et de l’attachement.» (Serfaty-Garzon, 1999 : 55) La demeure natale se présente, conséquemment, comme le point de départ et de retour des sorties des personnages, le lieu où elles reviennent tous les soirs pour s’abriter de la forêt et dormir en paix.

Mais, la forêt n’a pas toujours été aussi étrangère, pour les sœurs, puisqu’elle a été le théâtre de leurs nombreux jeux d’enfance, la plupart prenant place dans un énorme arbre creux, situé non loin de leur maison. Comme les cabanes mentionnées par Jean-Paul Loubes dans son Traité d’architecture sauvage, cette vieille souche est habitée, ménagée par le biais du jeu et de la rêverie enfantine : «pour l’enfant, l’imaginaire peuple l’entreprise qu’est la construction d’une cabane. La cabane est un pont entre cet imaginaire, produit du Moi, et la magnitude du monde.» (2010 : 110) Et c’est précisément parce que les deux enfants sont conscientes qu’un vrai foyer les attend, avec tout le confort des installations modernes et de l’amour parental, qu’elles sont en mesure de profiter pleinement de cette cabane :

Back then, it seemed the forest was everything we needed. […] It was all idyllic, and at the end of a day in the forest we would abandon our imaginary lives and hurry back to the clearing and our parents and the cozy realities of hot food and steaming baths and goodnight kisses. (Hegland, 1996 : 52)

Un équilibre se crée entre ces deux lieux, chacun assurant une fonction primordiale au développement des personnages, le premier offrant liberté et stimulations sensorielles, le second garantissant confort et sécurité. Par contre, au commencement du roman, qui prend place plusieurs années plus tard, les protagonistes ont depuis longtemps quitté le monde de l’enfance pour entrer dans celui de l’adolescence, délaissant entièrement l’arbre creux pour poursuivre d’autres passions. Tout de même, ce lieu demeure, aux yeux d’Eva et Nell, associé aux bonheurs de l’enfance et de la rêverie. J’y reviendrai.

Maison natale

La maison natale, quant à elle, n’a jamais été abandonnée par les deux sœurs et se trouve fondamentalement associée au bien-être et à la sécurité. Sans cesse reconfigurée pour répondre aux besoins de ses habitant.e.s, elle conserve tout de même les traces de leurs souvenirs d’enfance, de leurs premières sensations : «I stood on the floor I had learned to walk on, in the rooms that had cupped most of my life […] thinking how good it felt to be home.» (233) Il va sans dire que cet extrait fait parfaitement écho à la vision poétique que propose Bachelard pour définir la maison : «Elle est le premier monde de l’être humain. […] La vie commence bien, elle commence enfermée, protégée, toute tiède dans le giron de la maison.» (Bachelard, 2017 [1957] : 26) Ainsi, la protection qu’offre la demeure dans le récit prend des formes multiples, que ce soit par ses murs qui séparent un intérieur confortable et sécuritaire de l’extérieur ou encore par sa situation géographique, au cœur de la forêt, qui isole les personnages des maladies et des autres humains, en plus de leur assurer un accès facile à plusieurs éléments essentiels à leur survie : «Our isolation felt like a protection. […] Out here we have a well-stocked pantry, a garden and orchard, fresh water, a forest full of firewood, and a house. At least here we have a buffer from the obsessions, greeds and germs of other people.» (Hegland, 1996 : 18)

Premier recentrement

C’est dire que ce bâtiment remplit globalement les mêmes fonctions – protéger et abriter – avant et pendant les troubles, mais sa configuration est graduellement modifiée par ses habitantes qui doivent adapter leurs pratiques à de nouvelles situations. Par exemple, la réduction des pièces fréquentées dans la demeure est symptomatique du changement radical de réalité vécu par les personnages. De fait, en réaction au décès tragique de leur père, les deux jeunes femmes abandonnent complètement le premier étage de la maison, réduisant de cette manière leur milieu de vie pour mieux le recentrer autour du four à bois qui retrouve sa fonction traditionnelle de foyer et sa signification comme centre de la maison : « When we got home, we lugged the mattresses from our beds down into the living room. We bolted the doors, locked the windows» (96). Il semble que ce mouvement de recentrement tout juste décrit se présente, à deux reprises dans le texte, comme une conséquence d’événements négatifs prenant place à l’extérieur de la maison et venant ébranler la confiance et l’impression de familiarité que Eva et Nell éprouvent à l’égard de la forêt. Suite à ces traumatismes, elles ressentent le besoin de sceller la frontière, de durcir l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur pour rétablir une impression de sécurité, travaillant par ces gestes à se réapproprier leur espace intime et à redonner à la frontière son efficacité: «Parce qu’elle est le lieu où l’on ‘reste’, la maison, par son caractère familier, son ordre intérieur et ses repères, met à distance le désordre du monde extérieur, ses conflits, comme ses menaces de déstabilisation de l’identité.» (Serfaty-Garzon, 1999 : 72-73) Le mouvement de recentrement implique donc une réduction de la superficie de l’espace habité en plus d’entrainer une étanchéisation de la frontière, ce qui a pour résultat de réduire les échanges entre l’intérieur et l’extérieur. Par conséquent, la dichotomie définissant les deux espaces se trouve d’autant plus marquée… et remarquée.

Rapport aux artéfacts

Malgré ses multiples reconfigurations, la maison abrite tout de même encore des artéfacts du passé. De fait, en visitant sa chambre plusieurs semaines après le décès de son père, Nell ressent un sentiment d’étrangeté et prend conscience de la distance qui s’est créée entre sa situation actuelle et la vie qu’elle menait avant les troubles :

I wandered up the cold stairs and into the room that had once been my bedroom. It was dim and chilly and lifeless. […] Idly, I began poking through the drawers of my dresser, looking at all the clothes there was no longer any reason to wear. It seemed as though they belonged to a stranger. (Hegland, 1996: 102, je souligne)

À la vue de ces objets autrefois si familiers, la protagoniste est replongée dans ses souvenirs. Chaque chose parait donc encapsuler du temps, condenser des rêveries et des sensations qui s’offrent à Nell comme autant de pâles reconstitutions de sa vie d’avant. Or cet extrait, encore une fois, n’est pas sans évoquer la pensée de Bachelard sur la maison onirique :

Bien entendu, grâce à la maison, un grand nombre de nos souvenirs sont logés et si la maison se complique un peu, si elle a cave et grenier, des coins et des couloirs, nos souvenirs ont des refuges de mieux en mieux caractérisés. […] Dans ses milles alvéoles, l’espace tient du temps comprimé. (Bachelard, 2017 [1957] : 27)

Par contre, plutôt que de susciter un sentiment de bien-être, le contact de Nell avec ces artéfacts lui fait prendre conscience de l’évolution rapide de son identité face aux changements dans son mode de vie. Ainsi, ce premier sentiment d’étrangeté, aussi minime soit-il, plante une graine qui n’aura de cesse de grandir et d’altérer de plus en plus irrémédiablement les perceptions et émotions des personnages à l’égard de leur maison jusqu’à ce que leur attitude devienne profondément ambivalente.

Frontière de tulipes

Alors que le foyer est le lieu par excellence de l’intimité, l’espace familier s’étend aussi à la clairière qui entoure la maison et dont la délimitation est marquée par le cercle de tulipes plantées par la mère de Eva et Nell avant sa mort. Situées à l’orée de la forêt, les fleurs agissent non seulement en tant que frontière, comme nous l’avons observé plus tôt, mais portent aussi la mémoire1 « So she planted her tulips alone, buried every one herself […] ‘They’ll come up every year,’ she whispered one. She died a month later, just as the wisteria at the south end of the house had begun to bloom. […] I think she buried herself in that ring of bulbs, and now I wish I had helped her with her work.» (Hegland, 1996 : 47) de leur mère et de ses mises en garde concernant la forêt. Depuis leur plus jeune âge, les protagonistes ont effectivement été éduquées à ne jamais faire confiance à la forêt, sortir de la clairière s’avérant, aux yeux de leur mère, synonyme de danger.

Plus encore, le franchissement de la frontière est ressenti physiquement par Nell qui, en plus d’être peu familière avec la forêt, vit aussi une certaine culpabilité en transgressant la limite mise en place par sa mère : « as we leapt over the rotting mat of last year’s tulips I thought I felt a momentary tug. But I shook it off like a dog shaking water from its coat » (Hegland, 1996 : 116) À travers le corps de la personnage, la frontière manifeste sa présence en marquant clairement son entrée dans un espace qui n’est plus familier. À cet égard, nous pourrions avancer que la plantation de ces tulipes est une manière symbolique, pour la mère, de protéger ses filles de l’altérité, en érigeant une frontière qui consacre, de ce fait, la clairière comme zone tampon entre la maison et la forêt. Située à l’extérieur, mais tout de même enclose dans le cercle de tulipe, la clairière est véritablement un espace duel, à la fois familier – car suffisamment proche de la maison – et étranger dans la mesure où il offre un accès direct à la forêt. Cet endroit est donc situé en tant que seuil de l’espace familier, soit le lieu où le contact avec l’altérité peut être négocié :

Le seuil, lieu du passage entre le dedans et le dehors, est déjà le chez-soi mais encore un espace ouvert. Lieu ambivalent d’accueil et de rejet […] il porte, dit Heidegger, l’entre deux. […] C’est donc sur le seuil que sont nuancés, négociés, revus et assouplis les refus des étrangers, à la faveur cependant de la réassurance que l’habitant tire de son évaluation de la situation, et, en particulier, de son évaluation de la menace potentielle d’agression contenue dans cette situation. (Serfaty-Garzon, 1999 : 87)

Transgression de la frontière

Malheureusement, le texte nous donne à voir un épisode où cette négociation s’avère impossible, la frontière étant transgressée avant même que les protagonistes soient en mesure d’en prendre conscience: «She had been in the yard. […]. She never heard him coming, never felt his presence until he was almost next to her.» (Hegland, 1996 : 142) C’est dire que le seuil échoue à bloquer l’accès d’un homme menaçant à l’espace familier, échoue à protéger Eva d’une agression. La violence de cet assaut, au sein même d’un lieu réputé sécuritaire, entraine ainsi une profonde remise en question de l’efficacité de la maison à ménager un espace de protection contre l’hostilité du monde extérieur. Comme dans les cas de cambriolage rapportés par Serfaty-Garzon, les deux sœurs sont profondément déstabilisées et se retrouvent privées du sentiment de sécurité qu’elles ressentaient à l’égard de leur foyer :

L’habitant porte en lui la conviction que sa maison est protégée par sa valeur symbolique de sanctuaire privé, et que, de la même façon, son for intérieur est protégé par respect d’autrui à son égard. Ces convictions volent en éclat lorsque la maison est cambriolée […] et qu’il doit refonder sa maison et se la réapproprier. […] Le moi, nous dit Anzieu, se fonde sur un moi corporel qui est porté par le sentiment que l’intégrité de son enveloppe corporelle est garantie. Le concept de membrane-frontière introduit ainsi celui de moi-peau, qui nous renvoie à la représentation d’une limite ayant pour fonction d’image stabilisatrice et d’enveloppe protectrice. Le cambriolage déstabilise le sujet d’autant plus qu’il le renvoie à la dure réalité que son corps n’a qu’une faible valeur protectrice et qu’il peut être facilement pénétré. (1999 : 91-92)

Corps-maison

Les observations précédentes rendent évident le lien entre le corps des personnages et la maison. Or, dans le cas présent, ce rapport dépasse la simple fonction de protection du corps que la demeure est censée assurer. En fait, le texte de Hegland nous propose une association métonymique entre ces deux éléments, association qui devient d’autant plus limpide dans cet extrait qui suit directement l’agression sexuelle d’Eva. Ici, la déstabilisation est particulièrement intense car elle est vécue à même le corps de la personnage qui prend tragiquement conscience de la fragilité de son moi-peau : «When it was over, he rose, stood above her for a cruel moment, […] ‘I sure am sorry I can’t stay until your Daddy gets back,’ he said. ‘But you tell him thanks for the hospitality.’» (Hegland, 1996: 144). L’utilisation du terme «hospitality» (hospitalité), normalement employé pour décrire le fait d’accueillir une personne au sein de sa maison, est particulièrement signifiant puisqu’il vient nouer explicitement les deux éléments. Il va sans dire que, venant de cet homme, cette phrase prolonge la violence de l’agression dans une tentative d’objectification visant à réduire Eva à son corps et à lui retirer son agentivité, mais, comme nous le verrons plus tard, l’association entre le corps et la maison ne prend pas toujours des allures aussi dramatiques et peut permettre, à travers certains gestes, la consécration d’un espace donné en un lieu intime. En ce sens, bien que cette situation cause une déstabilisation radicale chez les jeunes femmes, le rapport entre leur corps et la maison s’avère tout de même particulièrement important et fondateur dans leur entreprise de réappropriation de l’espace.

Deuxième recentrement : durcissement de la frontière en réaction à l’agression

Face au traumatisme de l’agression, les protagonistes adoptent inconsciemment la même stratégie qu’au moment du décès de leur père et renforcent, au meilleur de leurs compétences, les frontières de la maison. En tentant de les rendre plus étanches, elles cherchent effectivement à rétablir un ordre familier des choses qui leur permettrait de se sentir en sécurité dans ce bâtiment :

Yesterday I forced myself to go outside and search […] until I found some sheets of corrugated tin. I nailed them over every downstairs window except the one in the front room […] I nailed the door from the kitchen to the utility room shut and barricaded the washing machine in front of the door that leads from the utility room outside. So now we have only a single window and one entrance to our house, but all that means is we will be able to hear him breaking in before he reaches us. (146-147)

Ces renforcements majeurs paraissent futiles aux deux jeunes femmes qui n’arrivent pas à reprendre confiance en la maison, car la transgression de la frontière qu’a été l’agression de Eva semble avoir gravement, voire irrémédiablement, entaché son statut de lieu sécuritaire. Le foyer est dorénavant synonyme de danger, au même titre que la forêt qui l’entoure. Et cette méfiance s’étend au-delà du simple bâtiment pour y inclure la frontière de tulipes. C’est dire que cette limite n’a plus aucune efficacité, aux yeux des personnages, à délimiter des statuts différents entre les espaces2 «Ainsi, toute création est inaugurée par une partition instauratrice de limites spatiales et/ou temporelles. Dans ce cas, la limite est porteuse de la différence ou, si l’on préfère, la différence suscite la limite. Différence et limites sont essentielles car “là où la différence fait défaut, c’est la violence qui menace” (Girard 1972, p. 87) » (Raffestin, 1986 : 4-5) qui sombrent rapidement dans l’indifférenciation. Ainsi, une fois que le cercle de tulipes perd sa signification de frontière, plus rien ne tient à distance le caractère hostile de la forêt qui s’infiltre jusque dans la maison: «There is no place we feel safe. Going outside for wood takes all the courage I can muster […] Inside, we feel both exposed and trapped. There is no escaping. […] We’re surrounded by violence, by anger and danger, as surely as we are surrounded by forest.» (146, je souligne) Alors que les deux sœurs, terrorisées, recentrent l’espace qu’elles occupent au seul lieu de la maison, elles se sentent encerclées («surrounded») par l’hostilité de la forêt qui semble se resserrer sur elles, jusqu’à les étouffer. Leur centre d’intimité ne s’avère plus suffisant pour les sécuriser et leur permettre d’appréhender librement leur environnement.

Leur perception de la demeure passe donc de l’abritement à l’enfermement, de l’impression d’être cachées à celle d’être exposées. De fait, l’agression d’Eva rend par trop réelle l’éventualité que d’autres personnes aussi malintentionnées puissent  découvrir leur maison en parcourant les bois. Les protagonistes prennent conscience, avec effroi, que leur demeure, en tant que symbole de civilisation, ne peut qu’attirer l’attention, exciter les curiosités… De plus, un autre problème encore plus urgent fait son apparition puisque le bâtiment, faute d’entretien, commence lentement à dépérir, menaçant de s’effondrer sur elles3 «The utility room had simply collapsed, the rotting timbers finally pulled down by the weight of the cast-iron sink, the empty freezer, the useless washing machine, the dead dryer. Our parents’ house is falling down around us.» (Hegland, 1996 : 209) Il est intéressant de voir comment, dans cet extrait, la narratrice décrit la maison comme celle de ses parents et non plus comme la sienne. Il semble qu’une dissociation soit déjà à l’oeuvre.. Graduellement, les personnages sont forcées de constater que leur lieu de résidence ne remplit plus aucune fonction propre à la maison (protection, confort, bien-être) et qu’il leur faut rapidement développer de nouvelles stratégies pour survivre.

Début de l’entreprise de réappropriation de l’espace : expansion vers le jardin

Par ailleurs, peu de temps après l’agression de sa sœur, Nell arrive à la douloureuse conclusion que leurs espoirs que leurs vies reviennent un jour à la normale ressemblent de plus en plus à des illusions qui, loin de les motiver, les encouragent plutôt à maintenir une attitude passive4 «There will be no rescue. Ever since this began we have been waiting to be saved, waiting like stupid princesses for our rightful lives to be restored to us. But we have only been fooling ourselves, only playing out another fairy tale.» (Hegland, 1996: 148, souligné dans le texte). Si elles souhaitent survivre, Eva et elle doivent faire preuve de courage et de créativité. Face à cette constatation et pressée par la nécessité de trouver de la nourriture pour survivre à l’hiver à venir, la protagoniste décide de braver sa peur de l’extérieur et d’entreprendre de défricher le potager : «Suddenly I was pulling weeds, plunging my hands into their lush midst […] The sun felt like a hand on my shoulders, birds called at the edge of the clearing, and once a butterfly landed on the naked soil next to me. I forgot to scan the forest for intruders.» (153)

C’est dire qu’en occupant son corps à l’extérieur, Nell débute un long processus de réappropriation de l’espace – d’expansion de son territoire – et parvient graduellement à s’y sentir assez en sécurité pour cesser de surveiller constamment la lisière de la forêt. Alors que les personnages avaient restreint l’espace familier au seul bâtiment de la maison, la jeune femme, en travaillant de ses mains, élargit subrepticement la frontière pour y réinclure le jardin. Même que sa confiance finit par se transmettre à Eva, qui sort de son apathie et recommence elle aussi à aller et venir librement dans ce lieu5 «When I stood up from the table, Eva stood, too, and followed me out to the yard she had not entered since the rape. […] Step by step we set the posts, me explaining and encouraging and Eva woodenly responding to my requests. […] by the end of the day, when all but one post on the east side was set, she was anticipating the work’s needs, and even offering a little advice.» (Hegland, 1996: 156). Or, cet épisode est particulièrement signifiant, car il démontre le rôle primordial du corps dans le processus de réappropriation de l’espace. En effet, l’établissement d’un contact direct entre le corps et un espace donné se présente comme le seul moyen d’en éprouver la sureté en vue de l’inclure au sein de l’espace familier :

To experience is to learn; it means acting on the given and creating out of the given. The given cannot be known in itself. What can be known is a reality that is a construct of experience, a creation of feeling and thought. […] Experience is the overcoming of perils. […] To experience in the active sense requires that one venture forth into the unfamiliar and experiment with the elusive and the uncertain. (Tuan, 1977 : 9, je souligne)

En ce sens, le souvenir de la transgression de la frontière modifie profondément la relation à l’espace des jeunes femmes en éveillant la peur et la méfiance. Mais, loin de laisser ces émotions dicter leurs pratiques de façon permanente, elles choisissent plutôt de les surmonter en prenant la décision de commencer la culture du potager. C’est donc à la rencontre d’une nouvelle expérience que les protagonistes partent, expérience qui permet l’acquisition de nouvelles connaissances – celles concernant l’entretien d’un jardin – en plus de contribuer à étendre l’espace familier pour y réinclure le potager qui avait perdu ce statut après l’agression.

Les travaux manuels, à cet égard, relèvent d’une entreprise de ménagement dans le sens heideggerien du terme :

Le véritable ménagement est quelque chose de positif, il a lieu quand nous laissons dès le début quelque chose dans son être, quand nous ramenons quelque chose dans son être et l’y mettons en sûreté, quand nous l’entourons d’une protection […] Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos […] dans ce qui nous est parent […], c’est-à-dire dans ce qui est libre. […] Le trait fondamental de l’habitation est ce ménagement. (Heidegger, 1980 [1958] : 175-176, souligné dans le texte)

Ainsi, en installant de nouveaux poteaux pour une clôture, les personnages préparent non seulement le jardin à être cultivé, mais parviennent aussi à enclore, à «entourer d’une protection», une parcelle d’espace dans laquelle elle se sentent confiantes et en sécurité. Toutes les conditions du ménagement semblent donc remplies, reconsacrant de cette manière le jardin comme espace familier où elles peuvent habiter, c’est-à-dire, pour reprendre les termes du philosophe, être libres. Au fil du temps, leurs peurs deviennent de moins en moins envahissantes et les protagonistes retrouvent une part de leur confiance à l’égard du monde extérieur, la frontière résumant ses fonctions à l’orée de la forêt:

We still glance towards the woods more often than we did before, and we don’t venture outside the clearing, beyond the withered ring of tulips. […] we still retreat indoors well before nightfall. […] And once we are inside, we triple-check the boarded windows and move an elaborate assortment of furniture in front of the door […] But all that has begun to seem more like a ritual than a necessity for survival. (Hegland, 1996 : 161)

C’est dire que le processus de ménagement, entrepris par les deux sœurs, se poursuit et permet l’expansion graduelle de l’espace familier, réinvesti de diverses pratiques de l’habiter telles que les travaux de jardinage ou de débitage.

Premier contact avec la forêt

Or, ce mouvement de réappropriation – entrepris à travers le ménagement du potager – s’étend lentement jusqu’à y inclure la forêt. De fait, Nell et Eva appréhendent progressivement cet espace inconnu grâce à la confiance de savoir leur maison non loin de là. À partir du centre redevenu familier et rassurant les sœurs agrandissent donc leur territoire en le parcourant, tout en étant conscientes qu’elles peuvent toujours retourner, en cas de danger ou d’incertitude, à la sécurité de leur demeure :

Even armed with the machete and the rifle, we felt as though we were going to our doom, when we left the clearing and entered the forest for our first walk. […] The forest looked lush and safe, but we jumped at the sound of each other’s footsteps. […] We had rounded the first curve in the overgrown road when something started in the underbrush and went bounding and crashing up the hill. A little sheepishly we agreed we had gone far enough for the first day and we headed home. But we went out again the next day and ventured a bit farther down the road. The day after that we inspected the orchard and the following day we walked to the bridge. On the way home I realized with a shock I had left the gun in the garden. (166-167)

Comme cet extrait le montre bien, le développement de la relation de confiance à l’égard de la forêt se fait relativement rapidement alors que les personnages, fortes de leurs expériences des jours précédents, poussent leurs explorations toujours plus loin. La frontière est sans cesse repoussée et de plus en plus d’espace acquiert le statut familier auparavant uniquement réservé à la clairière. Par la déambulation, qui relève d’une certaine liberté dans l’espace, Eva et Nell consacrent ainsi la forêt en tant que lieu, le ménagent en l’incluant dans leur organisation de leur territoire à partir du centre qu’est leur maison :

Habiter signifie donc être actif, agir sur le vaste espace du monde pour le qualifier et constituer son habitation […] L’individu fait sortir du monde environnant les éléments qui vont former son habitation, en éloigne des parts et se rapproche d’autres. L’habiter organise le monde à partir d’un centre. Il pourvoit de limites ce qu’il retire de l’univers inconnu et lui confère du sens. (Serfaty-Garzon, 2003 : 3)

C’est dire que le mouvement, l’action de la marche en tant qu’investissement concret de l’espace, est une étape primordiale pour rendre un espace habitable dans la mesure où elle relève d’un choix conscient, d’une agentivité.

Dès lors, les actions des protagonistes influencent non seulement l’organisation de leur espace et leur rapport à l’environnement, mais enclenchent aussi d’importantes modifications identitaires. La réussite de leur entreprise de ménagement a effectivement pour effet de rendre les deux jeunes femmes plus conscientes de leurs capacités et davantage aptes à les mettre à profit pour survivre dans le cadre leur nouvelle réalité. En appréhendant le territoire par la culture de leur jardin, elles s’engagent donc dans un dialogue, dans une négociation avec l’extérieur qui s’avère particulièrement féconde et valorisante : «We finished harvesting a few days ago. For our work we have five barrels full of acorn […] I smelled their faint dust, thought of all the rain and darkness and hunger they would forestall, and felt fiercely proud.» (Hegland, 1996 : 193, je souligne) Or ce sentiment de fierté et d’accomplissement, affirme Serfaty-Garzon, est consubstantiel à l’entreprise d’appropriation de l’espace en vue de le rendre habitable :

Plaisir qui vient des liens affectifs qui se tissent au cours de l’affrontement entre le projet d’habiter et la résistance de l’espace, la poursuite incessante des soins que cet espace exige, la victoire de la volonté de s’affirmer moins comme maitre et possesseur que comme un individu différent, qui a su faire d’un espace originellement non qualifié une demeure habitée, un chez-soi, c’est-à-dire un lieu au sens plein du terme, parce que lui aussi individualisé et différent. (1999 : 73)

À cet égard, il est possible d’affirmer qu’une certaine partie de la forêt est maintenant incluse au sein de l’espace familier dans la mesure où les protagonistes, en la fréquentant assidûment, parviennent à lui donner du sens, à sortir quelques-uns des éléments qui composent cet environnement de l’indifférenciation.

Connaissance des plantes : apprentissage d’un nouveau langage et expérience de décentrement

En ce sens, l’identification et la reconnaissance des ressources de la forêt permettent aux personnages de se l’approprier d’autant plus qu’elles la parcourent quotidiennement. Alors qu’au début du roman Nell est incapable de percevoir la richesse de la nature qui l’entoure6 «Beyond our clearing there is nothing but forest, a useless waste of trees and weeds, wild pigs and worms. » (Hegland, 1996: 43), le contact direct avec cet espace et les expériences – dans le sens où Tuan l’entend – qu’elle y vit font en sorte de donner du sens à la forêt :

Before, I was Nell and the forest was trees and flowers and bushes. Now, the forest is toyon, manzanita, wax myrtle […] and I am just a human, another creature in its midst. Gradually the forest I walk through is becoming mine, not because I own it, but because I’m coming to know it. (Hegland, 1996 :175-176, souligné dans le texte)

Le contact avec la forêt et l’appropriation de cet espace a un impact direct sur l’identité de la personnage qui éprouve, pour la première fois, un sentiment d’immanence. En se sentant faire partie du tout qu’est la forêt, la personnage change de point de vue et vit un certain décentrement. Conséquemment, la hiérarchisation des différents espaces est remise en question puisque la protagoniste ne définit plus seulement son identité en fonction de sa maison natale. Autrement dit, elle est transformée par son contact avec la forêt alors même qu’elle l’organise par son processus de ménagement car elle ouvre les frontières de son espace familier et permet les dialogues et déplacements entre intérieur et extérieur. Or, cet extrait fait directement écho à la pensée de Serfaty-Garzon mentionnée plus tôt. En fait, le plaisir premier éprouvé par Nell lui vient de sa capacité non pas à s’approprier l’espace de la forêt, mais plutôt à le rendre familier. Le fait de nommer les différentes plantes qui composent sa flore implique, pour la personnage, une organisation, une sémiotisation de la forêt qui, en devenant intelligible, semble de ce fait moins menaçante. Bien entendu, l’acquisition de ce langage implique une part de risque puisque la forêt ne se laisse pas apprivoiser facilement et doit être vécue, expérimentée physiquement :

What an act of faith and luck it is to pluck and taste a little green leaf. With Eva standing beside me and our mother’s warnings buzzing in my brain, I felt as though I were re-creating the history of humankind as I bent, picked a leaf […] and took a nibble, so tentatively I think I expected it to burn my lips. (174)

Expérience pour le moins insécurisante dans la mesure où elle pousse les personnages à aller directement à l’encontre des mises en garde de leur mère au sujet de la forêt en goûtant des plantes qui n’ont été identifiées que sommairement. Mais, au fil du temps et de ses essais, Nell finit par prendre de l’expérience et par se trouver en mesure de cartographier la forêt selon les plantes pouvant être retrouvées dans différents lieux et selon les périodes de cueillette.

Le rythme de vie des protagonistes se trouve, en ce sens, influencé par l’espace dans lequel elles vivent puisqu’elles adaptent leurs différentes pratiques de l’habiter aux saisons qui se succèdent. Une expérience symbiotique qui résulte en l’acquisition d’un langage tout à fait nouveau : «By day I walk, dream, notice where the plants grow that can feed or heal me. […] Sometimes it seems I hear voices speaking, neither harshly nor lovingly, but with the forest’s own tongue.» (227) Le développement de connaissances sur les nombreuses plantes de la forêt et leurs usages ainsi que l’adaptation des pratiques de l’habiter à cet environnement résulte donc en l’acquisition d’un nouveau langage – celui de la forêt – mais aussi en une plus grande attention portée aux signes disséminés dans l’espace. Tout comme les enfants qui construisent des cabanes, Nell améliore de jour en jour sa capacité d’être à l’affût, capacité que Loubes définit comme «une attitude qui exige la capacité à repérer puis à interpréter les signes que le milieu envoie, à comprendre pour les maitriser les sons et toutes les manifestations d’un territoire.» (2010 : 111)

Modification du rapport à l’espace: définition d’un nouveau centre

Conséquemment, le développement d’une telle familiarité avec la forêt affecte radicalement le rapport que les protagonistes entretiennent avec leur demeure. En effet, elles prennent conscience que la sécurité et le bien-être peuvent aussi être ressentis dans la forêt et pas uniquement dans la maison. En fait, leur fréquentation assidue de cet espace a pour résultat d’intensifier de jour en jour leur méfiance à l’égard de leur foyer, puisqu’elles sont en mesure d’adopter un nouveau point de vue qui ne positionne plus ce bâtiment comme centre géographique et intime de leur existence. Un événement, en particulier, se présente comme point de cassure, venant expliciter, confirmer le déplacement des valeurs de sécurité et de confort de la maison à la forêt :

From the blocked-off utility room there came a creaking and snapping and crashing that seemed to go on forever. […] Eva gave me a look of terror and pleading. “What should we do?” she begged. “Hide,” I whispered. “Where?” she asked, and I didn’t know what to tell her, for in that moment I understood that whatever corner or closet she hid in would only end up being her trap when he finally broke through the door. “Wait by the front door,” I whispered. “I’ll see what’s out back, and if I yell, you run off into the woods.”  (Hegland, 1996 : 208, je souligne)

Face à une menace, la forêt devient le lieu de protection de prédilection des personnages, car elles sont en mesure de s’y camoufler, de s’y cacher sans y être enfermées. C’est dire qu’à partir de ce moment, la maison natale n’assure officiellement plus sa fonction de protection et de paix. Loin du cocon de bien-être de Bachelard, les deux jeunes femmes la voient maintenant pour ce qu’elle est réellement : une ruine dangereuse autant par la fragilité de sa structure que par les personnes indésirables qu’elle pourrait attirer.

Il en va de même pour le cercle de tulipes qui, à force d’être quotidiennement traversé par les personnages qui vaquent à leurs occupations dans la forêt, en vient à perdre entièrement son statut de délimitation : «I wish my mother were alive so I could tell her that we didn’t need those Buy-n-Save petunias, didn’t need even her ring of tulips. Clarkia. Columbine. Red Clintonia. […] We were surrounded by flowers all the time.» (176, souligné dans le texte) L’utilisation du terme «surrounded» (entourées), cette fois, témoigne d’un rapport harmonieux à l’environnement qui se manifeste à travers le décentrement du regard des protagonistes et en une indifférenciation de l’espace qui, à ce moment, se révèle porteuse de valeurs positives. L’appropriation graduelle de la forêt a donc pour résultat un englobement de ce territoire au sein de l’espace intime ainsi que la projection, sur lui, de sensations associées à l’espace familier. Or, ce mouvement d’appropriation, nous dit Serfaty-Garzon, est propre à l’adaptation d’une personne donnée à un nouveau logement :

Le plaisir fondateur de l’attachement au chez-soi est de même nature que la création; il en partage les hésitations et les tâtonnements, les errements et les découvertes. Plaisir de la trouvaille, de la capacité de vaincre les contraintes du lieu pour en faire quelque chose d’autre, plaisir de se voir comme un être capable d’action sur le monde. (1999 : 73)

C’est dire que le roman donne à voir le déplacement des valeurs associées à la maison de la maison natale elle-même à la forêt qui abrite ce qui deviendra le nouveau foyer des deux sœurs : l’arbre creux.

Arbre creux : lieu de la rêverie enfantine

J’ai mentionné, au début de ce texte, l’existence d’un arbre creux que les deux sœurs avaient découvert dans la forêt étant enfant. J’ai aussi observé que ce lieu avait été investi de leurs rêveries et de leurs jeux enfantins ce qui fait en sorte qu’il demeure porteur, même plusieurs années plus tard, de valeurs positives :

When we were nine and ten, Eva and I discovered one of those stumps about a mile above our house and made it our own. It was hollow, and the space inside was large enough to serve as fort, castle, teepee and cottage. […] We kept a chipped tea set up there along with blankets, dress-up clothes, and broken pans, and there we spent every minute we could steal or wheedle, playing Pretend. (Hegland, 1996 : 51, je souligne)

En l’investissant de leurs rêveries, les personnages transforment cet espace naturel en maison, dans le sens bachelardien du terme. Elles occupent effectivement ce lieu avec confiance, le plaisir de leurs jeux s’incrustant dans l’écorce de l’arbre qui devient rapidement un lieu intime et rassurant au cœur de la forêt : «si l’on nous demandait le bienfait le plus précieux de la maison, nous dirions : la maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix.» (Bachelard, 2017 [1957] : 25-26) Encore porteur des bonheurs de leur enfance, l’arbre creux se présente donc comme un excellent abri pour les jeunes femmes, maintenant devenues plus vieilles, au moment où elles ressentent le besoin de sortir de leur demeure natale.

Arbre creux : lieu d’intimité

C’est ainsi que plusieurs années plus tard, l’arbre creux est réinstitué comme refuge par les deux personnages, chacune d’entre elles y vivant des expériences particulièrement intimes. Pour Nell, l’arbre creux est le lieu de sa première relation sexuelle, ce moment important venant ajouter une nouvelle valeur de bien-être à cet endroit qui devient le lieu de découverte d’une importante facette de son corps :

We spread our clothes over the leaves, and there, on the chill floor of the forest, where a redwood tree had grown for a thousand years, we did what we could with each other. […] suddenly I felt something give, felt a new, slick dimension to myself. […] I opened my eyes, looked up through the stump to the sky beyond the braid of branches, and it seemed I could hear the sap rising trough the ghostly wood. (Hegland, 1996 : 120-121)

Cette nouvelle expérience du corps vient non seulement ajouter une valeur symbolique à l’arbre creux, mais aussi renforcer le lien profond entre le corps de cette personnage et la forêt, puisque c’est en ce lieu, spécifiquement, qu’elle prend conscience de son passage de l’adolescence à l’âge adulte. Plus encore, Nell développe une relation presque symbiotique à la forêt environnante où elle se sent maintenant tellement en sécurité qu’elle n’hésite pas à y dormir : «I nap at the stump […], dream I am buried in the earth up to my neck, my arms and legs like taproots tapering to a web of finer roots until at last there is no clear demarcation between those root hairs and the soil itself. […] I wake softly, with a sense of infinite calm.» (206) Ainsi, inconsciemment, Nell investit ce repère dans les bois des valeurs associées à la maison qu’elle ne retrouve plus que difficilement dans la demeure de ses parents. Alors qu’elle s’y trouve pour la nuit, elle se projette vers l’arbre creux, imaginant le confort qu’elle éprouverait en y habitant. En s’y déplaçant, de façon imaginaire, la protagoniste habite, en quelque sorte, ce lieu malgré la distance – s’y installe par la rêverie – attirée par le bien-être, la paix d’esprit qu’elle ressent quand elle se trouve sur place :

I wonder what it’s like at the stump tonight. […] I wonder if anything has taken shelter there, nestled snug among our barrels […] I wonder what it would be like to be there now, listening to the rain and wind, smelling the night, the wet leaves and the earth, and the old char of the tree. […] Why does that place seem safer, more alive, than this? (210, je souligne)

Cet extrait confirme bien le déplacement, ou, pourrait-on dire le déménagement des valeurs de sécurité, de confort et de bien-être associées à la maison dans l’arbre creux qui devient véritablement le refuge des deux sœurs. Or, c’est exactement pour cette raison que Nell éprouve autant d’attirance pour ce lieu. Car, comme Bachelard l’avance, «il n’y a pas d’intimité qui repousse. Tous les espaces d’intimité se désignent par une attraction. Répétons encore une fois de plus que leur être est bien-être.» (2017 [1957] : 30)

La preuve irréfutable de ce transfert peut, sans contredit, être observée au moment de l’accouchement d’Eva. En effet, alors que Nell voit sa sœur souffrir de contractions depuis plusieurs heures, elle décide de la faire sortir de la maison natale qui semble l’étouffer en l’emmenant à l’arbre creux : «And it comes to me : We must leave this house. If Eva is to survive, we must leave this place where she is stuck. […] I speak before I have a chance to question [this idea]. […] “I want us to go for a walk.” “Where?” “To the stump”» (Hegland, 1996 : 213, souligné dans le texte) Encore une fois, l’association métonymique entre le corps d’Eva et la maison est particulièrement évidente puisque c’est parce qu’elle se sent coincée dans la demeure de ses parents qu’elle se trouve incapable d’accoucher de son enfant. Mais, comme dans le cas de Nell, nous pouvons remarquer que cette association ne s’applique pas seulement à la maison natale mais inclut aussi l’arbre creux. Ainsi, alors que la maison enferme par ses frontières trop étanches, l’arbre creux protège tout en leur permettant d’éprouver le contact bénéfique des différents éléments de la forêt :

“It’s good here,” says Eva […] I look, and she is right. The fire sparks starward, and shadows the folds and twists of the stump at whose heart we rest. We can smell the clean scents of oak and bay smoke, of humus and charred redwood and the damp night. […] tonight it seems there is nothing in these woods that would want to harm us. (215, je souligne)

Le vocabulaire employé dans cet extrait («good», «rest», «clean») vient s’opposer radicalement aux descriptions faites de la maison natale7 «When we got to the house, it startled me. It was a lair, reeking of chemicals and stale flesh, harsh and cramped, leaking and crumbling.» (Hegland, 1996: 233), démontrant la confiance et le bien-être éprouvés par les protagonistes une fois arrivées à l’arbre creux. Une opposition nette semble effectivement se dessiner, à partir de ce moment, entre les deux figures de la maison. D’un côté, l’arbre creux se présente comme une figure idéalisée de la cabane, lieu de liberté et d’harmonie avec les éléments de la nature; de l’autre, se trouve la demeure natale pourrissante, puante, menaçante. C’est dire que les critères déterminant, aux yeux des deux jeunes femmes, un lieu habitable d’un espace qui ne l’est pas sont en rapide changement, l’étanchéité des frontières, par exemple, ne se présentant plus du tout comme une caractéristique recherchée par les personnages.

La cabane : nouveau mode d’habiter

Plus encore, l’ouverture de l’arbre creux aux éléments vient le mettre directement en relation avec les cabanes décrites par Loubes qui

laiss[ent] le monde nous parvenir à travers l’épaisseur de leur structure. Leurs parois n’éta[nt] pas étanches aux éléments. […] Paradoxalement, ces refuges ne sépar[ent] pas des respirations du monde. Les béances dans l’assemblage maladroit des lattis n’a[yant] rien à voir avec le degré de protection qu’elles procur[ent]. (2010 : 128)

Cette ouverture sur l’extérieur permet donc aux protagonistes un meilleur échange, une meilleure relation avec la nature qui les entoure. Plus encore, tout comme Loubes qui positionne les cabanes dans le royaume de l’enfance, Eva et Nell semblent retrouver, dans une certaine mesure, le plaisir et l’innocence de leur jeunesse au contact de l’arbre creux : «It felt good to be out in the woods, gathering acorns, drying berries, drinking our wild teas, and cooking our meals by the daytime fires Eva kindled in the fire pit we built outside the door of the stump.» (Hegland, 1996 : 193, je souligne) L’arbre creux, de nouveau investi de bien-être par celles qui le fréquentent prend des allures de maison alors que les personnages y construisent un foyer («fire pit») et que Nell, décrivant son ouverture, utilise le terme «porte» («door»). Elle y ajoute aussi un toit, cette modification ayant pour effet de consacrer l’arbre creux en tant qu’abri, délimitant un intérieur – sous le toit – d’un extérieur : «I spent the last two days nailing a roof of plywood and corrugated tin over it [the stump], so that now it looks more like a hobo shack than the fairy cottage we used to pretend it was.» (194)

À cet égard, les jeunes femmes effectuent bel et bien les trois étapes qui, selon Loubes, conditionnent le ménagement d’un lieu : «Ce sont ces opérations (pose de limites, expression d’un savoir-faire et modelage de l’espace qui en résulte) qui font un lieu. “Il s’en suit que les espaces reçoivent leur être des lieux et non de l’espace.” […] c’est l’objet cabane qui fait un lieu, qui constitue ou érige un espace en lieu.» (125, souligné dans le texte) En ajoutant un toit à l’arbre creux, Nell fait ainsi preuve d’un «savoir-faire» et «modèle» les éléments déjà présents dans la nature afin de mieux répondre à ses besoins et à ceux de sa sœur. Plus encore, pour compléter la triade loubienne, Hegland nous donne à voir une pose de limites prenant des allures presque rituelles : «I breathed the moist, green-tinged air, an then, on an impulse I never tried to understand, I took the mush-pot and walked around the stump, pausing four times to spoon a pile of steaming food onto the wet earth.» (229, je souligne) Ce déplacement autour de l’arbre creux a une fonction symbolique extrêmement importante puisqu’il déclare ce territoire faste, habitable, et vient l’enclore au sein  d’une frontière. Après le déplacement des valeurs de la maison de la demeure des parents à l’arbre creux, cette dernière étape le ménage, le consacre officiellement en tant que lieu propice à l’habitation à long terme. Les trois étapes mentionnées plus tôt participent donc du processus d’appropriation de ce lieu qui, à la fin du récit, est bel et bien devenu le «chez-soi» des protagonistes.

Jean Hegland, dans son roman, a su rendre compte de toute la complexité et de la difficulté inhérentes au processus d’appropriation de l’espace. En effet, bien que les personnages ne se déplacent, au final, que sur une petite distance, elles doivent tout de même développer bon nombre de nouvelles connaissances, vivre plusieurs expériences inédites. C’est dire que l’autrice parvient à transmettre avec brio la volonté et l’énergie de ces deux jeunes femmes qui, malgré les dangers et la peur, font preuve d’une grande résilience. Poussées par leur féroce envie de vivre, Eva et Nell ne reculent devant rien pour ménager un espace qui sera le leur, un lieu où elles peuvent se sentir libres et en sécurité. Or, cette entreprise nécessite de grands sacrifices tels que, par exemple, la destruction de leur maison natale. Geste pour le moins douloureux, mais néanmoins nécessaire puisqu’il garantit leur sécurité en leur permettant de passer inaperçues. C’est dire que ce geste vient couronner de succès leur processus de ménagement de l’espace dans la mesure où il est la confirmation que Eva et Nell se sentent assez en sécurité et surtout assez confiantes et outillées pour survivre dans la forêt. En ce sens, toutes leurs nouvelles pratiques, tous leurs efforts de ménagement leur permettent d’atteindre une «perception fine des choses» (Loubes, 2010 : 111): la relation la plus harmonieuse qui soit entre les humains et leur environnement.

 

Bibliographie

Bachelard, Gaston. 1957. La poétique de l’espace. Paris: P.U.F, 224 p.

Hegland, Jean. 1996. Into the forest. New York: The Dial Press.

Heidegger, Martin. 1958. Essais et conférences. Paris: Gallimard.

Loubes, Jean-Paul. 2010. Traité d’architecture sauvage. Paris: Éditions du Sextant.

Raffestin, Claude. 1986. «Éléments pour une théorie de la frontière». Diogène, vol. 34, 134.

Serfaty-Garzon, Perla. 1985. «Expériences et pratiques de la maison». Home environments, vol. 8.

Serfaty-Garzon, Perla. 1999. Psychologie de la maison, une archéologie de l’intimité. Montréal: Méridien.

Tuan, Yi-Fu. 1977. Space and Place. Minneapolis: University of Minnesota Press.

  • 1
    « So she planted her tulips alone, buried every one herself […] ‘They’ll come up every year,’ she whispered one. She died a month later, just as the wisteria at the south end of the house had begun to bloom. […] I think she buried herself in that ring of bulbs, and now I wish I had helped her with her work.» (Hegland, 1996 : 47)
  • 2
    «Ainsi, toute création est inaugurée par une partition instauratrice de limites spatiales et/ou temporelles. Dans ce cas, la limite est porteuse de la différence ou, si l’on préfère, la différence suscite la limite. Différence et limites sont essentielles car “là où la différence fait défaut, c’est la violence qui menace” (Girard 1972, p. 87) » (Raffestin, 1986 : 4-5)
  • 3
    «The utility room had simply collapsed, the rotting timbers finally pulled down by the weight of the cast-iron sink, the empty freezer, the useless washing machine, the dead dryer. Our parents’ house is falling down around us.» (Hegland, 1996 : 209) Il est intéressant de voir comment, dans cet extrait, la narratrice décrit la maison comme celle de ses parents et non plus comme la sienne. Il semble qu’une dissociation soit déjà à l’oeuvre.
  • 4
    «There will be no rescue. Ever since this began we have been waiting to be saved, waiting like stupid princesses for our rightful lives to be restored to us. But we have only been fooling ourselves, only playing out another fairy tale.» (Hegland, 1996: 148, souligné dans le texte)
  • 5
    «When I stood up from the table, Eva stood, too, and followed me out to the yard she had not entered since the rape. […] Step by step we set the posts, me explaining and encouraging and Eva woodenly responding to my requests. […] by the end of the day, when all but one post on the east side was set, she was anticipating the work’s needs, and even offering a little advice.» (Hegland, 1996: 156)
  • 6
    «Beyond our clearing there is nothing but forest, a useless waste of trees and weeds, wild pigs and worms. » (Hegland, 1996: 43)
  • 7
    «When we got to the house, it startled me. It was a lair, reeking of chemicals and stale flesh, harsh and cramped, leaking and crumbling.» (Hegland, 1996: 233)
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