Entrée de carnet

Des corps tristes

Geneviève Dufour
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Le Thiec, Morgan. Les petites filles dans leurs papiers de soie, Lachine, Pleine lune, 2009, 118 pages.

La chute des corps n’est pas seulement une expérience physique, mais également une expérience narrative et poétique à laquelle s’est prêtée Morgan Le Thiec, auteure française maintenant établie à Montréal, dans son premier recueil de nouvelles Les petites filles dans leurs papiers de soie. Les personnages s’abîment, abandonnés à eux-mêmes par les leurs, et suivent en cela un mouvement descendant que la chute intime aux corps. Cette trajectoire que suivent les personnages est également un mouvement qui sied au genre de la nouvelle. La contrainte de la chute, un dénouement conventionnellement abrupt laissant le lecteur pantois, n’est cependant pas toujours respectée d’un texte à l’autre. Parfois, on se contente de laisser en suspens la fin du récit de sorte à entretenir un certain flou, par moments poétique, plutôt que de conclure avec force et fracas. Quatorze textes composent l’ouvrage. Quatorze portraits de famille, quelque peu impressionnistes, où parents et enfants sont séparés par des murs de silence et ce, depuis l’aspirante vedette porno dans «Coquelicot» à cette autre femme à la poitrine lourde comme une enclume dans «Santa Lucía aux deux collines».

Bourbe d’enfance

Chacun des textes, d’une concision efficace (en moyenne cinq à six pages), offre un personnage embourbé dans son enfance. Peu de mots sont échangés entre les personnages. Ce sont ces creux, ces failles de la parole et de l’explicite que Morgan Le Thiec exploite avec justesse. Dans «Le Plus Grand Jardin des bords de l’Erdre», par exemple, une veuve fait le bilan de ses années passées auprès de son défunt mari, des années faites de silences apathiques:

Je me demande si les gens se parlent parfois, malgré la distance. De son vivant, il y avait si peu de mots entre nous. Je me demande si les gens se parlent à travers leurs rêves. […] Mais je me demande quand même si les gens se parlent comme ça, avec cette facilité. Malgré la distance et la mort. Malgré les souvenirs et les manques (p.45).

L’écriture de Le Thiec fonctionne un peu comme la nouvelle compose avec la mise en récit, soit par ellipse, suggestion, raccourci, brièveté. Le style est parfaitement adapté au genre nouvellistique. Une adéquation se dégage donc entre les univers narratifs et le genre de la nouvelle, tous deux gouvernés par une esthétique du strict nécessaire, de la mesure. Car ce qui fait la marque de Le Thiec, ce n’est pas tant la brièveté en termes de nombre de pages (les nouvellistes s’y adonnent tous), mais plutôt cette concision et cette densité narratives qui s’articulent au détour de chaque phrase.

Demi-teintes formelles et narratives

L’auteure développe d’ailleurs une poétique de l’implicite, du non-dit. L’économie narrative de la nouvelle impose un sens de la brièveté. En résultent des échanges réduits à leur plus simple expression, d’où l’idée d’une économie de moyens. Les détails révèlent des éléments narratifs les plus signifiants dans la construction de la nouvelle. «Les petites filles dans leurs papiers de soie», par exemple, est un texte élaboré sous forme d’énumération; les gestes posés par la mère de la narratrice sont répertoriés dans le détail de sorte à mettre en relief son caractère minutieux, voire maniaque, de même qu’à souligner son abusive discrétion: «[J]e déplace parfois un des affreux bibelots qui justifient tes heures de ménage. Petite vengeance idiote. Tu t’en rends compte en quelques secondes et tu le replaces immédiatement à sa place» (p.58). Les rituels domestiques d’une douceur pointilleuse s’avèrent une source d’irritation excessive pour la narratrice et sont mis en opposition avec ses propres comportements, lesquels traduisent une certaine rudesse. Au bout du compte, la narratrice se dégage de son exaspération et finit par interpréter les gestes maternels d’un oeil bienveillant, témoignant d’un changement de perspective, d’un relâchement de la tension: «Je t’observe mettre un peu de ce lait sur le dos de ta main pour en respirer l’odeur, souriante et rêveuse. Et je t’écoute me dire, dans un presque murmure: “Tu verras, ce parfum, tu t’en souviendras toute ta vie”» (p.60). L’intrigue se trouve entièrement absorbée par les détails et l’implicite, et cet implicite se recompose dans la chair sensible des personnages.

Mémoire de chair et d’os

Bien que la plupart de leurs souvenirs d’enfance repose sur des vétilles, des instants anodins, ce sont tout de même ces bribes de passé qui sont la source des angoisses. Le rapport au corps est intimement relié à ces difficiles réminiscences, élément-clé de la première nouvelle «Coquelicot» qui exploite habilement le désoeuvrement un peu bête d’une femme métonymique réduite à une paire de jambes infinies et à ses «yeux de poupée» (p.15). Le même motif est repris dans «Les yeux de ma mère», où Daniel et son frère se disputent la couleur des yeux de leur mère décédée. Cette information, sur laquelle ils ne parviennent pas à s’entendre, peut être jugée de peccadille, mais elle devient un sujet de litige entre les deux frères, exposant ainsi toute la lourdeur d’une relation conflictuelle depuis leur enfance: «Je me souviens de tout. Je n’avais pas le droit d’allumer la télévision sans son autorisation. Je me souviens de tous les détails. Je n’avais pas le droit de commencer un dessert avant lui. Il n’avait qu’à me regarder et je reposais ma cuillère» (p.103). Et c’est justement parce que les univers narratifs reposent sur l’infime, le petit, le détail, comme c’est le cas dans «Les yeux de ma mère» notamment, que la souffrance des personnages paraît encore plus dramatique. L’auteure privilégie la diffusion de cette souffrance, non pas par l’entremise d’envolées lyriques ni par de gros plans dramatiques de la douleur, mais en exploitant plutôt le pathos depuis une esthétique de l’anodin, du minime. En mettant l’accent sur les détails des souvenirs d’enfance, l’angoisse se voit accentuée, de même que la tension entre les personnages. Et cette tension exprimée de manière sensible à travers le corps des personnages agit comme une geôle, une prison tapissée de souvenirs.

Minimalisme et obsession

De ce souci du particulier qu’affichent les personnages se détachent forcément des lubies et obsessions. C’est le cas de la sculptrice qui se fascine pour les «Histoires de nos mains». Les mains racontent, selon elle, la présence perdue d’un être cher:

Chacun cherche une main, les poings fermés, l’air inquiet. Chacun cherche une main, une ancienne main, une main tombée beaucoup plus tôt, une main qui leur rappelle quelque chose, un visage. […] Moi, je ne sais plus très bien à quoi ressemble la main que je cherche. Je la cherche quand même comme tout le monde. Je cherche une main, une main connue. C’est une recherche circonstancielle. Parce que d’autres cherchent une main sous cette pluie de mains tombées (p.79-80).

Parcourant la ville pieds nus, la sculptrice investigue toutes les mains en quête d’une seule qu’elle saurait reconnaître (son excentricité fait d’ailleurs penser à celle de Camille Claudel, sculptrice et apprentie de Rodin, pour qui elle modelait des mains et des pieds, notamment). Le personnage étant presque amnésique, la mémoire physique prend le relais. Dans le corps se configurent les souvenirs, s’imprègne un passé inaccessible autrement que par ces souches temporelles disséminées de part et d’autre du corps. En cela, l’auteure demeure fidèle à son attrait pour le particulier, voire l’exigu. Car de ce souci du détail et de l’infime, certes le caractère obsessif des personnages se révèle, mais également leur propension à rester coincés dans la contrainte du passé. Ce sentiment d’enfermement est d’ailleurs exposé dès les premières lignes du recueil: «Sa cravate orange et son costume gris. Il l’ausculte. Elle sourit. Elle s’évade poliment en jetant mille coups d’œil autour d’elle mais il n’y a rien à découvrir. Tout est fait pour que le regard se cogne au décor impersonnel et termine sa course dans l’œil de l’homme qui porte une cravate orange et un costume gris» (p.15). Cet enfermement est symboliquement représenté dans le titre du recueil par l’entremise du papier de soie, sorte de cage jolie mais fragile dans laquelle sont précieusement conservées les poupées et l’enfance en quelque sorte.

Anatomie du recueil: un corps disséminé

Cependant, bien que l’on puisse cerner des points de recoupement entre les nouvelles, il serait malaisé d’associer le recueil aux autres ouvrages du même genre parus au cours des dernières années. Je parle en fait de ces recueils de nouvelles qui proposent une forte cohésion narrative. L’article «Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie » de René Audet et Thierry Bissonnette (2004)s’attache d’ailleurs à mettre de l’avant cette tendance qu’ont les recueils contemporains à se rapprocher du roman. On pense entre autres à des auteurs comme Éric Fourlanty, Élise Turcotte, Michael Delisle, Pierre Yergeau, Bertrand Bergeron. Mais il serait rapide de conclure que Le Thiec renoue avec une quelconque tradition du recueil, celui-ci étant par définition composite et éclectique. La tendance «romanesque» ne s’est pas suffisamment étendue à l’ensemble de la production pour que l’on puisse percevoir un «retour» à la tradition en examinant un ouvrage comme celui de Le Thiec. Dans le cas présent, les textes offrent certes des récurrences et un filon thématique facilement repérable, sans pour autant, cependant, que les nouvelles se répondent entre elles et que l’on soit en présence d’un même univers fictionnel traversant tout le recueil. Certaines nouvelles échappent à ce filon, notamment «La naine rouge» où l’amitié, et non la famille, occupe l’espace narratif. Par contre, force est de constater que la simplicité du style de l’écrivaine unifie l’ensemble de façon subtile et réduit sa portée dramatique. Le camaïeu succinct de drames demeure ainsi au rang des mélancolies. La tension délicatement échafaudée s’apparente d’ailleurs aux univers musicaux auxquels réfère l’auteure en exergue, soit Bashung, Leonard Cohen, Barbara. Les petites filles dans leurs papiers de soie évite la grisaille opaque, la brièveté esthétique contribuant certainement à réduire la surcharge dramatique.

Bibliographie

Audet, René et Thierry Bissonnette, «Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie», dans René Audet et Andrée Mercier [dir.], La narrativité contemporaine au Québec, vol.1: La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p.15-43.

Le Thiec, Morgan. Les petites filles dans leurs papiers de soie, Lachine, Pleine lune, 2009, 118 pages.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.