Colloque, 29 octobre 2010

«Nous sommes des enfants d’une façon générale» Ernesto et Qohelet: figures du savoir infantile

Anne Élaine Cliche
couverture
Idiots, figures et personnages liminaires, événement organisé par Véronique Cnockaert, Bertrand Gervais et Marie Scarpa

On n’a pas souvent parlé du comique de Marguerite Duras. Il faut dire pourtant que La pluie d’été est d’un drôle assez singulier, assez irrésistible. Le comique de ce petit livre repose d’ailleurs sur le statut bien particulier des personnages dont le principal est Ernesto, fils aîné de la famille qui est un enfant «entre douze et vingt ans», un «enfant de quarante ans de philosophie». Ernesto ne sait pas lire, ne sait pas son âge, il sait seulement son nom. Mais la découverte d’un livre brûlé au chalumeau et troué en son centre, le plonge dans une phase de silence. Bien qu’il ne sache pas lire, Ernesto lit ce livre brûlé. Il lit ce qui, donc, borde le trou, et lui semble raconter l’histoire d’un roi ayant régné dans un pays étranger à une certaine époque. La révélation du livre est d’abord celle de la lecture, du savoir-lire, et elle place Ernesto au même niveau que les prophètes bibliques, brusquement et malgré eux, appelés à proférer une parole qui leur est transmise par l’esprit. Il y a bien ce motif d’élection dans La pluie d’été où il est beaucoup question de vent et d’esprit, et où les oracles de fin du monde ne manquent pas. Mais Duras en joue sur un mode étonnant qui hausse la comédie au registre métaphysique, ou mieux, qui révèle le fond de comédie propre à toute métaphysique.

Le comique vient entre autres de la manière dont Duras inscrit la révélation dans un analphabétisme contemporain et socialement déterminé, celui de chômeurs immigrés qui connaissent mal leurs propres origines et n’ont aucun savoir-faire particulier, et qui ne se préoccupent pas de scolariser leurs enfants. C’est dans ce contexte (décrit par une écriture qui se met elle aussi au registre de l’infantile et de l’inculture) qu’Ernesto accède seul à la lecture du Livre brûlé. La Bible et l’histoire du peuple juif sont au cœur de ce petit livre. Ce roman étrange et drôle, traversé par le Livre de Qohelet (L’Écclésiaste) raconte la révélation de la vanité du monde. Accédant, à la suite de cette «lecture» —et en accéléré—, à tous les savoirs qui le mènent jusqu’aux universités, Ernesto ne pourra que rencontrer ce trou du monde qui est l’impossible savoir de sa causalité. C’est le savoir qui est ici donné à reconnaître comme «sécrété par le monde».

Le savoir infantile, c’est le savoir inconscient qui appelle justement le «pourquoi?» du monde. Je veux montrer que ce personnage d’Ernesto rejoint l’écriture durassienne. Il y a chez Duras un phénomène de régression. Mais il y a aussi, du lieu de cette régression, la création de textes très particuliers (Le Ravissement…, Le Vice-Consul, etc.) qui effectuent la saisie, la figuration voire l’élaboration fictive de cette régression au «savoir insu». En 1982 elle écrit: «Je crois que lorsqu’on vit un événement très important on revient d’emblée dans la confusion mentale de l’enfance, ou bien on profite de cette confusion et on écrit, ou bien on attend. Ce n’est pas la peine d’attendre une solution».

Anne-Élaine Cliche est professeure au département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal.

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