Entrée de carnet

L’ère du constat?

Jean-Philippe Gravel
couverture
Article paru dans Lectures critiques VI, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Œuvre référencée: Pynchon, Thomas. Bleeding Edge, New York, The Penguin Press, 2013, 477 pages.

La charge éditoriale de Bleeding Edge trouve probablement sa source dans The Road to 1984, un court essai publiée dans The Guardian le 3 mai 2003, et qui aura aussi servi (dans une version plus longue) de préface à une édition commémorant le centenaire de George Orwell cette même année, publiée chez Plume. Pynchonien, Bleeding Edge l’est sans conteste: les théories de conspiration y abondent toujours autant (et, la proximité historique des catastrophes du 11 septembre aidant, semblent même nous rattrapper); les échevaux parallèles de l’histoire et du savoir technique y sont toujours aussi inextricablement liés aux plus délirantes spéculations, et, si l’on consent à lui reconnaître un rythme plus digeste que dans le roman qui l’imposa à l’apogée de ses facultés cannabinoïdo-mentales d’illisibilité (Gravity’s Rainbow, pour ne pas le nommer), on constate que, bien qu’assagi quelque part, le Thomas Pynchon de Bleeding Edge est encore porté, de ses digressions sur les effets néfastes du Web à ses portraits de fêtes sans fin, explosions de vitalité qui ne semblent aller nulle part, par la fougue potache et adolescente d’un des  plus juvéniles et geek auteurs américains encore vivants à 76 ans. La nouveauté, ici, étant qu’il s’applique à mettre à jour les problématiques d’un prédécesseur, soit celle, Orwellienne, du panoptisme et du contrôle social, en accord avec les développements plus récents qu’elle a connu dans l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre, au tournant du millénaire.

«What is perhaps [the most] important, to a working prophet, is to see deeper than most of us in the human soul. [And] the internet […] promises social control on a scale […] quaint old 20th-century tyrants with their goofy moustaches could only dream about», avançait-il dans The Road to 1984, déjà comme manière de rappeler comment les nouvelles technologies de communication se contentaient peut-être de reconduire un vieux principe du doublespeak: «La liberté, c’est l’esclavage». Publié en 2013, mais diégétiquement situé entre le printemps et l’automne 2001 (deux ans avant la parution de l’essai sur Orwell), Pynchon prête alors à celui de ses personnages (Ernie Tarnow, qui est le père de l’héroïne du roman, Maxine Tarnow, une détective spécialisée dans les affaires de fraude, et ici aspirée dans une affaire de détournements de fonds impliquant la Grande Toile) qui se plie le mieux à une fonction de porte-voix à l’indignation pynchonienne, les paroles oraculaires suivantes:

Call it freedom, [Internet]’s based on control. Everybody connected together, impossible anybody should get lost, ever again. Take the next step, connect it to these cell phones, you’ve got a total Web of surveillance, inescapable. You remember the comics in the Daily News? Dick Tracy’s wrist radio? it’ll be everywhere, the rube’s all be begging to wear one, handcuffs of the future. Terrific. What they dream about at the Pentagon, worldwide martial law. (Bleeding Edge, p.420).

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Ne serait-ce que pour son absence d’équivoque, ce genre de charge a de quoi étonner. En 2003, dans son essai, Thomas Pynchon qualifiait l’écrivain de «prophète au travail» —working prophet, et le fait qu’il l’ait fait dans le contexte d’un hommage à Orwell invite à le prendre au sérieux, d’autant plus qu’il ne manquait pas du même coup de faire écho à Don DeLillo qui disait, dans une entrevue de 1997 (accompagnant Underworld) et sur un ton plus péremptoire: «Novelists don’t follow, novelists lead. […] [I]t’s our task to create a climate, to create an environment, not to react to one. We as novelists have to see things before other people see them1Maria Moss, «Writing as a deeper form of concentration», Sources, printemps 1999, p.88. C’est aussi un propos qui est dans un essai de Pierre Bayard Demain est écrit (2005, coll. «Paradoxes», Paris: éd. de Minuit), en se limitant toutefois à l’anticipation de drames personnels à venir dans la vie d’une poignée d’auteurs.

Or, ce rôle peut-il encore être tenu? Pour tâcher de répondre à cette question, encore faut-il départager la «prophétie» susmentionnée de la simple prédiction. La prophétie, au contraire de la prédiction, se soucie moins de détails que de viser au cœur du problème, détecté par l’écrivain à son état germinatoire de «premier jets d’un futur épouvantable» (ou de first drafts of a terrible future, comme le dit Pynchon dans son essai). Aussi, reconnaître en Orwell un prophète ne proviendrait pas du genre d’assimilation qui tendrait à rapprocher, par exemple, des «télécrans» que hantent la figure moustachue et le regard omniprésent de Big Brother dans 1984 aux écrans plasma bidirectionnels d’aujourd’hui (par ailleurs dotés d’une caméra et d’un micro, dont on ignore si, en les fermant, ils ne se contentent pas de ne dormir que d’un œil, pour ainsi dire). Le prophétisme d’Orwell serait plutôt à entendre en ceci qu’il aurait su reconnaître très tôt le maintien d’une sorte de «volonté persistante au fascisme» (will to fascism), lequel (sans que la victoire des forces de l’Axe y change quoi que ce soit), n’aurait même pas atteint aujourd’hui son plein potentiel. Les plus récentes avancées de la technologie ne seraient alors que les derniers avatars de cette expansion, de même que l’agent de ses dernières mutations, dont la tendance irait toujours progressant vers une forme de soumission consentie, «démocratique» et facile à utiliser. Au reste, rappelle Pynchon au lecteur oublieux (et bien que cette théorie soit maintenant contestée), le World Wide Web a d’abord été conçu par (et pour servir) le complexe militaro-industriel.

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Reste qu’il est difficile d’évaluer, pour des raisons évidentes, dans les œuvres de l’extrême contemporain cette dimension possiblement prophétique, le temps de la réception étant trop proche pour confirmer ou infirmer, ou simplement identifier, ce qui y aurait été anticipé. Mais je ne pense pas moins que la vitesse avec laquelle le «futur» —spécialement du côté des technologies de communication— semble faire irruption dans notre présent, avec ses nouveaux outils et ses nouveaux paradigmes, rend particulièrement difficile de prétendre à une telle posture —cette accélération se révélant telle qu’elle ne peut plus tant inspirer les prognostics imaginatifs de l’écrivain de fiction qu’être tout simplement constatée autour de nous, comme dans les œuvres d’écrivains que leurs temps pouvaient encore accorder le luxe de la prescience.

Comme dans l’exemple de l’extrait plus haut cité, Pynchon, qui a installé les événements de Bleeding Edge dans un passé récent, ne semble plus pouvoir faire autrement que mettre en scène un discours qu’on pourrait qualifier de prophétique, mais trompeur, en ceci qu’il demeure reporté dans un moment du passé, peut-être le dernier moment du passé où cela était encore possible. Car dans le présent de sa lecture, il ne peut être reçu que comme un constat déguisé sur la montée en flèche de la cybersurveillance et son potentiel totalitaire. Libre au lecteur d’en mesurer, d’en apprécier ou contester la «justesse» ensuite; chose certaine, les éléments de confirmation ou d’infirmation sont à sa portée, aussi certaines que son prochain iPhone ne s’activera pas («handcuffs of the future») s’il ne reconnaît pas ses empreintes digitales. Dès lors, si on lie cette prédiction Orwellienne au commentaire que Pynchon même a fait de 1984 (lecture portée de bout en bout sur le constat de la croissante actualité de ce roman), il semble que ce romancier ne se présente pas tant comme un «prophète au travail» qu’un «fact-checker» qui, après contre-vérification, serait appelé à constater tout simplement la qualité prophétique des œuvres qui ont précédé la sienne, comme si l’heure, entre les romans d’anticipation du passé et l’état actuel (accélérant) du présent, était venue de régler des comptes, non sans une certaine urgence.

Certes, il est évident que dans cette Thomas-Pynchon Land dont l’étendue historique n’a de cesse de s’accroître de livre en livre (de l’établissement de la ligne Mason & Dixon de Mason & Dixon (1997), au far-west virtuel du World Wide Web avec Bleeding Edge (1948-1984-2001-2003-2013)), on ne cessera de voir émerger certaines «contreforces» soucieuses de préserver les dimensions de l’expérience à distance de la rapacité des intérêts politiques et privés, en se créant, par exemple, des réseaux alternatifs de communication, comme le système postal W.A.S.T.E. de Crying of Lot 49, ou le «Dark Web» évoqué dans Bleeding Edge aujourd’hui («Dark Web» qui, aux dernières nouvelles, a fait scandale en laissant découvrir un site par lequel il était possible de se faire livrer de la drogue comme on se ferait livrer un livre de chez Amazon à prix coupé ou des pizzas de chez Domino’s Pizza prédécoupées elles aussi 2http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs). Comme il est évident que dans cette lande Techno-Pynchonienne, nous serons encore exposés à voir se manifester l’inexpliqué sous la forme de revenants, d’ectoplasmes ou de zombies contreculturels bien parés à s’immiscer dans le meatspace de la réalité quotidienne, ne serait-ce qu’à titre de troublantes hallucinations, ou d’avatars irrepérables issus du monde de Second Life. Mais s’agit-il là vraiment de prophéties au sens strict, ou des divagations linéamenteuses d’un auteur qui, malgré son obsession des savoirs, cache de sa propre ironie son effort à imaginer encore, dans le monde de sciences dures qui l’obsède, le plus improbable, fabulé des mariages avec le monde du spirituel? Quoi qu’il en soit, il semblerait dès aujourd’hui qu’on puisse s’attendre à ce que le rôle de contre-vérificateur de ce que leurs prédécesseurs auront su voir de notre présent ou de notre passé récent (ce dont la littérature ne manque pas) fusse appelé, de plus en plus, à obséder les écrivains.

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    Maria Moss, «Writing as a deeper form of concentration», Sources, printemps 1999, p.88. C’est aussi un propos qui est dans un essai de Pierre Bayard Demain est écrit (2005, coll. «Paradoxes», Paris: éd. de Minuit), en se limitant toutefois à l’anticipation de drames personnels à venir dans la vie d’une poignée d’auteurs.
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