Entrée de carnet

Run de lait: la détresse des productrices

Jeanne Murray-Tanguay
couverture
Article paru dans Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs, sous la responsabilité de Catherine Cyr (2022)

Je suis une femme blanche de la classe moyenne, allochtone et issue d’une lignée dont on ne peut plus taire les violences coloniales. J’ai facilement accès à des soins de santé et à de la nourriture saine et diversifiée. Je reconnais que ma posture privilégiée est porteuse d’angles morts.

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Je mange du steak. Non, des vaches. Je sais leur souffrance et je bois quand même leur lait : j’oublie, j’ignore, j’évite d’apprendre. Je roule à toute vitesse dans mon déni, apeurée par la désillusion, et je me reconnais douloureusement dans la course effrénée de Justin Laramée.

Dans Run de lait (2022), le dramaturge québécois met en récit son enquête des cinq dernières années en dialoguant avec les enregistrements des entrevues menées auprès de plusieurs acteur·trices de notre industrie laitière. En rhapsode, il procède au montage de ces archives sonores, ce qui n’est pas sans rappeler les collages d’allocutions parlementaires de Maryse Goudreau. Là où celle-ci ne commente pas explicitement son travail de suture, un fil rouge autocritique se (dé)coud avec force chez Laramée. Efficace, ce métadiscours à la portée éthique et esthétique perce le concert des voix au rythme des interventions de la présidente du conseil d’administration de l’Association végétarienne de Montréal, Florence Scanvic.

Si la pièce est fortement anthropocentrée, les discours et les points de vue humains étant mis de l’avant, Scanvic se fait la porte-voix des vaches et des veaux en rappelant leur détresse :

Sylvain. – Au Québec, 90% des vaches laitières, c’est des Holstein comme celles-là parce qu’elles donnent plus de lait, pis dans neuf fermes sur dix, elles vont être attachées comme ça parce que c’est plus facile à traire : ça s’appelle la stabulation entravée.

               Florence Scanvic. – C’est une pratique illégale en Scandinavie (Laramée, 2022, p. 39).

De fil en aiguille, ses importantes prises de parole signalent les déconsidérations de notre société occidentale extractiviste et soulignent les angles morts de l’auteur, dont la démarche n’est pas sans œillères : « Ça fait une heure que tu parles de lait dans ton show et t’as même pas encore parlé de vaches, t’imagines l’ironie » (ibid., p. 115). Ces répliques agissent, pour moi, comme autant de « piqûre[s] de rappel de [m]a dissonance cognitive » (Gibert, 2015). À la manière de Laramée, qui interrompt ou fuit incessamment Scanvic, j’esquive les nouvelles doses et je désamorce les prises de conscience.

Mais les pincements me font rapidement redouter un éventuel « coup de poing » (Kempf et Moguilevskaia, 2013, p. 12). Celui-ci survient lorsque des meuglements occupent, seuls, le paysage sonore. Ce langage puissant, lancinant, rompt brutalement avec les dialogues humains qui ne prennent plus le dessus. À bout de souffle, Laramée écoute enfin. Lentement, les haut-parleurs sont descendus de leur trépied; à leur place, le comédien dépose des litres et des berlingots de lait. Peut-on voir une tentative de décentrement, voire de déhiérarchisation dans cet échange vertical qui introduit la prise en compte du point de vue plus-qu’humain? À tout le moins, le mouvement bouscule mon regard. Un déplacement s’opère en moi : mon déni n’est plus possible.

Les cartons représentent un « village » (ibid., p. 141). Un village qui me paraît maintenant trop souvent construit à partir de la vache, objet – pilier – de consommation, et non avec elle. Un village qui, à l’image du filage blanc qui relie les boîtes de son noires et blanches pour évoquer la traite, m’amène à questionner la « communauté mixte » (Di Chiro, 2012) au sein de laquelle je participe, en tant que consommatrice, à l’entretien de nombreux liens de domination et d’exploitation envers les animaux.

Au terme de la pièce, le paysage sonore construit les îles de la Madeleine. Des vaches mugissent avec le vent et la mer tandis que Laramée et sa famille visitent une petite ferme laitière où les conditions de vie des animaux sont bien meilleures. Reconduit-on, dans cette scène de pique-nique, le mythe de la viande heureuse? Peut-être, mais ces dernières lignes m’invitent surtout à reconnaître l’interconnexion des différentes pistes du monde : j’écoute « le son du territoire » (Laramée, 2022, p. 160). Et dans ce village que j’ai longtemps perçu comme étant homogène, j’entends me rendre disponible aux trajectoires irréductibles de mes « cohabitants » plus-qu’humains, que je vois désormais se lever « dans chaque interstice, entre chaque maison » (idem).

Je sais cependant que mes options sont plus nombreuses et accessibles que pour d’autres (Breeze Harper, 2012). Progressivement, les interventions de Scanvic aiguisent aussi mon regard écoféministe, qui en est encore à l’étape des balbutiements. Elles m’invitent à lier les oppressions effleurées par Laramée : celles des vaches, des femmes, des personnes racisées. Il y en a tant d’autres. Je dois renouveler mes politiques attentionnelles à l’égard de ceux et celles qui n’ont pas les mêmes privilèges que moi. J’ai encore beaucoup à apprendre. Et cette fois, ma course est nécessaire.

Bibliographie

Breeze Harper, Amie (2012), « Going Beyond the Normative White “Post-Racial” Vegan Epistemology », dans Taking Food Public: Redefining Foodways in a Changing World, New York, Routledge, p. 155-174.

Di Chiro, Giovanna (2012), « La nature comme communauté », dans Émilie Hache (dir.), Écologie politique : cosmos, communautés, milieux, Paris, Amsterdam, p. 121-154.

Gibert, Matin (2015), Voir son steak comme un animal mort, [format ePub], Montréal, Lux.

Kempf, Lucie et Tania Moguilevskaia (dir.) (2013), « Introduction » à Le théâtre néo-documentaire : résurgence ou réinvention?, Nancy, Presses universitaires de Nancy, p. 11-24.

Laramée, Justin (2022), Run de lait, Montréal, Somme toute, coll. « La scène », 168 p.

Morizot, Baptiste (2017), « Nouvelles alliances avec la terre. Une cohabitation diplomatique avec le vivant », Tracés, no 33, en ligne, <https://journals.openedition.org/traces/7001>, consulté le 3 décembre 2022

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