Entrée de carnet

À la rencontre de Burning Vision: le temps des interrelations

Pierre-Olivier Gaumond
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Marie Clements est une comédienne, auteure, metteure en scène d’origine métis de Colombie-Britannique. Toute l’œuvre de Marie Clements s’inscrit dans une perspective résolument décoloniale et propose de nombreuses rencontres entre différents mythologies, histoires, époques. Elle participe d’un devoir de mémoire et donne la parole à ceux qui sont historiquement mis sous silence, refusant les « récits officiels » de l’Histoire. Avant de développer ma réflexion sur la pièce Burning Vision de Marie Clements, je tiens à mettre l’accent sur le fait que cette pièce m’a énormément déplacé par rapport à mes paramètres de lecture habituels. Ma propre posture est évidemment à remettre en question :    

Clements écrit à contre-courant de cette réalité de la dislocation historique et du silence imposé aux Premières nations, et pourtant, toute analyse voulant reconnaître cette orientation politique risque en fait de perpétuer la colonisation par l’emploi de méthodes et de théories eurocentriques, plus spécialement si la voix du critique n’émane pas de la communauté autochtone. (Reid, 2010, p.vi)

En tant que chercheur qui n’est pas issu des Premières Nations, il importe que je ne me comporte pas en colonisateur. J’envisage donc une perspective de décentrement qui, mettant en lumière ma propre « errance » dans le texte, s’intéresse aux zones de friction (les errances, les échecs, les erreurs, les incohérences) entre ma perspective a priori occidentalisante et l’œuvre. Alors que j’envisageais de réfléchir à la question des hyperobjets dans la pièce –  chemin de réflexion qui m’apparaît comme fertile –  il me semble qu’il me faut d’abord aller à la rencontre de ce texte sans m’y établir en maître.

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Burning Vision, est une pièce de théâtre qui raconte en pièces détachées l’histoire récente de l’uranium (en partie canadienne) : sa « découverte » en sol canadien, son extraction (fondée sur l’exploitation des Dénés, un peuple des Premières Nations des Territoires du Nord-Ouest), ses usages (dans la création des bombes nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki) et de toutes ses répercussions… Elle s’inscrit en opposition à une conception linéaire occidentale de l’Histoire. La pièce est divisée en 4 mouvements non chronologiques qui « stage different aspects of the characters’ stories across time periods and locations. » (Mohler, 2015, p.9-10) : pour faciliter la compréhension, l’œuvre est publiée avec une ligne du temps. Difficile de résumer cette pièce : dans une forme presque rituelle, elle donne à voir des rencontres entre de nombreux personnages de temps, de lieux et de nature différente, dans le sens où certains sont des personnages historiques, d’autres des personnages-types (par exemple, « The Radium Painter ») et des personnages figuraux (le personnage de « Little Boy » est ainsi présenté comme l’incarnation de l’uranium le plus pur).

La pièce se fonde sur la vision « prophétique » d’un shaman déné dans les années 1880 (soit une cinquantaine d’années avant le début de l’extraction de l’uranium dans leur territoire) :

I sang this strange vision of people going into a big hole in the ground – strange people, not Dene. Their skin was white. […] On the surface where they came to live, they made strange houses. Strange houses with smoke coming out of them. […] I saw a flying bird, big. It landed and they loaded it with things. I watched them digging something out of the hole in the earth and I watched them raise it to the cool sky until it disappeared and reappeared. Burning. […] The people they dropped this burning on… looked like us, like Dene. […] This burning is not for us now… it will come a long time in the future… It will come burning inside. [Clements, Acte IV]

Cette vision, qui se réalise avec la « découverte » de l’uranium par les frères Labine dans les années 1930 et tout ce qui s’ensuit, nous renvoie à une vision du temps où la limite entre le maintenant, l’avant et l’après est fluide. La pièce manifeste la spiritualité des Premières Nations (à plusieurs moments on parle la langue de la communauté des Dénés) : « […] the spirit world and all beings of Creation, including people, have relationships and responsibilities. » (MacGregor, 2013, p. 78) La fluidité temporelle est ce qui permet la création de relations surprenantes entre des événements et des gens qui sont pourtant très loin les uns des autres. Koji, pêcheur japonais, qui meurt à Hiroshima, peut ainsi rencontrer Rose, femme métisse travaillant à Fort Norman où elle fait du pain pour les mineurs d’uranium, et avoir un enfant avec elle. C’est la temporalité fluide et a-chronologique qui rend tangible ces relations – qui ne sont pas métaphoriques – entre chaque être. Par ailleurs, les êtres interconnectés dans la pièce ne sont pas que les humains : à plusieurs reprises, les personnages s’adressent à l’autre-qu’humain : dès le premier mouvement, la veuve parle à une botte, Rose à un sac de farine, Koji au poisson qu’il est en train de pêcher (ou qu’il a pêché). Certains passages manifestent même l’agentivité de la matière : le frère Labine #2 affirme entre autres « I can hear the rock » (p.18) (sans que la pierre n’ait de réplique qui lui soit attribuée; la parole n’est pas le seul moyen d’entrer en relation). Cette question de l’écoute est fertile dans le mesure où c’est – il me semble – la seule manière d’envisager les relations sans reproduire de rapports de force, d’où l’aspect fortement sonore du texte.

D’un point de vue plus « pragmatique », ma propre expérience de lecture épouse ces mouvements de va-et-vient entre les époques, retournant fréquemment à la ligne du temps et tentant de retrouver les traces des différents personnages en sautant d’un mouvement à l’autre, en quittant même par moments le livre pour m’intéresser aux personnages d’ordre historique par des recherches complémentaires… Mais ce réflexe, qui visait secrètement à réinvestir cette pièce d’une forme de chronologie en me permettant de réorganiser les événements, est une autre erreur qui risque de m’ériger en maître. L’objectif de cette pièce n’est pas de comprendre, mais de faire temporairement (à tout le moins) l’expérience de cette interconnectivité partagée par tous les êtres. Le texte m’a invité à me déplacer dans le réseau des relations : si à la fin de ma première lecture j’ai eu l’impression d’avoir peu compris, c’est bien parce que ma posture de lecture était inopérante, axée sur un déchiffrement plutôt que sur une relation sensible. Si cette entrée de carnet semble plutôt partielle, c’est qu’elle fait écho à mon expérience de lecture. N’étant pas familier avec les dramaturgies des Premières Nations, je mets ici le pied dans un territoire de pensée qui ne m’appartient pas ; c’est avec prudence et respect, donc, que j’avancerai, dans l’écoute.

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Bibliographie

Clements, M. (2003). Burning Vision. Vancouver : Talonbooks.

McGregor, D. (2013). Anishnaabe Environmental Knowledge. Dans Kulnieks, A., Roronhiakewen Longboat, D. et  Young, K. (Dir.), Contemporary Studies in Environmental and Indigenous Pedagogies: A Curricula of Stories and Place. Rotterdam : SensePublishers. p. 77-88

Mohler, C. E. (2015). A Burning Vision of Decolonization: Marie Clements, Ecological Drama, and Indigenous Theatrical Praxis. Ecumenica, 8(2), 9-26.

Reid, G. (2010). Introduction/Présentation: Marie Clements. TRiC/RTaC31(2), V-XXVII.

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