Entrée de carnet

Histoires de béances

Marie-Hélène Voyer
couverture
Article paru dans Lectures critiques VI, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Œuvre référencée: Berthiaume, Sarah, Handfield, Mathieu, Baril Guérard, Jean-Philippe et Boulerice, Simon. Les cicatrisés de Saint-Sauvignac (Histoires de glissades d’eau), Montréal, Ta mère, 2012, 162 pages.

Il y a de ces lieux qui marquent l’imaginaire, des lieux qui agissent comme de véritables fabriques narratives tant leur potentiel romanesque apparaît inépuisable. Les quatre auteurs du collectif Les cicatrisés de Saint-Sauvignac ont bien su s’approprier ce haut lieu de l’enfance et de l’adolescence que constitue le parc aquatique et, plus spécifiquement,  la glissade d’eau.  Les quatre récits de ce recueil –«Printemps», «Été», «Automne» et «Hiver»– retracent l’histoire du Super Parc Aquatique de Saint-Sauvignac, de l’annonce de sa construction à sa fermeture précipitée. Véritable pivot de la fiction, ce lieu se présente comme le point nodal où se nouent et se scellent les existences douces-amères d’une bande éclectique de pré-pubères tourmentés. Ici, le parc aquatique devient le lieu initiatique de tous les passages et de toutes les déchirures –littéralement– puisqu’un clou mal enfoncé dans la glissade sera au cœur d’un massacre de masse, sorte d’hécatombe épidermique, véritable drame local qui divisera la population entre les enfants cicatrisés et les «intacts». Échelonnées sur quatre saisons, les histoires présentent l’archéologie de cette grande saignée qui s’est déroulée dans ce lieu hors du monde, ce Super Parc –sorte d’utopie bâtie de  «l’autre bord de la track» (p.9), «[m]iracle en devenir, dissimulé derrière une barricade de plywood» (p.30-31). Chacune des quatre histoires est racontée du point de vue d’un personnage: la sœur de Chelsea Plourde, cette aguicheuse de premier ordre aux seins immenses; Bouboule qui rêve de perdre son pénis; Cédrik Éberstarck, le nerd socialement déviant; Hugo qui se prend pour le fils de Dieu et qui joue avec le «petit garçon avec une queue de rat» (p.129) en attendant d’être à son tour un martyr, comme les autres cicatrisés.

 

Saillances du récit

Les motifs de la saillance et de la béance assurent la cohérence entre chacun des récits des Cicatrisés, que l’on pense évidemment à la «fameuse Calabresse, la glissade la plus à pic jamais construite en Outaouais» (p.1), sorte de «tour en bois de plusieurs dizaines de mètres, qui s’élance vers le ciel avec arrogance» (p.32),  «[l]ong ruban turquoise qui monte vers le ciel comme un formidable lacet de réglisse chimique à la framboise bleue déroulé par la main de Dieu» (p.33). Que l’on pense encore au clou qui dépasse de la glissade et dont «l’éclat métallique [luit] à travers le plastique de la Calabresse» (p.41); la faute de Ramon, un ouvrier distrait par les minaudages de Chelsea qui, lors de la construction, «tourn[ait] autour de l’échafaudage de Ramon en se tortillant». Dès qu’il la voit, ses «yeux de vache folle partent dans tous les sens. Pis pas juste ses yeux: son gun à clous, aussi. Sa cloueuse pneumatique a l’air possédée du démon et se met à taquer n’importe où, n’importe comment» dans une séance frénétique de «clouage freestyle» (p.35).

Dans Les cicatrisés de Saint-Sauvignac, il y a donc ces saillances qui s’exhibent et se dressent vers le ciel comme la Calabresse et son clou maudit, comme «[l]es seins de [Chelsea qui] pourraient entrer en compétition avec n’importe quel végétal luxuriant de n’importe où sur la planète […][,] [véritables] jardins de Babylone suspendus dans une brassière » (p.5). Il y a encore cette cicatrise boursouflée, hypertrophiée que Cédrick Eberstarck arbore avec fierté:

[l]a sclérodermie congénitale qui court dans ma famille avait eu l’effet d’hypertrophier la cicatrice qui ornait mon dos. Celle-ci, plutôt que d’avoir l’air d’un maigre coup de stylo beige pâle comme chez les 117 autres, avait boursouflé et rosi jusqu’à donner l’impression qu’on m’avait buriné le dos avec un ciseau à bois de 24 millimètres. Une œuvre d’art vivante sculptée par le Super parc aquatique de Saint-Sauvignac. J’étais magnifique et tout le monde m’enviait (p.88).

À l’opposé, il y a ces saillances que l’on cache, comme Bouboule qui dissimule son ventre derrière un tee-shirt de Marie-Mai (p.45) et qui rêve de «perdre sa petite virilité» à l’image d’une «peau qui pèle […] couche par couche», comme «[u]ne succession de peaux de bananes, comme des poupées russes» (p.42).  Entre saillances et béances, entre ce qui s’exhibe et ce qui s’occulte, tout dans Les cicatrisés de Saint-Sauvignac dit les tensions contradictoires qui animent ces personnages en quête d’eux-mêmes.

 

En quête d’une béance

Le motif du corps scindé apparaît tant dans la physionomie des personnages que dans la topographie de Saint-Sauvignac où le chemin de fer agit comme une balafre qui divise l’espace –et le corps social du village– en deux; d’un côté, les familles «normales», et de l’autre, les marginaux comme le petit garçon à la queue de rat et Dada, l’unique prostituée de Saint-Sauvignac:

[l]a plupart des maisons étaient laissées à l’abandon, leurs bardeaux de bois blanchis par le soleil tenaient à peine aux murs. Des vieux pick-up américains traînaient dans toutes les cours, dévorés par les herbes hautes. Il fallait bien regarder où on mettait les pieds, pour éviter les flaques de vomi, le verre brisé, les seringues sales (p.101).

Ainsi, pour les enfants de Saint-Sauvignac, «le seul fait d’enjamber la track constitu[e] […] un événement» (p.11). Lieu de toutes les légendes urbaines –un gars s’y serait suicidé en «calant un demi-gallon d’eau de Javel et aurait agonisé sur la voie ferrée jusqu’à ce qu’un train du Canadien Pacifique abrège ses souffrances en le coupant en deux» (p.11)–, seuil quasi initiatique qui marque la limite du monde connu, la track est à elle seule dotée d’un aura de mystère. Sorte de cicatrice topographique qui divise le village tout autant que les corps; dès qu’on l’enjambe «le ciel s’assombrit: nuage de soufre devant le soleil pis toute» (p.29). À cette scission de l’espace répondent les stigmates plus charnels des enfants victimes de la Calabresse.

Blessé lors de l’inauguration de «LA glissade “attraction fatale” de Saint-Sauvignac» (p.63),  Bouboule raconte comment il s’est littéralement senti déchiré en deux, alors qu’il s’élançait à plat ventre dans la glissade: «[c]’était une sensation particulière, parce qu’elle était jumelée au gros plaisir gras de glisser dans la glissade la plus impressionnante du Super Parc aquatique de Saint-Sauvignac» (p.67). Dans le bassin d’eau rougie, les enfants découvrent leurs plaies vives: Mammouth crie «Y a quelque chose qui m’a ouvert le dos! Y a quelque chose qui m’a ouvert le dos!» en tentant «de se tordre le cou pour voir la coupure sur sa colonne vertébrale» tandis que Landry parvient «à voir sa propre plaie en se contorsionnant le cou par-dessus l’épaule» (p.67). Tout dans cette scène relève du rituel, de l’initiation:

[c]’était un carnage, comme. Nos corps commençaient à s’emboîter les uns dans les autres. On n’était pas capables de sortir de l’eau […]. Chaque nouveau corps qui aboutissait dans le bassin créait une onde de choc. […] C’était spécial, comme moment. C’était devenu un véritable chaos de cris de douleur dans le bassin d’eau rouge, mais dans la glissade, ça sonnait comme l’écho d’un bonheur violent. On était toute une tribu d’Amérindiens qui hurlaient (p.69).

Lieu de passage en surplomb du monde, sorte d’autel où se jouent, sur le mode ludique, tous les codes du rituel, la Calabresse s’avère le site par excellence de la transformation, un espace sacrificiel qui ne laisse personne intact.

 

De la ritualisation à l’exclusion

Les codes du sacré définissent entièrement cette glissade, qui apparaît comme un lieu presque mystique. Que l’on pense à Bouboule «extatique sur la plate-forme de la plus grosse et haute glissade de Saint-Sauvignac» (p.63) ou encore à «Mammouth [qui] s’était engagé dans sa descente heureuse en poussant un cri d’amérindien. Pis après, ça avait été le tour à Landry. Pis après Cédrik Eberstrask. Tous les deux avaient crié eux aussi comme des Amérindiens. C’était peut-être un cri de leur tribu […]» (p.65). Par cette glissade initiatique, moment-clé de tous les renouvellements, Bouboule voit son corps transformé:

[m]on pénis se vidait de son sang. Rien de moins. […] Il y avait de quoi paniquer. Mais je ne pouvais pas m’empêcher d’être profondément content. […][J’]avais sans doute perdu mon pénis dans la glissoire. Je me croisais férocement les doigts pour que mon rêve se concrétise (p.70-71).

Bouboule apprendra peu après, par son médecin, avoir subit sur la Calabresse l’équivalent d’une subincision, «pratiquée traditionnellement par certaines tribus aborigènes […] [qui] se font une ouverture sur leur pénis. C’est une façon de représenter le sexe féminin sur le sexe masculin» (p.74-75). La Calabresse servira également d’autel aux élans messianiques d’Hugo, qui se prend pour le fils de Dieu. Ce dernier, qui n’était pas présent lors du carnage estival, prend le parti de se blesser volontairement, «consciemment, par choix et de manière grandiose» (p.133) sur la glissade –désormais condamnée– qu’il doit déblayer, en plein mois de février, avant de s’y précipiter tel un martyr. Ici encore, les codes du rituel s’opèrent alors que le pseudo messie explique: «[v]ous vous dites que je pourrais bien finir ça demain, mais les actes divins, ça se réalise soit en une journée, soit en trois, soit en sept; t’as pas le choix, c’est comme ça que ça marche, sinon c’est poche» (p.136).

À ces changements physiques et à ces élans vaguement spirituels découlant de la tragédie du Super Parc aquatique correspond une réorganisation entière de la hiérarchie sociale au sein de cette nouvelle tribu des balafrés:

exit la tyrannie d’un système de classement de la valeur des individus basé sur la vélocité des lancers au ballon-chasseur. C’était maintenant la taille et la longueur de notre cicatrice qui déterminaient notre excellence, comme si, en tant que frères d’armes ayant vécu le même calvaire, nous voulions honorer ceux qui en avaient le plus souffert […] (p.89).

De la simple réorganisation à la pure ségrégation, l’école de Saint-Sauvignac en vient à redéfinir entièrement ses espaces, massant les cicatrisés dans certains «ghettos» interdits aux «intacts»: «[d]u jour au lendemain, tous les cicatrisés devaient manger dans une section isolée de la cafétéria d’où tous les objets coupants avaient été soigneusement retirés, et on ne nous servait que des mets végétaliens» (p.90); «la politique de ségrégation s’était aussi insinuée dans la formation des classes» (p.91) avant de mener à l’exclusion infligée par les élèves «intacts» qui leur lancent des roches: «on portait en nous la rage sourde des écorchés, comme les étudiants chinois sur la place Tian’anmen ou les gais du Stonewall Inn» (p.92). Bardée d’équipes de psychologues et d’intervenants, la direction de l’école veille malgré tout au bien-être des cicatrisés: cafétéria, Ritalin et Morphine à volonté, «accès illimité aux médicaments sur ordonnance» (p.110), etc. Fier de son statut de cicatrisé, désormais habitué aux traitements de faveur que lui occasionne son titre d’écorché, Cédrik Éberstark tentera de commettre un geste immonde. Persuadé d’être irrésistible avec sa virile et colossale cicatrice, se prenant pour «le prince de Saint-Sauvignac» (p.122), il tente de violer Emmanuelle, la psychologue de l’école, qui l’assomme à coup de chandelier. Cédrik le nerd devient alors aphasique. De la ritualisation à l’exclusion, la boucle est bouclée. Aux corps scindés répond la béance du langage, son ultime dérèglement:

Aux pitals scan ma tète mes dessins dit que cogner aire de brocante non brocart non Broca, aire de brocante c’est ère de langage lésion donne afasie, afasie rouble de préhension langage allécris et allaural (p.125).

On le voit, Les cicatrisés de Saint-Sauvignac présente sur un mode burlesque une fresque sombre, tragi-comique, des lieux de l’enfance, de ses rituels et de ses blessures. De saillances en béances, on y exacerbe les ressorts qui mènent à l’exclusion sous toutes ses formes. Dans un décor des plus banals –un simple village de l’Outaouais–, on y voit réinvestis, de manière ludique, les motifs (rituel, tribu, scarification) du registre religieux, sacré ou légendaire. Cela n’est pas sans rappeler des romans tels qu’Épique de William S. Messier, avec sa figure du déluge ou encore –sur un ton plus tragique—J’ai eu peur d’un quartier autrefois de Patrick Drolet, avec ce quartier tranquille, prétexte aux visions hallucinées du narrateur qui confond les poteaux électriques avec de «gigantesque[s] croix prête[s] à recevoir un autre sacrifice1Patrick Drolet, J’ai eu peur d’un quartier autrefois, Montréal, Hurtubise, coll.«Texture», 2009, p.22.». On pourrait, finalement, évoquer Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis où, dans une morne banlieue américaine, se côtoient les spectres de l’Holocauste et les fumées sacrées des grands bûchers de Varanasi. La littérature québécoise contemporaine ferait-elle un détour vers le sacré? À moins qu’elle n’aille, tout simplement, faire un tour de l’autre bord de la track

  • 1
    Patrick Drolet, J’ai eu peur d’un quartier autrefois, Montréal, Hurtubise, coll.«Texture», 2009, p.22.
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