Entrée de carnet

Structure sociale, loi et graphisme dans «Mémoires de deux jeunes mariées»

Nicolas Rousse
couverture
Article paru dans Imaginaire de l’écrit dans le roman, sous la responsabilité de Véronique Cnockaert (2014)

Mémoires de deux jeunes mariées, roman épistolaire de Balzac, a été étudié selon une perspective épistolaire, sous l’angle de la parole au féminin, sous un angle psychanalytique, mais jamais à partir d’«un système de dispositions cognitives, narratives et esthétiques ancrées dans une conscience substantiellement écrite du monde» (Cnockaert, 2016). Le travail envisagé ici vise à approfondir dans le roman spécifiquement les effets esthétiques de la «raison graphique» telle que développée par l’anthropologue Jack Goody dans son ouvrage La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage. 

Mon intention est de mettre en lumière ce roman selon une perspective légale, faisant naturellement référence à Goody avec La Lettre et la loi, mais aussi sociale, puisque j’ai l’intention d’étudier ce roman en faisant état des droits des femmes, de leur position dans le mariage, puis dans la société en général. Avant de plonger dans l’œuvre de Balzac, j’aimerais mettre en contexte l’époque, et précisément le contexte légal sous lequel ce roman a pris vie, puisque mon analyse y sera intiment liée. À l’époque et dans la société où vit Balzac, la vie, notamment le domaine légal, est dominée par le Code civil des Français. Par le décret du 3 septembre 1807, à l’occasion d’une seconde édition provoquée essentiellement par l’introduction des majorats, le Code civil des Français, promulgué sous ce titre le 21 mars 1804, fut rebaptisé officiellement Code Napoléon. L’empereur, à n’en pas douter, attachait le plus grand prix à cette décision. À Sainte-Hélène, il affirma encore: «Ma vraie gloire, ce n’est pas d’avoir gagné quarante batailles: Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires. Ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil. 1Jean-Marc Taleau, La Pérennité du Code civil en France, Barcelone, InDret, 2005, p.3.» Consacré aux personnes, aux biens et à la propriété, et rédigé dans un style clair et concis pour éviter toute ambiguïté, le Code Napoléon est «un corps de lois destinées à diriger et à fixer les relations de sociabilité, de famille et d’intérêt qu’ont entre eux des hommes qui appartiennent à la même cité.2Irène Delage, Le Code civil des français, 21 mars 1804: quelques points de repère, [en ligne], http://www.napoleon.org/fr/salle_lecture/articles/files/pointsrepere_codecivil04_delage.asp (page consultée le 20 mars 2016).» Notons que ce code a inspiré les droits civils dans de nombreuses démocraties et conséquemment, qu’il a amené beaucoup de positif dans la vie des citoyens. Toutefois, si l’on étudie la place des femmes dans le Code Napoléon, il semble plus juste de céder au terme «positif», celui de «privation». Globalement réactionnaire, ce code donne aux femmes un statut discriminatoire et régit de façon inégalitaire les relations entre les sexes. Napoléon fait sa marque au Code civil en restaurant la domination de l’époux et du père au sein de la famille. La femme passe de la domination paternelle à celle de son mari, et ne peut accomplir aucun acte juridique sans son accord ni administrer ses biens. Son comportement, en tant que femme mariée, doit être en accord avec la loi. Dans l’optique de ce travail, nous nous intéresserons donc à certains de ces éléments du Code. Le contrat de mariage, la dot et les devoirs de la femme mariée seront ainsi au centre de nos recherches.

Mémoires de deux jeunes mariées

Observons que dans Mémoires de deux jeunes mariées, roman épistolaire qui retrace la correspondance de deux jeunes amies, on est, et ce dès le début du roman, transportés au cœur de ce Code napoléonien. En effet, Louise et Renée, nos deux protagonistes, sortent tout droit des carmélites, du couvent, en but de, le titre le présuppose, se marier. Jetées dans le tourbillon du monde, elles empruntent des chemins différents, chemins qui, encore une fois, sont liés par une conception légale du monde. Leurs chemins, leurs lignes de vie, sont donc divisés selon deux options possibles: d’une part, le respect des codes avec un mariage de raison, puis de l’autre, un mariage de passion avec transgression des codes établis. L’analyse proposée ici tente à montrer que l’ensemble du propos de Balzac est condensé dans le traitement qu’il réserve au Code de Napoléon, en tant que figure épistémique qui est à la fois emblème de la connaissance, de l’organisme vivant, tout comme celui de l’organisation du monde en lignes droites. Ayant en tête cela, je vais vous montrer que dans l’œuvre de Balzac, il est impossible de s’échapper des références au code de conduite puisqu’elles s’inscrivent comme point de départ et comme grandes finalités aux lignes de l’Histoire, aux lignes de vie et aux lignes de l’amour. Plus précisément, je vais vous démontrer que si la vie de Renée suit une trajectoire verticale allant du bas vers le haut, tant à ce qui a trait à la fortune qu’au bonheur, et que si Louise suit une trajectoire opposée à celle de Renée, c’est bien parce que l’une se soumet aux normes de l’Institution, tandis que l’autre ne s’y soumet pas.

Le contrat / la dot

À l’époque napoléonienne,  une jeune fille qui désire se marier doit prendre en compte les normes établies et, par ailleurs, se plier aux multiples lois en place: demande, contrat, dot. En s’écrivant des lettres, l’une à l’autre, Renée de Maucombe et Louise de Chaulieu expriment leurs perspectives sur l’amour et le mariage. Dans cet échange, on apprend que Renée est la première à entrer dans la vie conjugale. L’arrangement de son mariage illustre parfaitement le comportement à adopter pour une jeune fille dans une famille aristocratique. Renée décrit comment sa famille a décidé de la marier au fils du baron de l’Estorade:

[…] Le baron, en retrouvant son fils, n’a plus eu qu’une pensée, celle de le marier, et de le marier à une jeune fille noble. Mon père et ma mère ont partagé pour mon compte la pensée de leur voisin dès que le vieillard leur eut annoncé son intention de prendre Renée de Maucombe sans dot, et de lui reconnaître au contrat toute la somme qui doit revenir à ladite Renée dans leurs successions. Dès sa majorité, mon frère cadet, Jean de Maucombe, a reconnu avoir reçu de ses parents un avancement d’hoirie équivalant au tiers de l’héritage. Voilà comment les familles nobles de la Provence éludent l’infâme Code civil du sieur de Buonaparte, qui fera mettre au couvent autant de filles nobles qu’il en a fait marier. […]; [N]éanmoins j’ai consenti gracieusement à devenir madame de l’Estorade, à me laisser doter de deux cent cinquante mille livres. […]  En restant fidèle à mes devoirs, aucun malheur n’est à redouter. Mes sentiments chrétiens sont partagés par mon beau-père et par le chevalier de l’Estorade. Ah! mignonne, j’aperçois la vie comme un de ces grands chemins de France, unis et doux, ombragés d’arbres éternels.3Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.35.

Ce qui est intéressant d’observer dans ce passage, c’est que bien plus que de discuter des termes du mariage de leur fille, les parents de Renée de Maucombe discutent d’un contrat. «Les contrats écrits concernant la propriété et la répartition de celle-ci sont une condition sine qua non [sous Napoléon]; […] Et loin d’être limités aux alliances, les contrats écrits entre deux générations d’une même famille […] étaient très répandus en Europe continentale4Jack Goody, «La Lettre et la loi», La logique de l’écritureAux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p.149» affirme Goody dans «La Lettre et la loi». En effet, on remarque que la piété filiale est «décomptée, point par point, mesurée en quantités exactes […] [autour] du jargon notarial.5Ibid » Dans cet extrait, notons une attention particulière quant à la dot de Renée. Sous le Code, la dot «[possède la double fonction d’]héritage pré-mortem que la femme reçoit en se mariant de sa propre famille6Florence Laroche-Gisserot, Pratiques de la dot en France au XIXe siècle. [en ligne], http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1988_num_43_6_283565 (page consultée le 28 mars 2016)» et de «contribution que la femme apporte au mari pour supporter les charges du mariage7Bibliothèque nationale de France, Code civil des français, Paris, Édition originale et seule officielle de l’imprimerie de la République, 1804, p.380.». Or, avec Mémoires de deux jeunes mariées, il est question d’un procédé dont on peut penser qu’il a correspondu depuis longtemps, notamment dans [le milieu aristocratique], à une certaine réalité: la dot fictive. «Les tribunaux furent au XIXe siècle fréquemment saisis du cas tout à fait fréquent de dots promises, mais non versées (ce qui mettait en jeu de nombreux points de droit: existence d’une obligation naturelle de doter, nature gratuite ou onéreuse de la dot).8Florence Laroche-Gisserot, Pratiques de la dot en France au XIXe siècle, [en ligne], http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1988_num_43_6_283565 (page consultée le 28 mars 2016)» Obligation naturelle qui, il est important de le préciser, ne relève que d’une tradition orale puisque rien de stipule dans le Code Napoléon que la famille est dans l’obligation de doter. Une opposition paraît établie entre un droit qui serait issu de «la volonté consciente des légistes et un autre droit, coutumier, produit cette fois par ce que Savigny aurait appelé, dans Le Juridique des anthropologues, la ‘’conscience commune d’un peuple’’. Divergence de rationalités, donc, d’où découlerait la divergence des formes juridiques concrètes.9Louis Assier-Andrieu, Le Juridique des anthropologues, Toulous, Droits et sociétés, Volume 5, n°1, p.92.» Goody note au sujet de ce droit coutumier, qu’on a longtemps privilégié le fils, qui «[était] chargé de perpétuer la lignée10Mariez, Frédéric, Le Code Napoléon, charia catholique du patriarcat gréco-romain: histoire du droit des femmes, [en ligne], https://matricien.org/patriarcat/histoire/napoleon/ (page consultée le 3 avril 2015)», au détriment de la fille. C’est d’ailleurs pour constituer un majorat au fils aîné que l’on marie ainsi Renée de Maucombe sans dot. C’est ce qui la fait dire: «Voilà comment les familles nobles de la Provence éludent l’infâme Code civil du sieur de Buonaparte, qui fera mettre au couvent autant de filles nobles qu’il en a fait marier.11Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.35» En effet, «les chances de se marier sans dot au XIXe siècle sont généralement tenues pour presque nulles12Florence Laroche-Gisserot, Pratiques de la dot en France au XIXe siècle, [en ligne], http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1988_num_43_6_283565 (page consultée le 28 mars 2016)» remarque Florence Laroche-Gisserot dans son étude sur les pratiques de la dot en France au XIXe siècle. Ainsi, il n’est donc pas surprenant que Renée accepte «gracieusement» ce mariage.

Or, bien loin que de ne penser qu’à son propre bonheur, Renée agit en fille modèle, selon les articles du Code. Non seulement accepte-t-elle d’épouser Louis de L’Estorade, mais elle s’efface totalement de la contraction de son mariage tel qu’elle se doit de le faire. Nous l’avons dit précédemment, sous Napoléon, la femme est sous la domination paternelle jusqu’à ce qu’elle passe sous la domination de son mari. Renée ne peut contracter et doit s’effacer des négociations, puisque les obligations conventionnelles, faisant référence à l’article 1124 du Code civil, interdissent «les mineurs, les interdits [et] les femmes [de contracter]13Bibliothèque nationale de France, Code civil des français, Paris, Édition originale et seule officielle de l’imprimerie de la République, 1804, p.273.».

Extrait du Code civil des Français, 1804, article 273.

Extrait du Code civil des Français, 1804, article 273.
(Credit : Bibliothèque nationale de France. Code civil des français. Paris, Édition originale et seule officielle de l’imprimerie de la République, 1804, p.273.)

Certes, sa position sociale, le fait qu’elle n’ait pas de dot et le fait qu’elle puisse s’échapper du couvent, favorise en soi son comportement docile. Néanmoins, si elle accepte de vivre «les réalités vulgaires d’une destinée simple comme celle d’une pâquerette14Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.37», c’est bien parce qu’elle considère ce mariage comme faisant partie de ces devoirs, de la loi. D’autant plus, être fidèle à ses devoirs, prédit-elle, et ceci est important au sens de la ligne droite que prescrit la loi, lui évite de redouter quelconques malheurs…

À l’opposé de Renée, Balzac nous présente Louise de Chaulieu, qui, même si elle partage plusieurs caractéristiques de vie similaire à celle de Renée, dont le fait d’avoir été enfermée au couvent pour l’inexistence de dot, est foncièrement opposée à Renée. Si dans Renée on retrouve un caractère raisonné et obéissant, on retrouve chez Louise un caractère passionné et indomptable. En sortant du couvent à cause d’une maladie qui menace de la tuer, Louise reçoit l’appartement luxueux de sa grand-mère décédée, la princesse de Vaurémont. Louise raconte les derniers mots que sa grand-mère lui dit: «J’aurai soin que tu ne sois point sacrifiée, tu seras indépendante et à même de marier qui tu voudras.15Ibid., p. 14» Cette femme noble de l’Ancien Régime comprend très bien que même à l’époque de la Restauration, si une jeune n’est pas «indépendante», c’est-à-dire, si elle ne dispose pas d’un capital pour sa dot, elle n’est pas libre de choisir un époux. Louise se trouve donc libérée du couvent, s’établit à Paris, mais elle rencontre bien vite les limites de sa nouvelle liberté qu’elle décrit dans une première lettre à Renée: «Eh! quoi, mon père, au lieu d’employer cette somme à me marier, me laissait mourir au couvent?16Ibid, p.11» Louise apprend, en effet, tout comme il en est le cas avec Renée de Maucombe, que son père gère son capital en faveur de son frère. Il est, selon le Code 389, dans son pouvoir de le faire.

Éventuellement le père de Louise va lui parler assez franchement de sa situation. Après le retour du couvent, il entre dans son appartement pour lui expliquer la position actuelle de sa fortune:

Ma chère, vous avez à vous habiller, à vous arranger ici […] Mais n’ayez nul souci: votre fortune est assez considérable pour que vous ne soyez à charge ni à votre mère ni à moi […] [V]otre grand-mère vous a laissé cinq cent mille francs qui étaient ses économies […] Cette somme a été placée sur le grand-livre. L’accumulation des intérêts a produit aujourd’hui environ quarante mille francs de rente. Je voulais employer cette somme à constituer la fortune de votre second frère; aussi dérangez-vous beaucoup mes projets; mais dans quelque temps peut- être y concourrez-vous: j’attendrai tout de vous-même. Vous me paraissez plus raisonnable que je ne le croyais. Je n’ai pas besoin de vous dire comment se conduit une demoiselle de Chaulieu; la fierté peinte dans vos traits est mon sûr garant.17Ibid., p.19.

La situation de Louise est donc ainsi faite: elle est riche, mais elle reste sous la tutelle de son père, qui dispose du capital de son héritage. Tant qu’elle n’est pas mariée, elle ne peut disposer, par l’entremise de son mari, de son capital. Cependant, et voilà bien la plus grande différence entre Renée et Louise, si le père Chaulieu cherche à marier sa fille sans dot, elle, en comparaison de Renée, n’accepte pas la situation. La pauvre fille se plaint que son père la destitue: «Peut-être me marierai-je en Espagne, et peut-être la pensée de mon père est-elle de m’y marier sans dot, absolument comme on te marie à ce reste de vieux garde d’honneur18Ibid, p.48.», écrit-elle à Renée. Et bien qu’elle feigne une obéissance parfaitement jouée lorsque son père remarque qu’«il est bien temps de la marier19 Ibid, p.125.», elle contrecarre ses plans en choisissant d’épouser le Baron de Macumer. Aussitôt qu’elle se rassure que ses parents acceptent de la marier, Louise instruit son amant Felipe: «Allez me demander dans la matinée à mon père. Il veut garder ma fortune; mais vous vous engagerez à me la reconnaître au contrat sans l’avoir reçue, et vous serez sans aucun doute agréé.20Ibid, p.128.» D’emblée, Louise transgresse les codes établis en défiant son père et, bien qu’elle ne signe aucun contrat, elle se mêle quand même de politiques dont elle ne devrait s’occuper. Certes, Louise adopte partiellement aux normes, puisqu’elle démontre une attitude obéissante envers son père. Or, cette attitude  est feinte et entièrement calculée: «Votre fille pleure, mais elle plie sous l’ascendant irrésistible de votre majestueuse autorité paternelle.21Ibid, p.125» Louise feint l’obéissance et joue le rôle de fille docile, car elle sait très bien que sans l’autorisation de son père, elle ne peut marier Don Felipe Hénarez. C’est la mère de Louise qui laisse sous-entendre qu’elle n’est pas dupe de l’artifice de sa fille:

[L]a duchesse est devenue encore meilleure femme avec moi qu’auparavant. Elle m’appelle petite rusée, petite commère, elle me trouve le bec affilé. […]– Allons donc, Armande, me dit-elle en me prenant par le cou, m’attirant à elle et me baisant au front, tu n’as pas voulu retourner au couvent, tu n’as pas voulu rester fille, et en grande, en belle Chaulieu que tu es, tu as senti la nécessité de relever la maison de ton père. […] Je t’ai vue pendant tout un hiver fourrant ton petit museau dans tous les quadrilles, jugeant très bien les hommes et devinant le monde actuel en France. Aussi as-tu avisé le seul Espagnol capable de te faire la belle vie d’une femme maîtresse chez elle.22Ibid., p. 134.

Bien que les termes du contrat de mariage ressemblent à ceux du mariage de Renée, le rôle des deux jeunes femmes n’est pas du tout le même. Louise a choisi son mari; les parents de Renée ont choisi M. de l’Estorade sans jamais avoir consulté leur fille. L’autorité avec laquelle Louise dirige son fiancé diffère aussi de la soumission de Renée, et s’oppose au Code de Napoléon. Certes, Louise feint une déférence qu’elle exhibe en communiquant avec ses parents, lorsqu’ils lui exposent leur décision relative à la proposition de mariage avec le baron de Macumer: «J’ai tout simplement répondu que si monsieur Hénarez s’était entendu avec mon père, je n’avais aucune raison de m’opposer à leurs désirs.23Ibid, p.128» Toutefois son interférence dans la négociation du contrat, de sa dot, et des décisions de son père démontre qu’elle ne respecte pas le Code: elle fait désordre.

Le rôle attendu de la femme dans le mariage

En plus de devoir respecter les codes établis quant à la demande de mariage et au contrat, le mariage impose une certaine conduite à adopter pour la femme mariée: respect, obéissance. «Une fois de plus l’écriture s’immisce[e] dans […] la vie domestique, fournissant un instrument de contrôle redoutable de la vie familiale24Jack Goody, «La Lettre et la loi», La logique de l’écritureAux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p.159.» remarque Goody à propos de l’écriture de la loi écrite quant aux mariages. Indubitablement, si le Code Napoléon atteste peu du comportement à adopter pour l’homme il renforce, néanmoins, l’infériorité de la femme en la vouant au service, sinon au plaisir, de son mari. Renée de l’Estorade est consciente de ce que l’on attend d’elle en tant que femme mariée. Mariée à un homme qu’elle n’aime pas, elle réalise, et ceci est important d’un point de vue graphique, que la lignée qui lui est imposée est bien loin de la ligne de l’amour. Plus précisément, Renée prend conscience que la loi la prescrit à un mariage de raison, et non pas à un mariage de passion. Dans une de ses lettres destinées à Louise, Renée en fait la remarque: «Toute femme mariée apprend à ses dépens les lois sociales qui sont incompatibles en beaucoup de points avec celles de la nature. […] La loi naturelle et le code sont ennemis, et nous sommes le terrain sur lequel ils luttent.25Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.98» Ses idées proviennent de sa propre vie au cours de laquelle elle a «cruellement étudié le rôle de l’épouse et de la mère de famille.26Ibid.» Même si elle médite beaucoup sur la position des femmes, elle accepte les règles sociales et son mariage contractuel en jouant son rôle de femme et de mère de façon irréprochable. Contrairement à son amie Louise qui est une fille insoumise, Renée est l’épouse parfaite d’après le Code Napoléon puisqu’elle est obéissante tel qu’il est requis dans l’article 213 du Code.

Pour interpréter les paroles de Renée, il est important de comprendre sa position. En premier lieu, elle doit épouser Louis de l’Estorade pour éviter un retour au couvent: «Après avoir deviné que si je n’épousais pas Louis je retournerais au couvent, j’ai dû, en termes de jeune fille, me résigner.27Ibid., p. 74.» Qui plus est, elle n’aime pas cet homme «de cet amour qui fait que le cœur bat quand on entend un pas, qui nous émeut profondément aux moindres sons de la voix, ou quand un regard de feu nous enveloppe.28Ibid, p.56.» Renée justifie l’absence de l’amour dans son mariage en affirmant que «[l]e mariage se propose la vie, tandis que l’amour ne se propose que le plaisir; mais aussi le mariage subsiste quand les plaisirs ont disparu, et donne naissance à des intérêts bien plus chers que ceux de l’homme et de la femme qui s’unissent.29Ibid., p. 74.» Elle est consciente de la situation dans laquelle le Code la met:

Si l’amour est la vie du monde, pourquoi d’austères philosophes le suppriment-ils dans le mariage? Pourquoi la Société prend-elle pour loi suprême de sacrifier la Femme à la Famille en créant ainsi nécessairement une lutte sourde au sein du mariage? Lutte prévue par elle et si dangereuse qu’elle a inventé des pouvoirs pour en armer l’homme contre nous, en devinant que nous pouvions tout annuler soit par la puissance de la tendresse, soit par la persistance d’une haine cachée. […] Les lois ont été faites par des vieillards, les femmes s’en aperçoivent; ils ont bien sagement décrété que l’amour conjugal exempt de passion ne nous avilissait point, et qu’une femme devait se donner sans amour une fois que la loi permettait à un homme de la faire sienne. […] J’étais un être auparavant, et je suis maintenant une chose! […] Mes réflexions… m’ont conduite à penser que l’amour dans le mariage est un hasard sur lequel il est impossible d’asseoir la loi qui doit tout régir.30Ibid, p.107

Indéniablement, Renée est consciente que le mariage est une nécessité sociale. Nécessité sur laquelle Balzac médite d’ailleurs dans son œuvre Philosophie du mariage, où il conçoit «le mariage [en tant qu’]institution nécessaire au maintien des sociétés, mais […] contraire aux lois de la nature.31Honoré de Balzac, Philosophie du mariage, Québec, Bibebook, 2015, p.16» La loi écrite se traduirait en ce sens en tant qu’élément qui ordonne l’ordre et la raison tandis que la nature serait reléguée, d’une manière antithétique, à la passion. Renée reflète cette idéologie de Balzac dans son discours. Elle est consciente que la loi écrite, bien qu’écrite par des vieillards, possède un réel pouvoir sur sa vie. Pouvoir qui rappelle indéniablement les travaux de Jack Goody avec Le Pouvoir du livre, illustrant l’idée selon laquelle l’écriture s’immisce partout et à travers nous, en infléchissant le cours de la vie des gens. Plus précisément, Renée résume ses théories sur le mariage et les lois de la nature en adoptant une attitude attendue d’une femme mariée. Elle confirme donc la suprématie du texte sur le corps et va jusqu’à ignorer les symptômes de dépression en cherchant à rester dans l’ordre imposé par la loi. Renée, par son raisonnement, reste donc domestiquée. Elle conçoit «le viatique du mariage […] dans ces mots: résignation et dévouement!32Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.133»

Si l’on retrouve chez Renée un bonheur très circonscrit, on remarque, chez Louise, une vie dévorée par la passion amoureuse. En soi c’est dire que si Renée vit un amour de femme, que Louise vit plutôt un amour de jeune fille. La mère de Louise est celle qui confirme ce dire: «Tu épouses un homme que tu aimes. […] L’amour que tu ressens est un amour de petite fille […]33Ibid., p.135.» Mme de Chaulieu la met d’ailleurs en garde d’un amour de ce genre en lui faisant «les recommandations sérieuses que toutes les mères font à leurs filles.34Ibid, p.135» Plus précisément, Madame de Chaulieu lui répète le langage du Code en évoquant l’idée de se soumettre au mariage avec obéissance. On conçoit, dans son discours, l’idée que le bonheur n’est possible que dans la mesure d’un respect des normes sociales:

Songe donc dès à présent que dans les trois premiers mois de ton mariage tu pourrais devenir malheureuse si, de ton côté, tu ne te soumettais pas au mariage avec l’obéissance, la tendresse et l’esprit que tu as déployés dans tes amours […] N’espère pas trop d’abord du mariage, il te donnera peut-être plus de peines que de joies. Ton bonheur exige autant de culture qu’en a exigée l’amour. Enfin, si par hasard, tu perdais l’amant, tu retrouverais le père de tes enfants. Là, ma chère enfant, est toute la vie sociale. Sacrifie tout à l’homme dont le nom est le tien, dont l’honneur, dont la considération ne peuvent recevoir la moindre atteinte qui ne fasse chez toi la plus affreuse brèche. Sacrifier tout à son mari n’est pas seulement un devoir absolu pour des femmes […], mais encore le plus habile calcul. […] En toute chose, nous devons savoir souffrir en silence.35Ibid, p.136.

Néanmoins, Louise transgresse ces normes sociales et politiques et ne se soumet point à son mari. Au contraire, Louise est celle qui dirige son couple: «je tiens dans ma main le fil qui mène sa pensée.36Ibid, p.105.» En effet, elle ne se fait point soumise, mais plutôt maîtresse de son mari à qui elle impose l’obéissance. Elle prend d’ailleurs beaucoup de plaisir à le traiter en esclave: «J’ai revu mon esclave: il est devenu craintif, il a pris un air mystérieux et dévot qui me plaît; il me paraît pénétré de ma gloire et de ma puissance.37Ibid, p.114.» Au lieu de soumettre à la nature du Code, qui rendrait sa vie réglée et calculée ainsi que l’est celle de Renée, Louise choisit cet amour qui fait d’elle, littéralement, une maîtresse. Indéniablement, Louise prend du plaisir à diriger Macumer, à le surdomestiquer, et du coup de s’échapper de cet amour; celui de Renée, qui ferait d’elle une bête. Renée le décrit bien dans une de ses lettres, son rôle de mère la transforme, selon la volonté de la nature du Code, en animal:

Évitez de vous troubler l’imagination, il vous faut mettre tout votre esprit à devenir bête, à vous faire exactement la vache qui broute pour avoir du lait. Je me suis donc endormie avec la ferme intention de me laisser aller à la nature.38Ibid., p. 157.

La symbolique de la vache, dans cet extrait, n’est pas à ignorer. C’est la question de la domestication de Renée, en lien avec la domestication de la vache qui se pose ici, dans cet extrait. «Ce mouvement de va-et-vient de l’objet alimentaire, avalé-régurgité [par la vache], rumination incessante de la présence-absence de l’objet, au-dedans puis au-dehors, maîtrisé-détruit […] [rappelle indistinctement la digestion lente, mais certes, des éléments du Code par Renée].39Maurice Corcos, Le Corps absent, Paris, Dunod, 2010, p.87.» Jour après jour, Renée, tout comme la vache le fait, fait la digestion de ce qu’on lui demande. Il y a donc, ici, toute la complexité de la loi à laquelle Renée s’astreint.

Or, Louise, elle, ne désire pas être cet animal domestiqué, mais désire plutôt le dominer: «Cependant, ma chère, je ne suis pas emportée, dominée, domptée; au contraire, je dompte, je domine et j’emporte…40Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.114.» Et lorsque Macumer affiche une certaine souveraineté, où bien un air content qui déroge de l’animalité dans laquelle elle le maintient, Louise le menace de l’oublier: «je vous oublierai, vous deviendrez monsieur le baron de Macumer pour moi, ou plutôt vous ne deviendrez rien, vous serez pour moi comme si vous n’aviez jamais existé.41Ibid, p.116.» En effet, elle désire le garder dans cette domestication, puisqu’elle devine qu’il existe deux amours, «celui qui domine et celui qui obéit.42Ibid, p.114.» Il y a donc un renversement identitaire, symboliquement, où Louise se transforme en homme et fait de Macumer une femme. Elle transforme le baron en esclave, en même temps qu’elle le domestique selon l’esprit du code: comportement voué généralement aux femmes. On pourrait affirmer ici que Louise crée le désordre à partir de la raison graphique. Louise est contrainte à la littératie, certes, mais ce n’est qu’à partir de celle-ci qu’elle peut se faire dominante. Il faut relever, indéniablement, et voilà toute la problématique du texte de Balzac, que Renée ne peut, mais surtout ne veut pas s’échapper de ce monde littératien puisque ce n’est qu’à partir de celui-ci qu’elle fait un renversement des codes établis et peut maintenir le baron de Macumer dans cette animalité en tant qu’objet de possession; objet de son amour:

Moi seule, j’ai le pouvoir de vous transformer, de vous rendre le plus adorable de tous les hommes; je ne veux donc point que votre esprit échappe à ma possession: […] Restez ce sombre et froid, ce maussade et dédaigneux grand d’Espagne que vous étiez auparavant. Vous étiez une sauvage domination détruite dans les ruines […].43Ibid., p.119

Louise défie indéniablement les normes de cette société patriarcale, en se faisant maîtresse de l’homme: «Ne suis-je pas éternellement maîtresse de ce lion ? » La référence au lion n’est pas à négliger puisque le lion, reconnu comme étant le roi des animaux, rappelle en quelque sorte le rôle de l’homme comme roi de cette société patriarcale. C’est dire, en ce sens, que Louise refuse de se soumettre aux attentes sociétales. En effet, elle a «profondément réfléchi à la pauvre condition de [s]on sexe» et se crée ses propres lois. Selon elle, l’amour n’appartient pas à la loi des hommes, à la loi écrite, il a son propre code:

[L]a duplicité, le manque de foi, les promesses inexécutées rencontrent des juges, et les juges infligent des châtiments; mais il n’en est pas ainsi pour l’amour. L’amour a donc son code à lui, sa vengeance à lui: le monde n’a rien à y voir. […] [L’amour] doit être à la fois la victime, l’accusateur, l’avocat, le tribunal et le bourreau, car les plus atroces perfidies, les plus horribles crimes demeurent inconnus, se commettent d’âme à âme sans témoins, et il est dans l’intérêt bien entendu de l’assassiné de se taire.44 Ibid, p.116.

Lignes de l’Histoire, lignes de vie, lignes de l’amour

Ainsi, nous avons remarqué que c’est donc et d’abord dans l’opposition de deux vies que l’on trouve l’équilibre du roman. Les confidences épistolaires de Louise et de Renée mettent en évidence le cours de deux existences complémentaires et en même temps contraires; elles vivent chacune la vie de l’autre par procuration à travers leurs lettres. Et leurs contrastes deviennent constants au long de la lecture: deux caractères opposés, reflet de l’idéologie balzacienne, qui nous montre Renée, au bonheur très circonscrit, face à la vie de Louise, dévorée par la passion amoureuse. C’est fondamental pour ce qui est de Louise et Renée, puisqu’elles se construisent, à travers leur écriture, en opposition de l’une à l’autre; à partir de la domestication que leur impose la loi. Ce que nous avons noté et qui est primordial, c’est que l’une possède une «conduite conforme à la loi [et aux] règles de bienséance45Jack Goody, «Conduite sociale et compétence écrite», Intermédialités: histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, n° 13, 2009, p. 198.» tandis que l’autre ne se soumet qu’à ses désirs et convictions. Selon une perspective goodienne, observons que cette attitude face au texte de loi est ce qui, à bien des égards, explique la lignée suivie par les deux protagonistes. En effet, graphiquement, si Renée suit une trajectoire qui part du bas vers le haut, et si Louise suit une trajectoire opposée, c’est bien parce que l’une respecte les normes de l’Institution tandis que l’autre ne s’y soumet que partiellement.

Observons que Renée respecte les lois établies quant au contrat de mariage, quant à ses devoirs de femme mariée et à ses devoirs de mère. Ainsi, au fil des lettres, peut-on remarquer qu’elle gravit les échelons sociaux. Cette Mademoiselle de Maucombe du début- qui ne se nomme ainsi que dans sa première lettre-, vite oubliée par son mariage de raison qui la convertit en Mme de l’Estorade, devient Vicomtesse de l’Estorade, puis comtesse de l’Estorade: des changements qui se trouvent favorablement sanctionnés par sa montée vers Paris et son établissement dans la capitale. Balzac rend compte de ces gradations sociales, notamment à travers les en-têtes des lettres, qui démontrent une avancée sociale parallèle au respect du Code napoléonien. Observons que Renée mène une vie réglée, ordonnée, et en quelque sorte prédéterminée selon les normes du Code. Louise lui en fait d’ailleurs la critique:

Comment, ma chère, dans l’intérêt de ta vie à la campagne, tu mets tes plaisirs en coupes réglées, tu traites l’amour comme tu traiteras tes bois! Oh! J’aime mieux périr dans la violence des tourbillons de mon cœur, que de vivre dans la sécheresse de ta sage arithmétique. […] Le devoir, voilà ta règle et ta mesure.46Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.85.»

Certes, Renée organise sa vie de manière très linéaire tel qu’elle ordonne ses jardins. Or, le fait de respecter les normes établies est ce qui lui permet de trouver le bonheur. Renée s’acquitte de ses devoirs et trouve l’amour et le bonheur en ses enfants. Son nom, symboliquement et sémantiquement, prend tout son sens ici puisqu’il interpelle l’idée selon laquelle elle renaît, lors de la naissance de ses enfants. À défaut de trouver l’amour dans le mariage, elle réussit néanmoins à trouver le bonheur grâce à eux: «Si je n’ai pas l’amour [dans le mariage], pourquoi ne pas chercher le bonheur?47Ibid., p. 74.» Ye Yung Chung, dans son analyse Paroles au féminin de Mémoires de deux jeunes mariées, remarque que le bonheur de Renée se retrouve dans son acceptation des normes sociales. Selon elle, «il semblerait que Renée soit en même temps que la voix de l’auteur le modèle de la lecture masculine, condamnant les élucubrations de Louise au nom du bon fonctionnement de la société patriarcale.48Ye Yung Chung, Mémoires de deux jeunes mariées: Paroles au féminin, L’année Balzacienne, n° 6, 2006, p.333.» Renée relègue l’histoire de son amie dans le «romanesque», c’est-à-dire qu’elle repousse sa vie passionnée en dehors du domaine de la réalité: cette dernière en suivrait le cours comme d’un roman: ce genre frivole destiné aux femmes. Renée est consciente que le bon sens et la raison sont révélés comme étant les nécessités de la culture et du bonheur.

Notons que Louise de Macumer, au contraire de Renée de l’Estorade, choisit plutôt d’ignorer les recommandations du Code, de cette société patriarcaleet choisit la passion plutôt que la raison. Son destin, tout comme l’est celui de Renée, est donc tracé: «[elle] aime mieux périr dans la violence des tourbillons de [s]on cœur, que de vivre dans la sécheresse de [l]a sage arithmétique [de Renée].49Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.61.» Louise ne respecte pas les normes du contrat, s’occupe de politique et n’est pas obéissante dans son mariage. Il n’est donc pas surprenant que quelques malheurs s’abattent sur elle lors des premières années de son mariage, voire la mort de son mari. Louise est d’ailleurs consciente de ses fautes:

Le sentiment de mes fautes m’accable […] Je l’ai tué par mes exigences, par mes jalousies hors de propos, par mes continuelles tracasseries. […] Tu m’as dit à l’avance que je lui faisais de profondes blessures… Est-ce vrai? Non, je n’ai pas mérité son amour, tu as raison, je l’ai volé. Le bonheur, je l’ai étouffé dans mes étreintes insensées!50Ibid., p.207.»

Au surplus, observons que cette transgression du Code l’amène, en plus de la perte de son mari, à perdre son titre. Le Baron de Macumer, avant sa mort, refait son testament pour «donner à Fernand [,][son frère,] la baronnie de Macumer.51Ibid, p.206.» Louise, au contraire de Renée qui gagne des titres, perd donc son titre en même temps qu’elle perd le mari qu’elle aime. Or, même après toutes ces pertes, Louise ne change pas ses habitudes et poursuit sa vie dans la même lignée passionnelle. Cinq ans après la mort de son premier mari, Louise trouve un nouvel amant, un écrivain : Marie Gaston. Ce qu’il faut noter, c’est que Louise, alors qu’elle est veuve et libre, choisit de se remarier avec celui-ci. La femme devient libérée du Code lors de la mort de son mari. Or, il apparaît ici que Louise ne tient pas réellement à cette liberté puisqu’elle se remarie. Concrètement, il semble que ce ne soit qu’à partir de la littératie, de son mariage, que Louise réussit à obtenir ce qu’elle désire; «la loi naturelle»; la passion. Il faut porter une attention particulière, ici, à la complexité de cette action et comprendre que c’est à partir de l’ordre imposé que Louise cherche à désordonner le monde graphique dans lequel elle vit. En se remariant avec Marie Gaston, Louise crée du désordre: elle se marie secrètement avec cet homme, sans que sa famille n’approuve, dérogeant ainsi aux lois naturelles. Louise et son mari vivent en dehors de Paris parce que «[c]et amour entre deux époux semblerait une insulte à la société dans Paris, [ils s’y livrent donc] comme des amants, au fond des bois […] [fuyant toute raison et choisissant plutôt l’ensauvagement.]52Ibid, p.235.» Louise a conscience, à travers le mariage modèle de son amie, du fait qu’en conservant l’amour, son mariage sort des conventions, devenant un «secret mariage [de] deux amants […] qui ont fui des parents courroucés.53Ibid, p.215.» Elle fait du mariage, encore une fois, une consécration de l’amour et du plaisir absolus, un espace asocial, transgressif, c’est-à-dire le contraire de ce qu’il devrait être. Louise se livre plus complètement encore au plaisir éphémère, en connaissance de cause, après le premier échec, lors du second mariage. Elle est consciente, toutefois, qu’en signant un nouvel acte de mariage [elle] sign[e] [s]on arrêt de mort.54Ibid., p.215.». À la constance du mariage, elle préfère «la fugitive folie de la nature55Ibid, p.241.», en refusant toute concession à la Société ainsi qu’à la Raison. «Les plaisirs éphémères, déjà exaltés de manière très suggestive dans la lettre XXVII relatant sa lune de miel avec Felipe, et dévoilés plus intimement encore au début de ses secondes noces, sont opposés à la continuité que doivent garantir le «contrat social» et la reproduction de l’espèce.56Ye Yung Chung, Mémoires de deux jeunes mariées: Paroles au féminin, L’année Balzacienne, n° 6, 2006, p.340.» Puisque Louise ne respecte pas, encore une fois, les normes établies, la fatalité s’acharne à nouveau contre elle. Louise soupçonne son mari de la tromper et le doute commence à la tuer. Louise, bien qu’elle écrive constamment à Renée pour lui faire état de sa vie et de ses sentiments, n’est pas capable de communiquer avec son mari. Vivant dans un monde qui est extrêmement littératien où l’écriture domine, celle de la loi, il semble que la parole de Louise soit étouffée. Ainsi, elle se suicide en s’exposant au froid, avant que Renée n’ait la chance de lui expliquer que son mari ne la trompe pas. Avec son dernier souffle, Louise prend conscience de sa situation et réalise le pouvoir de la loi:

Comme il est impossible de rencontrer des Felipe ou des Gaston, la loi sociale est en ceci d’accord avec la loi naturelle. Oui, la femme est un être faible qui doit, en se mariant, faire un entier sacrifice de sa volonté à l’homme, qui lui doit en retour le sacrifice de son égoïsme.57Honoré de Balzac Mémoires de deux jeunes mariées Paris, Édition Furne, 1842, p.261.

Somme toute, nous avons remarqué, selon une vision goodienne de la chose, que «[l]a compétence écrite semble durcir et rigidifier le code de comportements issu du monde oral; une fois celui-ci écrit, il est plus difficile d’y échapper.58Jack Goody, «Conduite sociale et compétence écrite», Intermédialités: histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, n° 13, 2009, p. 205.» En effet, la loi dans Mémoires de deux jeunes mariées s’immisce partout et à travers tous, régissant un comportement à suivre, sinon condamnable. À travers cet échange de lettres, Balzac nous démontre à quel point nos vies sont guidées selon une conduite normative de la loi. Indubitablement, avec Mémoires de deux jeunes mariées, nous nous retrouvons dans un univers littératien où l’écriture régit un mode de pensé et un mode d’action. À travers Renée, nous observons le respect de ces codes établis et à travers Louise, les conséquences du non-respect de ces normes. Les lignes, dans ce roman, ne sont donc pas à négliger. Indéniablement, les lignes de l’Histoire des femmes, les lignées de vie et les lignes d’amour des protagonistes sont connectées au cœur de la loi écrite. La dimension de l’action juridique, Goody en fait la remarque dans son texte La lettre de la loi, «s’est considérablement accrue, de la même manière que, du point de vue spatial, la loi [a] étendue ses tentacules, et de l’échelle locale [est] pass[ée] à l’échelle nationale.59Jack Goody, «La Lettre et la loi», La logique de l’écritureAux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p.168.»

 

Bibliographie

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Chung, Ye Yung. 2006. «Mémoires de deux jeunes mariées: Paroles au féminin». L’année balzacienne, 6, p. 323-246.

Corcos, Maurice. 2010. Le corps absent. Paris: Dunod.

Delage, Irène. 2004. «Le Code civil des Français, 21 mars 1804: quelques points de repère». <http://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/le-code-civil-des-francais-21-mars-1804-quelques-points-de-repere/>.

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Laroche-Gisserot, Florence. 1988. «Pratiques de la dot en France au XIXe siècle». Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 43, 6, p. 1433-1452. <http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1988_num_43_6_283565>.

Mariez, Frédéric. [s. d.]. «Le Code Napoléon, charia catholique du patriarcat gréco-romain: histoire du droit des femmes». <https://matricien.org/patriarcat/histoire/napoleon/>.

Taleau, Jean-Marc. 2005. La Pérennité du Code civil en France. Barcelone: InDret, 44p.

  • 1
    Jean-Marc Taleau, La Pérennité du Code civil en France, Barcelone, InDret, 2005, p.3.
  • 2
    Irène Delage, Le Code civil des français, 21 mars 1804: quelques points de repère, [en ligne], http://www.napoleon.org/fr/salle_lecture/articles/files/pointsrepere_codecivil04_delage.asp (page consultée le 20 mars 2016).
  • 3
    Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.35
  • 4
    Jack Goody, «La Lettre et la loi», La logique de l’écritureAux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p.149
  • 5
    Ibid 
  • 6
    Florence Laroche-Gisserot, Pratiques de la dot en France au XIXe siècle. [en ligne], http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1988_num_43_6_283565 (page consultée le 28 mars 2016)
  • 7
    Bibliothèque nationale de France, Code civil des français, Paris, Édition originale et seule officielle de l’imprimerie de la République, 1804, p.380.
  • 8
    Florence Laroche-Gisserot, Pratiques de la dot en France au XIXe siècle, [en ligne], http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1988_num_43_6_283565 (page consultée le 28 mars 2016)
  • 9
    Louis Assier-Andrieu, Le Juridique des anthropologues, Toulous, Droits et sociétés, Volume 5, n°1, p.92.
  • 10
    Mariez, Frédéric, Le Code Napoléon, charia catholique du patriarcat gréco-romain: histoire du droit des femmes, [en ligne], https://matricien.org/patriarcat/histoire/napoleon/ (page consultée le 3 avril 2015)
  • 11
    Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.35
  • 12
    Florence Laroche-Gisserot, Pratiques de la dot en France au XIXe siècle, [en ligne], http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1988_num_43_6_283565 (page consultée le 28 mars 2016)
  • 13
    Bibliothèque nationale de France, Code civil des français, Paris, Édition originale et seule officielle de l’imprimerie de la République, 1804, p.273.
  • 14
    Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.37
  • 15
    Ibid., p. 14
  • 16
    Ibid, p.11
  • 17
    Ibid., p.19.
  • 18
    Ibid, p.48.
  • 19
     Ibid, p.125.
  • 20
    Ibid, p.128.
  • 21
    Ibid, p.125
  • 22
    Ibid., p. 134.
  • 23
    Ibid, p.128
  • 24
    Jack Goody, «La Lettre et la loi», La logique de l’écritureAux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p.159.
  • 25
    Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.98
  • 26
    Ibid.
  • 27
    Ibid., p. 74.
  • 28
    Ibid, p.56.
  • 29
    Ibid., p. 74.
  • 30
    Ibid, p.107
  • 31
    Honoré de Balzac, Philosophie du mariage, Québec, Bibebook, 2015, p.16
  • 32
    Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.133
  • 33
    Ibid., p.135.
  • 34
    Ibid, p.135
  • 35
    Ibid, p.136.
  • 36
    Ibid, p.105.
  • 37
    Ibid, p.114.
  • 38
    Ibid., p. 157.
  • 39
    Maurice Corcos, Le Corps absent, Paris, Dunod, 2010, p.87.
  • 40
    Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.114.
  • 41
    Ibid, p.116.
  • 42
    Ibid, p.114.
  • 43
    Ibid., p.119
  • 44
     Ibid, p.116.
  • 45
    Jack Goody, «Conduite sociale et compétence écrite», Intermédialités: histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, n° 13, 2009, p. 198.
  • 46
    Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.85.
  • 47
    Ibid., p. 74.
  • 48
    Ye Yung Chung, Mémoires de deux jeunes mariées: Paroles au féminin, L’année Balzacienne, n° 6, 2006, p.333.
  • 49
    Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Édition Furne, 1842, p.61.
  • 50
    Ibid., p.207.
  • 51
    Ibid, p.206.
  • 52
    Ibid, p.235.
  • 53
    Ibid, p.215.
  • 54
    Ibid., p.215.
  • 55
    Ibid, p.241.
  • 56
    Ye Yung Chung, Mémoires de deux jeunes mariées: Paroles au féminin, L’année Balzacienne, n° 6, 2006, p.340.
  • 57
    Honoré de Balzac Mémoires de deux jeunes mariées Paris, Édition Furne, 1842, p.261.
  • 58
    Jack Goody, «Conduite sociale et compétence écrite», Intermédialités: histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, n° 13, 2009, p. 205.
  • 59
    Jack Goody, «La Lettre et la loi», La logique de l’écritureAux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p.168.
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