Entrée de carnet

Dérives et désastres: la représentation du clonage humain dans la littérature jeunesse anglo-saxonne

Marie Parent
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Article paru dans Chantier Posthumain, sous la responsabilité de Jean-François Chassay (2011)

Lors de la réunion de l’équipe du chantier en décembre dernier, j’ai souligné la présence très significative de l’imaginaire du post-humain dans le corpus jeunesse aux États-Unis. J’avais soulevé l’hypothèse que les mutations du corps associées aux avancées scientifiques font écho à plusieurs figures récurrentes de la littérature pour adolescents (corps, quête d’identité, etc.).
En poursuivant mes recherches de ce côté, j’ai trouvé deux articles très pertinents, tous deux tirés de The Lion and the Unicorn, revue universitaire américaine consacrée à la littérature jeunesse, qui approfondissent et confirment cette idée.
Voici le premier résumé de deux.

Hilary S. Crew, « Not So Brave a World : The Representation of Human Cloning in Science Fiction for Young Adults », The Lion and the Unicorn, vol. 28, no 2, April 2004, p. 203-221.

Crew s’intéresse à la représentation du clonage dans la littérature jeunesse anglo-saxonne depuis les années 1980 jusqu’au début des années 2000. Selon elle, certains événements survenus au début de la dernière décennie marquent une transition dans le discours sur le clonage. Crew rappelle la mort de la brebis clonée Dolly en 2003 et, la même année, l’adoption par le Sénat américain du Human Cloning Ban and Stem Cell Research Protection Act. Les discours médiatique et scientifique entourant le clonage, qui selon Crew voisinaient l’euphorie après la naissance de Dolly, se font beaucoup plus prudents, voire alarmistes en ce début de troisième millénaire. Dans le monde de la littérature jeunesse, la publication en 2002 de The House of the Scorpion de Nancy Farmer, récipiendaire du National Book Award for Young People’s Literature, semble confirmer la place prépondérante qu’occupent les enjeux du clonage dans ce corpus. (203)

Selon Crew, les préoccupations entourant la thématique du clonage dans les ouvrages de science-fiction ont peu changé depuis Brave New World d’Aldous Huxley. L’eugénisme et le contrôle de la population, les enjeux identitaires, la séparation de la reproduction et de la sexualité, la désintégration de la structure familiale, le totalitarisme, les fantasmes d’immortalité sont des motifs sans cesse reproduits et rediscutés, avec une importance particulière dans la science-fiction pour les adolescents et les jeunes adultes. (204) Cette littérature explore avec persistance les débats éthiques et moraux suscités par le clonage humain, en imaginant les différents effets que le clonage pourrait avoir sur les enfants et les adolescents.

Ce faisant, la fiction jeunesse prend fortement position sur de multiples questions soulevées par le clonage. Par exemple, plusieurs romans rejettent l’idée que le clonage de personnes importantes/talentueuses/géniales soit bénéfique pour la société et ainsi soulèvent la question de l’élection et du mérite : qui devra choisir ceux qui seront clonés? (205) Star Split (1999) de Kathryn Lasky imagine un organisme gouvernemental officiel dont la mission est de désigner les humains qui seront clonés dans le but d’améliorer le « bassin génétique » de la population. L’auteure cherche à révéler progressivement les structures totalitaires de ce système. Peu importe l’angle choisi pour aborder la question du clonage, les romans jeunesse s’attardent le plus souvent à démontrer l’humanité des clones et à offrir un plaidoyer pour la dignité humaine. (206-207) La déshumanisation entraînée par le clonage est dénoncée : les romans cherchent à mettre en évidence la violation des droits fondamentaux des enfants clonés, le profond manque causé par l’absence de parents biologiques, et la conception de l’enfant à la manière d’un produit.

Crew établit un parallèle entre ce corpus fictionnel et le document produit en 2002 par le President’s Council on Bioethics (Leon R. Kass et al., Human Cloning and Human Dignity. An Ethical Inquiry, Washington D.C., Public Affairs, 2002). Les craintes exprimées par Kass et ses collègues ainsi que les « problèmes moraux fondamentaux » qui les conduisent à suggérer l’interdiction du clonage humain se retrouvent tous soulevés dans les romans jeunesse analysés par Crew : les problèmes d’individualité et d’identité, la tentation de l’eugénisme, l’ambiguïté des relations familiales, les effets néfastes sur la société, la possible exploitation des femmes. (207)

Les thèmes de l’identité individuelle et de la différenciation, qui sont déjà importants dans les romans pour adolescents, deviennent cruciaux dans la fiction jeunesse sur le clonage. La peur du conformisme atteint sa forme ultime : celle d’être la copie de quelqu’un d’autre. (208) Les romans mettent donc l’emphase sur l’unicité de l’être humain. En construisant des personnages forts (marginaux, rebelles), ils insistent sur l’idée que chaque être humain possède un petit quelque chose d’indéfinissable qui ne peut être reproduit. La question de « l’âme » (sous différentes appellations) revient très souvent : l’idée que chacun possède un « vrai soi » qui ne se limite ni à son corps ni à son identité génétique. Ainsi, les fictions jeunesse sur le clonage s’attaquent au déterminisme tant génétique qu’environnemental. (208-209) Le motif de la gémellité, très courant, sert à démontrer que deux clones/jumeaux peuvent être identiques mais distincts. (209)

Le thème des relations parentales (parent/enfant, modèle/clone) est central dans les romans jeunesse sur le clonage. Comme dans le corpus jeunesse « général », le héros éprouve de la colère face à sa place dans la famille, une certaine angoisse de la filiation. (210) Par contre, le statut de « clone » accentue certaines préoccupations : quelle est la nature de la relation parent/enfant? Le lien génétique institue-t-il naturellement une relation parentale? L’individu qui sert de modèle à l’enfant cloné est-il son parent? Souvent, la décision d’un individu de se faire cloner apparaît sous un jour négatif, comme un geste fondamentalement égoïste. Toutefois, la relation clone/modèle force les auteurs à imaginer de nouveaux types de relations humaines ainsi qu’un nouveau vocabulaire. (212) Les expressions « DNA-mother », « genetic twin », « genetic copy », « replica » ou d’autres mots complètement inventés servent à désigner ces relations.

Dans les romans jeunesse « à suspense », ce sont surtout les dangers de l’eugénisme et du « conditionnement génétique » qui sont mis de l’avant. (213) Parmi les schémas narratifs les plus courants, on retrouve celui où des adolescents doivent fuir des savants fous ou des entreprises sans scrupules qui souhaitent poursuivre à leurs dépens des expériences dangereuses. Ou encore : des erreurs dans la programmation génétique, des expériences qui tournent mal, réactualisant le motif du monstre. Des adolescents clones, produits de ces expériences malencontreuses, doivent souvent s’exiler ou se cacher pour éviter d’être éliminés.

Crew énumère plusieurs éléments qui sont pratiquement devenus des constantes du « roman de clonage », tant pour la jeunesse que pour les adultes : le laboratoire isolé, le monde post-apocalyptique, la société dystopique ou « the wasteland ». (214) La fin du genre humain est presque toujours mise en scène (j’ajouterais dans une visée pédagogique/moralisatrice) : le mauvais usage du clonage ou du génie génétique mène à une mutation irréversible et funeste du genre humain. Les héros en fuite (bannis ou exilés) symbolisent souvent le retour à ce qui a été chéri et perdu. (215) Le motif de la guerre des sexes (exploitation des femmes pour leurs ovules ou perte de pouvoir des hommes qui ne sont plus nécessaires pour la reproduction) est aussi prégnant. (216)

En général, les conséquences du clonage sont présentées comme plus négatives que positives, l’emphase étant mis sur les dangers que comportent les biotechnologies. Crew reprend les mots de Leon R. Kass et du President’s Council on Bioethics pour décrire comment la fiction jeunesse représente le clonage : « in itself a form of child abuse ». (216) [Le seul roman qui offre, selon Crew, une représentation moins manichéenne du clonage est aussi le seul ouvrage du corpus à ne pas être écrit par un auteur anglo-saxon : il s’agit de Blueprint de l’Allemande Charlotte Kerner.]

Crew ajoute que les œuvres de ce corpus soulèvent avec insistance la question de la transformation du langage scientifique dans le but d’atténuer les craintes envers la technologie, par exemple en imaginant des mondes où les mots « clonage », « clone », « eugénisme » ont été remplacés par de nouvelles expressions dont le sens original a été perdu. Langage, science et propagande suscitent ainsi de vives interrogations. (217)
Pour terminer, Crew rappelle l’importance de ce corpus pour les adolescents, celui-ci « implantant » dans l’imaginaire de ces lecteurs une certaine vision de la science ainsi qu’un positionnement éthique et moral très fort. (218)

Quelques titres cités par Crew…

Gordon, Russell. 2002. «The House of the Scorpion» [Couverture de The House of Scorpions de Nancy Farmer]

Gordon, Russell. 2002. «The House of the Scorpion» [Couverture de The House of Scorpions de Nancy Farmer]
(Credit : Atheneum Books)

Nancy Farmer, The House of the Scorpion, New York, Atheneum Books for Young Readers, 2002, 380 p.

Matt, un jeune clone, est élevé par un baron de la drogue, Matteo Alacrán, son « modèle original », pour lui servir éventuellement de « fournisseur d’organes ». Situé sur une terre désertique correspondant plus ou moins au territoire à la frontière du Mexique et des États-Unis, le récit s’attarde à l’univers de ce narcotrafiquant, qui utilise des « vaches porteuses » pour produire des clones et emploie des immigrants illégaux, auxquels il implante une puce qui les transforme en esclaves.

Anthony Horowitz, Point Blanc, Londres et Boston, Walker, 2001, 281 p.

L’espion Alex Rider doit enquêter sur la mort suspecte de deux milliardaires. Il se rend dans une clinique des Alpes françaises où un scientifique sud-africain nostalgique de l’apartheid, Dr Grief, poursuit des expériences mystérieuses. Vingt ans plus tôt, Grief aurait produit seize clones de lui-même. Ces clones ont été transformés grâce à la chirurgie esthétique afin de ressembler à l’identique à seize héritiers de magnats européens. Grief souhaite que ces clones pénètrent dans ces familles et en prennent le contrôle afin de réaliser son plan machiavélique visant à rétablir l’apartheid à travers le monde.

Marilyn Kaye, Amy, Number Seven [Replica series], New York, Bantam Books, 1998, 202 p.

Le premier ouvrage de la série nous introduit à Amy, une jeune fille dont le père est décédé avant sa naissance. Alors qu’elle doit composer un texte autobiographique pour son cours d’anglais, elle découvre des détails suspects concernant ses origines. Elle est en fait la septième clone d’une série de treize, créées dans le cadre d’un projet gouvernemental mené par sa mère, une scientifique.

Charlotte Kerner, Blueprint, trad. de l’allemand par Elizabeth D. Crawford, Minneapolis, Lerner Publications Company, 2000, 189 p.

Une jeune pianiste découvre qu’elle est le clone de sa mère. Elle se sauve dans les forêts de Colombie-Britannique pour fuir les questionnements qui l’envahissent. Mais elle sera obligée d’affronter la réalité quand elle apprend que sa « mère » va bientôt mourir.

Kathryn Lasky, Star Split, New York, Hyperion Books for Children, 1999, 203 p.

En 3028, Darci, une jeune fille de 13 ans, vit dans une société où les plus grands scientifiques et artistes sont clonés afin que leur génie survive pour toujours. Une agence gouvernementale, BioUnion, encadre la recherche génétique et punit sévèrement ceux qui pratiquement le « clonage illégal ». Fascinée par le passé, Darci mène des recherches grâce auxquelles elle découvrira qu’elle est elle-même un « clone illégal ». Elle devra lutter pour sa survie.

Linda Joy Singleton, Regeneration [Regeneration series], New York, Berkley Jam Books, 2000, 182 p.

Le scientifique responsable d’un projet expérimental sur le clonage considère que son expérience est un échec et que les produits de celle-ci (maintenant adolescents) doivent être éliminés.

Bibliographie

Crew, Hilary S.. 2004 [Avril 2004]. «Not So Brave a World: The Representation of Human Cloning in Science Fiction for Young Adults». The Lion and the Unicorn, vol. 28, no 221 «203».

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