Entrée de carnet

Réécrire Babel à l’ère médiatique

Mélodie Simard-Houde
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Dickner, Nicolas. Tarmac, Québec, Alto, 2009, 268 pages.

Tout comme la Joyce de Nikolski, descendante d’une grande lignée de pirates, Hope possède cependant d’étranges racines familiales. Ses aïeux ont en effet tous reçu, en rêve, une illumination leur révélant comment se passerait la fin du monde et la date où celle-ci se produirait. Mais Hope, elle, attend toujours sa révélation… Scientifique dans l’âme, elle se laissera pourtant séduire par le mystérieux 17 juillet 2001, date de péremption de tous les emballages de ramen Capitaine Mofoku. On reconnaît d’emblée l’amour des détails et l’humour un peu absurde de Dickner.

Une quête identitaire prend forme, quête des origines, aussi bizarres soient-elles, afin de s’inscrire dans un passé, dans une lignée familiale. À nouveau, tout comme dans Nikolski, cette quête est indissociable du voyage: Hope, abandonnant Michel – le narrateur – dans son bunker, part à la poursuite du «prophète» Charles Smith, auteur d’un livre prévoyant la fin du monde précisément pour le 17 juillet 2001. Un voyage qui mènera Hope de Rivière-du-Loup jusqu’à… Tokyo.

La nouvelle vitesse du monde

Le monde de Tarmac est aux prises avec les aléas d’un changement perpétuel: Hope, à Tokyo, court jour après jour, sans succès, à la recherche de la fuyante entreprise Mekiddo pour laquelle travaille Charles Smith, entreprise dont les bureaux déménagent sans cesse. Tokyo, comme l’affirme Merriam, jeune fille qui recueille Hope dans la capitale nippone, est une ville «en constante mutation: rien ne restait en place très longtemps et le paysage se métamorphosait à une vitesse stupéfiante. On pouvait emprunter la même rue tous les matins et, du jour au lendemain, ne plus rien reconnaître.» (p. 192) Tarmac est ainsi porteur d’une interrogation sur la réalité d’un réel en constante métamorphose, et sur la possibilité, dans de telles conditions, d’une mémoire collective. Qui se souviendrait des constructions éphémères, motifs en constant mouvement? Ce phénomène de transformation urbaine n’est pas le propre de la grande métropole qu’est Tokyo, il s’étend jusqu’à Rivière-du-Loup, comme le remarque Michel, lorsque le stade municipal de baseball est détruit: «Je m’étonnais de la vitesse à laquelle on avait organisé ce projet. Quelqu’un, quelque part, semblait pressé d’escamoter toute trace du vieux stade, de l’effacer de la mémoire collective. C’était presque suspect.» (p. 241)

Le temps accéléré, dans le monde moderne, c’est aussi celui de la communication, des médias, des nouvelles retransmises par satellite: assister en direct à la chute du mur de Berlin, c’est quelque chose, mais que dire alors d’assister en direct à l’arrivée d’un morceau du Grenzmauer fraîchement démantelé dans le port de Tokyo? À côté de ce temps accéléré, c’est aussi un espace rétréci qui est celui du roman, espace mondial singulièrement accessible aux voyageurs qui passent chaque jour sur le Tarmac. C’est ce que constate Merriam:  «De nos jours, tout le monde se déplace grosso modo à la même vitesse. À l’époque, ça variait beaucoup – et, par conséquent, la distance perçue variait beaucoup.» (p. 233)

Entre Bible et télé: un imaginaire de la fin

Reprenant au sujet de la perception nouvelle du temps, Merriam ajoute:

Ça jette un éclairage intéressant sur le Nouveau Testament, non? Le récit commence avec une femme enceinte qui se dirige vers Bethléem à dos d’âne. L’image même de la vulnérabilité. L’époque est trouble, les routes sont dangereuses – mais la femme prend son temps. Elle sait des choses que le lecteur ignore. Elle sait qu’il reste encore sept cent pages avant l’Apocalypse (p. 234)

La Bible est le principal intertexte de Tarmac, intertexte qui, dans un jeu de mise en abyme, n’est pas sans rappeler le mystérieux Livre à trois têtes de Nikolski. L’Apocalypse «que le lecteur ignore», c’est aussi bien la dernière page du roman, et au cœur de Tarmac comme de l’Apocalypse se retrouve le même imaginaire de la fin. Hope, en effet, a au moins trois bonnes raisons d’être obsédée par la fin du monde: mis à part la fatalité généalogique d’être une Randall, elle a grandi entre deux sources signifiantes pour l’élaboration d’un imaginaire apocalyptique: la Bible, d’une part, et les médias, d’autre part. La Bible, c’est la principale lecture de la mère de Hope, et donc l’univers dans lequel l’enfance de la jeune fille est bercée, du moins jusqu’à l’arrivée de la télévision:

L’apparition de la télévision marqua un point tournant dans la vie de Hope. Jusque-là, l’unique source d’information dans cette maison avait été la collection de bibles de sa mère. […] Désormais, tous les soirs, elle s’enfermait dans sa garde-robe pour écouter les actualités internationales de CBC News (p. 27).

Somme toute, quelle différence y a-t-il entre le récit biblique et le martèlement médiatique? Après une impressionnante, voire maniaque, énumération des diverses menaces qui planent sur l’humanité, le narrateur qui affirme avoir «grandi dans un monde obsédé par l’apocalypse» (p. 244) ironise: «la liste de nos périls ressemblait de plus en plus aux ingrédients imprimés sur un paquet de ramen: une liste invraisemblable. Mais nous étions désormais au-delà de toute vraisemblance» (p. 246), là où, finalement, la réalité rejoint la fiction biblique… ou alors serait-ce que l’imaginaire de la fin relayé par les médias ne serait à son tour qu’une nouvelle forme de fiction, un nouveau «livre» sacré à usage universel?

La nouvelle Babel: jeux de miroir et artifices narratifs

Usage universel, car le roman met bien en évidence «l’homogénéité hétérogène» qui caractérise la culture à l’ère contemporaine: partout la même diversité, le même mélange culturel. C’est subtilement, mais non moins significativement, que l’univers de Rivière-du-Loup est ainsi parsemé de références nippones: marques de voiture (Michel conduit une Honda, puis une Toyota), ramen, Tofu… «Nous serions, au terme de cette Grande Guerre du Tofu, un tout petit peu plus asiatiques – mais personne ne s’en apercevrait.» (p. 93) C’est également ce que symbolise le tarmac, lieu où les voyageurs échangent, se rencontrent, se mêlent: image moderne de Babel.

Par ailleurs, un réseau d’échos entre Rivière-du-Loup et Tokyo contribue à cet effet de globalisation culturelle, tout en permettant de tisser des liens entre les deux trames narratives qui se trouvent séparées environ à mi-chemin du livre: celle du voyage de Hope et celle de la vie du narrateur. On retrouve dans chaque trame une exacte symétrie des lieux significatifs: deux stades de baseball, deux bars aux noms bibliques (le Jaffa et l’Ophir), deux «refuges» habitables, la maison secrète de Merriam et le bunker. Comme quoi Tokyo et Rivière-du-Loup se ressemblent davantage qu’on ne pourrait le croire.

Vitesse accélérée, aplatissement des distances, foisonnante diversité des références culturelles, effacement de la mémoire collective: ce sont autant de jalons qui inscrivent Tarmac au sein d’un certain bassin d’œuvres contemporaines. Ces oeuvres  redéfinissent les configurations spatiales et temporelles pour dire un monde où nos perceptions sont  modifiées en profondeur par les nouvelles technologies, les moyens de transport et de communication; un monde où la quête de soi s’insère quelque part entre la lenteur des grandes mythologies passées et la vitesse d’un présent aux dates de péremption toujours plus imminentes.

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