Entrée de carnet

Sur la fiction génétique: mon grain de sel

Marie Parent
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Article paru dans Chantier Posthumain, sous la responsabilité de Jean-François Chassay (2011)

Il me semble que la définition proposée par Élaine pour «fiction génétique» a le mérite d’être simple, suffisamment inclusive, mais aussi suffisamment précise. En effet, Élaine suggère que tout texte concevant le vivant comme «machine biologique programmée» puisse être considérée comme une fiction génétique.

Avec l’exemple que donne Anne-Sophie (inclut-on automatiquement un texte mettant en scène un personnage atteint d’une maladie héréditaire?), la définition donnée par Élaine nous permet de répondre non. Puisque le texte doit représenter d’une manière ou d’une autre (à travers ses thèmes, son mode d’énonciation, sa forme, etc.) le vivant comme machine biologique programmé, autrement dit le corps comme un mécanisme réglé, accomplissant diverses fonctions, déterminé par des lois et des « programmes » (naturels et/ou artificiels). Évidemment, posée par la littérature, cette prémisse entraîne une remise en cause de la définition (et de la représentation) de la subjectivité, et corollairement, des structures identitaires et sociales. Tels que l’ont dit Jean-François et Anne-Sophie, cette proposition met en jeu les questions de l’évolution, de l’hérédité, de la filiation, de l’amélioration de la vie sur terre, de la mainmise de l’homme sur sa propre destinée (en tant que sujet, en tant que collectivité, en tant qu’espèce). Le corps humain « dans tous ses états » se situe au centre de cette réflexion. Ce corps en voie d’être à jamais transformé modifiera-t-il notre façon de nous exprimer, notre façon d’entrer en relation avec les autres, notre façon d’être au monde?

Voici quelques questions, peut-être un peu vagues (je ne suis pas une spécialiste), pour poursuivre dans cette voie. La « fiction génétique » telle qu’elle se présente aujourd’hui (et définie assez largement ici) produit-elle de nouveaux modèles (sociaux, ontologiques), de nouveaux questionnements, ou ne fait-elle que réfléchir sur une société déjà périmée (en reconduisant les définitions traditionnelles de l’Homme, les catégories proposées par la métaphysique occidentale)? Si oui, comment peut-on identifier et réfléchir sur ces nouveaux modèles? Je m’explique. Par exemple, l’imaginaire post-humain tel que mis en scène dans plusieurs romans sert le plus souvent à formuler une critique sociale ou à articuler une quête identitaire en aucun cas différente de celles que l’on pourrait retrouver dans n’importe quel roman réaliste du XIXe siècle. La figuration de la science semble souvent servir à ériger un univers métaphorique, transposant les structures de notre monde actuel et grossissant ses « anomalies », comme si on avait plutôt affaire à des fables, à des contes moraux… (C’est le cas dans la majeure partie des romans jeunesse dont j’ai parlé plus tôt sur ce blogue. Mais plusieurs romans populaires pour adultes reconduisent les mêmes schèmes.) La science paraît y tenir un rôle accessoire. Ces fictions présentent soit des fins rassurantes, soit des fins apocalyptiques : l’homme reste tel qu’il a toujours été et rien ne viendra altérer son essence, ou bien il disparaîtra. On revient toujours à des définitions essentielles du corps, de l’esprit, et des valeurs humaines (dignité, égalité, liberté, etc.). La quête d’identité prend divers détours mais produit toujours le même résultat. Le roman Never Let Me Go de Kazuo Ishiguro [2005], mentionné par Anne-Sophie et par Jean-François, pose au contraire la question de la justice et de la dignité de manière très subtile : de quelle dignité humaine parle-t-on, quand on « cultive » des clones pour leurs organes dans le but d’allonger la durée de vie de « vrais » humains? Qui aura le privilège de voir son humanité reconnue? Le lecteur se trouve « dans la peau » des clones sans le savoir, du moins au début. Et la question ne prend qu’une importance très secondaire. La réflexion sur la subjectivité, l’identité, la lutte des classes s’en trouve réellement élargie.

Peu d’œuvres tentent vraiment d’appréhender un monde/un sujet radicalement transformé par la science, et plus particulièrement par la génétique. C’est ce que je comprends quand Jean-François dit rechercher des œuvres qui n’abordent pas le sujet de façon frontale. La seule manière d’explorer les divers impacts qu’aura la science sur l’être et le monde est peut-être de s’attaquer directement au langage, à la manière de raconter une histoire.

Dans un article qui date déjà de 11 ans sur la représentation de l’eugénisme dans le cinéma, David A. Kirby cite l’ouvrage Science in Action de Bruno Latour, où le sociologue et philosophe des sciences présente le concept de « boîte noire » : une théorie ou un concept scientifique objectivé, rendu plus maniable mais aussi plus obscur, plus figé par le travail du discours social. Selon Latour, un concept scientifique pourrait être au départ représenté par une boîte ouverte, transparente, qui peut être démantelée, reconfigurée, tant que la boîte n’est pas fermée. Le gène (ou la figure de la double hélice) serait désormais une boîte noire, un concept scellé par la force d’un réseau de discours (du discours médiatique sur les avancées scientifiques au discours sur la science issu la culture populaire, ayant contribué à fixer certaines représentations teintées d’idéologies) 1David A. Kirby, « The New Eugenics in Cinema: Genetic Determinism and Gene Therapy in Gattaca », Science Fiction Studies, vol. 27, no 2, juillet 2000, p. 197-198.. En détournant un peu le concept de Latour, on pourrait penser que les œuvres qui devraient nous intéresser ici sont celles qui osent rouvrir la « boîte noire » que serait devenue la figure du gène pour la rendre à nouveau dans toute sa malléabilité et sa complexité.

Autre remarque
Un passage de l’article de Kirby m’a fait remarquer l’importance de figure de la synecdoque dans ce qu’on pourrait appeler la fiction génétique, c’est-à-dire que le gène en vient à désigner l’humain en général, le vivant (celui-ci étant réduit aux parties qui le composent). À la fois, cette réduction semble amener ce type de fiction à aborder la rupture potentielle entre le sujet et son « humanité » (au sens humaniste du terme humanité), mais elle sert aussi à évoquer l’amélioration de l’Humanité avec un grand H à partir du seul facteur génétique.
Kirby cite le réalisateur du film Gattaca qui parle de « genetic prophecy » pour rendre compte des implications culturelles et imaginaires du déterminisme génétique. 2David A. Kirby, « The New Eugenics in Cinema: Genetic Determinism and Gene Therapy in Gattaca », Science Fiction Studies, vol. 27, no 2, juillet 2000, p. 199. En effet, la fiction aborde souvent la figure du gène non seulement comme un moyen de « prédire » les traits et les comportements d’un sujet, mais comme un moyen de construire un univers. Tout un monde (et sa structure) apparaît « programmé » dans un gène. Cette question m’apparaît très fertile, mais je ne sais pas trop comment elle pourrait être intégrée dans une typologie de la fiction génétique. Peut-être est-ce une piste pour explorer une des catégories proposées par Élaine (le gène comme métaphore) dans son commentaire sur le billet d’Anne-Sophie.

Bibliographie

Ishiguro, Kazuo. 2005. Never Let Me Go. New-York: Alfred A. Knopf, 288 p.

Kirby, David A.. 2000 [Juillet 2000]. «The New Eugenics in Cinema: Genetic Determinism and Gene Therapy in Gattaca». Science Fiction Studies, vol. 27, no 2, p. 193-115.

  • 1
    David A. Kirby, « The New Eugenics in Cinema: Genetic Determinism and Gene Therapy in Gattaca », Science Fiction Studies, vol. 27, no 2, juillet 2000, p. 197-198.
  • 2
    David A. Kirby, « The New Eugenics in Cinema: Genetic Determinism and Gene Therapy in Gattaca », Science Fiction Studies, vol. 27, no 2, juillet 2000, p. 199.
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