Entrée de carnet

Lecture de «Danses pour Garrincha. 2. Samba» de Christian Prigent

Pierre Popovic
couverture
Article paru dans Le pouvoir performatif du poème: Albiach, Chedid, Pey, Prigent, Rouzeau, Venaille, sous la responsabilité de Pierre Popovic et Sandrine Astier-Perret (2020)

 

Zip il filoche / zag le filou ! 1958
Zigueu & zap / zou jambe au cou !
Coin droit ! / éclair ! / le feu !
Les quilles / par terre ! / en l’air
Les fers ! / p’tit pont ! / ça pleut !
À l’aile ? / : crochets ! / corner !
Bam boum le but ! / gô-ô-ô-ôl !
À fond dedans ! / Mané décolle !
L’Anjo ! / pernas / tortas !
Cagneux ! / ninja ! / zozio !
Ras mottes ! / mais vif ! /     zéro
Kilo ! / ailé ! / ça passe !
Alegria ! / ô gringalet !
Ô Garrincha ! / ô roitelet !
Footeux / en bleu ? / : foutus !
Penvern ? / Kopa ? / : K.O.!
Au trot ! / galop ! / Manu !
Et go ! / les coqs ? / : ciao !
Mais après gare / car c’est moins rose :
Un clodo mort : / (alcool, cirrhose !) 1983

 

Le poème ici considéré est l’un des trois qui composent la suite «Danses pour Garrincha» dans Chino aime le sport, recueil de poésie publié en 2017 (P.O.L. Éditeur) qui succède à deux romans, Les enfances Chino (2013) et Les Amours Chino (2016)1Le recueil proprement dit est précédé d’un petit texte qui le situe par rapport à ces deux romans: «En I (Les Enfances Chino, 2013), Chino grimpait la côte «enfance». En II (Les Amours Chino, 2016), il dévalait d’adolescence à vieuserie la pente des «amours». En III (Chino aime le sport), il renroule sur la bobine «histoire» les fils de ses émois sportifs.» [p. 7].. À moins qu’il soit un amateur de football depuis la tendre enfance, il est assez probable qu’un poème comme celui-là laisse son lecteur interdit. Une plongée dans la Bible actuelle — Wikipedia — apprend que Garrincha fut un célèbre et très performant joueur de football brésilien, vainqueur de deux coupes du monde, de deux «Mundial», où il brilla chaque fois, en 1958 et 1962. Trois poèmes lui sont consacrés et chacun d’eux a le titre d’une danse: «1. Gavotte», «2. Samba» et «3. Marche». Ces titres indiquent que ces textes embrassent un rythme précis, corrélé à des danses populaires, parfois reprises en mode jazz (c’est le cas de la samba), et loin de la danse dite classique2Selon Wikipedia, la gavote articule soit deux et quatre temps, soit quatre et quatre temps, avec une demi-pause facultative à la coupe. «La battue» de la marche, pour sa part, est à «deux temps (2/4, 2/2, 2/6, etc.)». Les trois danses, gavote, marche et samba sont des danses populaires (elles peuvent cependant être réinventées et complexifiées par des chorégraphies modernes et contemporaines). Les renseignements donnés dans la suite de cette étude sur les mots «ninja» et «garrincha» proviennent de la même source..

 

Base rythmique et musicalité

Dans tous les aspects de sa structuration, le poème «2. Samba» épouse la base rythmique de la samba, c’est-à-dire une base 2/4. Quatre distiques et trois quatrains — formant des blocs de deux et quatre vers — sont disposés en alternance. Les vers des distiques sont des octosyllabes séparés en deux parties par un slash3Le mot «slash» (pluriel «des slashs») désigne un signe typographique de séparation consistant en une barre oblique de ce type: [/], celui d’antislash une barre oblique inverse []. en sorte qu’ils se présentent en deux séquences de quatre temps (Zig il filoche, un deux trois quatre / zag le filou, un deux trois quatre). La place de ces slashs varie selon les vers. Les vers des quatrains sont des hexasyllabes, séparés en trois temps par deux slashs dont la place varie également selon les vers. La structure est cette fois deux/deux/deux. La cohabitation des rapports deux/quatre et deux/six est typique de la forme jazzée de la samba brésilienne. Aux rapports rythmiques ainsi obtenus s’ajoute une structuration métrique interne qui associe la samba et le jeu même du football. Et cela par deux fois. En effet, l’enfilade du premier quatrain, du deuxième distique et du deuxième quatrain mime un schéma de jeu très offensif appelé le quatre-deux-quatre (quatre défenseurs, deux milieux, quatre attaquants); il en va de même pour la succession deuxième quatrain, troisième distique, troisième quatrain. À cela s’adjoignent les caractéristiques prosodiques du texte. La musicalité des vers — en lesquels sonne et résonne à l’envi le son de la voyelle «o», aussi essentielle dans le portugais brésilien que la voyelle «e» l’est en français — repose sur des moyens multiples. Sur des allitérations ostentatoires (exemple: Zig, zag, Zigueu @ zag, zou aux deux premiers vers, Bam boum le but au septième vers, la cataracte des r dans les mots Alegria, gringalet, Garrincha, etc.). Sur des récurrences sonores et des rimes ou des assonances internes ou en fin de vers, par exemple à la sixième strophe (ou troisième quatrain): Kopa, K.O., Au trot, galop, Et go, ciao. Sur des rimes visuelles, jadis chères aux Parnassiens: K.O.!/ciao!, et sur quelques paronomases comme filoche/filou ou Footeux/foutus.

Tout ceci établit une liaison intime et profonde entre le poème, la danse, la musique et le football, plus précisément le football tel qu’il était pratiqué naguère par les Brésiliens et par Garrincha. Le premier indice de cette alliance entre l’écriture et la pratique sportive est l’œil de la page, ainsi que l’appelaient les typographes: il offre un rectangle aussi parfait que celui d’un terrain de football dont les contours seraient bien marqués à la chaux blanche, mais cette perfection géométrique est aussi comparable à une lettre dactylographiée, capable d’abriter aussi bien un hommage qu’un acte de décès.

 

Du calendrier et de la fatalité

Le double schéma tactique en 4-2-4 (les strophes 2 à 6) est encadré par deux distiques, chacun d’eux étant associé à une date, 1958, 1983. 1958 est l’année où le Brésil remporte la Coupe du Monde de football en battant la France en demi-finale et la Suède en finale. Garrincha fait plusieurs passes décisives lors de ces deux matchs. Les métaphores et les comparaisons attendues sortent comme des narcisses au printemps: il est vif comme l’éclair, il sème le feu dans les défenses adverses. 1983 est l’année de la mort de Garrincha, atteint d’une cirrhose du foie. Cette conjonction de dates est singulière dans la mesure où elle unit un moment de gloire sportive et populaire et une fin de vie lamentable et solitaire. Le texte joue ainsi de deux ressorts narratifs. À l’acte de naissance physique, il substitue un acte de naissance sportif et public sans pour autant modifier l’acte de décès, puisque la mort en 1983 n’est pas celle de la fin de carrière ou du déclin sportif (qui serait plutôt 1973). Du même élan, il détourne un vecteur narratif éprouvé, valorisé jadis par le romantisme quoiqu’il ait des racines plus diverses et lointaines, celui de la déchéance des héros une fois leur heure de gloire révolue. Il faut cependant noter que la mobilisation de ce motif brode sur une métonymie narrative de la vie humaine — montée en puissance de l’enfance à la jeunesse, déclin progressif de l’adulte, mort — et lui assigne le ton d’une jouissance morose. Nonobstant cela, elle déguise, pare, rend méconnaissable ce motif et par là transfère la fatalité, qu’elle soit du fait de la nature ou d’une transcendance de rencontre, vers un individu dorénavant seul au monde et seul responsable de sa délitescence. L’isolement de l’ancienne idole se résume à un jeu de cause/conséquence dont les positivistes raffolent: abus d’alcool, donc cirrhose. La modération a sans doute bien meilleur goût, mais elle ne fait pas les héros, du moins pas encore (il n’est pas impossible que cela s’en vienne). Transposé au sport et dévitalisé par le poème, le fatum prend la forme d’un «Et plus dure sera la chute», titre d’un film célèbre de Mark Robson, sorti en 1956 sous le titre originel «The Harder They Fall». Inspiré par la vie du boxeur Primo Carnera, ce film est resté dans les mémoires grâce à la présence d’Humphrey Bogart dans son casting. En conjoncture, il s’inscrit parfaitement dans un ensemble de récits qui accompagnent de façon très ambiguë un «star-system» (Edgard Morin publie Les stars en 1957) qui est en train d’envahir les sports, les écrans et les consciences. Mais le plus important est de constater que ce récit fataliste est saisi dans l’après-coup, qu’il ne cède ni à la nostalgie ni à la mélancolie et qu’il se décompose jusqu’à produire des vers brisés d’où ne se dégage aucun pathos, y compris dans les deux derniers vers. Cette distance à l’égard du pathétique caractérise tout le texte.

 

Désépopéisation et lecture cursive

Garrincha n’est pas seulement tenu pour l’un des plus grands joueurs de tous les temps, il est aussi considéré comme le meilleur dribbleur de toute l’histoire du football. Il faut préciser pour les non-footeux qu’un dribbleur est un joueur — neuf fois sur dix, c’est un attaquant — qui, par des «feintes de corps», par une excellente technique (sc. par une conduite et un maniement habiles du ballon), par des changements brusques de trajectoire résultant de «crochets» effectués vers l’intérieur ou l’extérieur, par sa vitesse d’exécution, parvient à désorienter son opposant. Le sociolecte footballistique dit les choses plus directement: il «met son adversaire dans le vent», il «passe son adversaire», il «élimine son adversaire» et, dans le cas d’un artiste, d’un virtuose comme Garrincha, il «ridiculise son adversaire». Or, en l’occurrence, la virtuosité de l’écriture performe la virtuosité du dribbleur. Pour ce faire, elle multiplie les ellipses et les disjonctions de manière à déraisonner la saccade nerveuse des mouvements du corps et de leurs conséquences sur les adversaires et sur la foule. Elle opère ainsi une déliaison par rapport au code réaliste classique, car le poème ne propose pas une représentation de Garrincha. À la façon d’un filochard et d’un filou, le texte profile une archéologie de ses gestes et de sa geste, maraudant des pincées de traits épiques pour les libérer de toute narration continue et pour fuir toute tentation de pathos et toute tendance à l’hyperbole. De cette manière, il transforme Garrincha en légende dansant sur des échos mémoriels et sur du vide, et le métamorphsoe en exemple même de la discontinuité et de l’imprédictibilité de la vie humaine.

L’une à la suite de l’autre, les strophes accomplissent cette saisie performante.

Le premier distique pointe la vitesse d’exécution et les incessantes bifurcations du dribble: récurrence de la consonne Z (indice de la vitesse et des changements de direction du dribble), oxydoréduction de l’expression «prendre ses jambes à son cou» (qui devient jambe au cou); disjonction/jonction des deux parties du mot zigzag (Zig[…]zag <-> Zigueu & zag); brisure de la ligne du vers par le slash en réponse au zig/zag du joueur madré, un zigzag ou le verbe zigzaguer alléguant une course en ligne brisée, consécutive au déhanchement oblique qu’il accomplit; choix du terme «filocher» qui unit le fait d’aller vite et la prouesse de filer comme un filou, le dribbleur devenant du coup celui qui s’enfuit, qui s’affranchit de la loi; éclat du zou, onomatopée par excellence de la vitesse («Allons! vivement!» dit trop faiblement le Petit Robert). L’ensemble crée un danseur insaisissable, un curieux Zigueu, le [u] étant là pour faire une finale brésilienne.

Le premier quatrain renchérit sur la vitesse d’exécution prodigieuse du héros, mais souligne de plus l’incandescence de ses gestes. Garrincha joue sur l’aile droite, il est ainsi souvent le long de la ligne dite de touche et dans le coin droit du terrain. Mais de ces lieux, il rayonne sur tout le terrain tant il fascine l’entièreté du stade. Les ellipses sont telles qu’il faut inventer soi-même une séquence possible. Face au feu d’artifice du joueur brésilien, l’adversaire se retrouve piteusement par terre. La synecdoque les fers laisse résonner l’expression «avoir les quatre fers en l’air». Du pauvre défenseur défait, chacun voit les fers, c’est-à-dire les cales de ses souliers. Qu’est-ce qui a causé ce naufrage? Une rapidité foudroyante (éclair!), un incendie soudain (le feu!), des crochets qui mènent à l’obtention d’un corner, coin qui devient dès lors le centre du monde, car la tradition dit qu’un corner, c’est un demi-but, et, cerise sur le sundæ, un p’tit pont dont l’adversaire éprouve l’humiliation4Faire un «p’tit pont» à un adversaire consiste à le contourner tout en lui passant le ballon entre les jambes. Tout défenseur déteste cette ruse, très appréciée par les supporters de l’exécutant. La chose est patente: l’héroïsme du joueur provient de ses faits glorieux et de ses actes inouïs, lesquels s’inscrivent illico dans la glorieuse légende du football, ce que traduit la théorie de points d’exclamation qui clouent les signes sur la page.

L’apothéose et l’exceptionnalité du héros, ainsi que son érotisation naïve, sont la matière du deuxième distique. Le babil allitéré de l’expression Bam boum le but! transcrit l’explosivité du joueur et présente le sport comme une forme civile et joyeusement enfantine de la guerre. La célébration médiatique du but à la mode sud-américaine, quand bien même le «gooooooooooooooooaaaaaaaaaaalllllllllllllllllllll!!!!!!!» des speakers brésiliens ou argentins (entre autres) est ici réduit à ce faussement modeste gô-ô-ô-ôl!, projette l’action vers les cimes de la gloire, non sans que les inévitables connotations sexuelles et violentes de la scène et du succès (À fond dedans!) soient marquées. Un commun rêve de vol engendre la passerelle qui unit le but du joueur et l’art du poète: Mané décolle!

Au deuxième quatrain, les irrégularités et les faiblesses du corps sont transcendées par le héros. «L’Anjo! /pernas / tortas!» montre l’ange aux jambes courbées, tordues. Garrincha a une jambe plus longue que l’autre — de 6 cm disent d’aucuns — et le genou de l’autre est déformé, «cagneux». Le mot tortas appelle le mot «tortue», ce qui explique l’irruption du mot ninja, car il exista au cinéma telle chose que «les tortues ninja». Les ninja sont «dans le japonais moderne, des espions et des mercenaires», leurs fonctions sont «l’espionnage, le sabotage, l’infiltration, l’assassinat et la guérilla», on les appelait jadis les «shinobi», ceux qui se faufilent, comme des dribbleurs. Ils sont devenus des personnages de légende et du folklore (et sont alors invisibles). Ce n’est pas tout. Mal foutu des gambettes et un genou impropre à la course, il est de surcroît petit, comme un zozio (diminutif de «oiseau»), à telle enseigne qu’il donne l’impression de faire du rase-mottes ( Ras [des] mottes, puisque l’on est sur un terrain de foot). Mais, s’il a des défauts, le héros les transcende par sa vivacité et sa vitalité (mais vif!), par sa légèreté (zéro kilo), en sorte qu’il vole comme un Anjo!, comme un zozio, comme un ailé (qui joue et vole sur l’aile), comme un zéro, lequel terme, seul, est le nom d’un avion (qui a des ailes) de chasse japonais (ninja) très rapide et très léger, et, suivi du mot Kilo!, hyperbolise la minceur vivace du champion. Et le plus épatant, c’est que ça passe, point d’exclamation!

Le deuxième quatrain entreprend une exaltation épico-lyrique du héros. La dissémination des consonnes [g] et [r] (gria, gringa, Garrin), la récurrence de la liquide [l] entourée des voyelles a et e (ale, alet, elet) et, surtout, la trinité du [ô] vocatif, qui interpelle le héros (ô gringalet!, Ô Garrincha!, ô roitelet!) pour lui offrir une admiration affectueuse, font chanter son nom sur tout l’univers des signes et le font reconnaître pour son immense bienfait: le don de la joie (Alegria). Au fil du texte, la glorification du héros passe par l’acclamation de son nom de jeu et par différents surnoms qui lui ont été donnés. À force de multiplier les exploits, Manoel Francisco dos Santos a bientôt hérité du surnom Garrincha, «nom d’un petit oiseau local, qui préfère mourir que de se laisser attraper». Ainsi que cela arrive souvent, ce surnom est devenu le nom du joueur. Le huitième vers se termine par Mané décolle et le dix-septième par Manu! qui est la forme française de «Manoel» et aussi l’abréviation d’Emmanuel (le sauveur). Mané vient plus directement de «Manoel» mais veut aussi dire «le fou», indice d’une fantaisie à ce point inventive dans le dribble — et dans la poésie — qu’elle défie toute raison. L’appellation L’Anjo! est reprise du titre d’un poème sur Garrincha (parfois chanté) écrit par Vicinius de Moraes, daté «Rio de Janeiro, 1962» et intitulé «O Anjo de Pernas Tortas» («Ô Ange aux Jambes Courbées»). Le mot Alegria! provient du surnom le plus populaire de Garrincha: Alegria do Povo (la joie du peuple), lequel est le titre d’un film de Joaquim Pedro de Andrade (1962) et est repris en épitaphe sur sa tombe: «Ci-gît la joie du peuple, Mané Garrincha. A Alegria do Povo»

Crier victoire, chanter victoire? Non, danser victoire! Voilà ce que veut accomplir le troisième quatrain. L’adversaire, c’est la France, pays de peu de samba. Elle est identifiable par la désignation Footeux, dont les connotations «amateur de» et «pittoresque» destinaient quasi à l’avance les joueurs français à être foutus5Le Brésil élimina la France en demi-finale par le score sans appel de 5 à 2., par la couleur bleu de leurs maillots, par le nom bien breton de Penvern, par le nom de Kopa qui, par sa première syllabe, comporte en hypogramme le destin de son équipe (être K.O.!). Lesdits Penvern et Kopa ont l’air de jouer au ralenti, Au trot!, alors que les autres, eux, emmenés par Manu, jouent au galop! La vitesse explique la défaite et le congédiement des coqs, ce gallinacé étant l’emblème national et l’insigne identitaire des Français. La rime orgueilleuse foutus/Manu et l’insolent ciao! final tiennent d’une férocité cavalière. Væ victis!

Mais les meilleures choses ont une fin et, en l’occurrence, elle n’est pas glorieuse. Le quatrième distique condense le chemin qui va de l’épopée au drame vulgaire. La débâcle est si soudaine que le nom même du héros est amputé. Ne reste de lui qu’un avertissement tardif, qu’il n’a pas écouté. Le signifiant gare, c’est tout ce qui reste de Garrincha, avec une brève résonnance dans la seule cheville syntaxique du poème: car. En quelques mots, la fin d’une vie: pauvreté, alcoolisme, maladie. Au prix d’une ironie morose, cirrhose rime avec rose, tandis que les deux [o] du mot alcool sont tout ce qui reste des [o] vocatifs de naguère et du tonitruant gô-ô-ô-ôl! longuement hurlé par les commentateurs des matchs. La distance reste de mise dans cette froide oraison funèbre expéditive et païenne qui jure avec l’impulsion affectueuse et amusée transmise jusque-là de vers en vers.

 

Éversion de la lecture: «2. Samba», L’Équipe et le travail du texte

Champion du monde en 1958 et 1962, Garrincha est mort en 1983, après avoir bu, dit-on, pendant quatre jours d’affilée sans interruption, ou si peu. Mais le poème, lui, a été publié en 2017. C’est donc en rapport avec l’imaginaire social du début du vingt-et-unième siècle qu’il faut évaluer sa performance, laquelle a sur le plan de la mise en texte consisté à consteller les signes et à les animer par une analogie rythmique de manière à faire surgir par touches le profil d’un être qui, comme tout joueur et comme tout poète, n’a existé que par et dans le jeu qu’il joue. Ce faisant, le texte ne ressuscite rien ni personne. Il fait bien mieux, il engendre ce qui n’a jamais existé, à savoir l’aura — au sens benjaminien — de Garrincha, une aura imparfaite bien sûr, puisqu’elle est traversée par la modernité et, conséquemment, enveloppée par la distance calculée de l’énonciation. Voilà donc, ici, sous les feux du jour d’aujourd’hui, dans un moment de lecture rêveuse étoilé d’étincelles, voilà Garrincha en gloire et en désastre, tel qu’en lui-même le poème et sa langue, pour l’occasion, l’inventent.

L’imaginaire de tous n’est l’imaginaire de personne, mais l’imaginaire de chacun est bel et bien relié à l’imaginaire de tous, sc. à l’imaginaire social. Dans le cas présent, rien de tel pour prendre le pouls de ce dernier que de plonger dans la représentation du football et du joueur proposée à volonté par l’un des quotidiens le plus vendu en France6Et le quotidien le plus lu en moyenne en France par exemplaire vendu. depuis longtemps, le journal L’Équipe. La première dissonance qui saute aux yeux est que, à l’exception de deux dates (la victoire d’une équipe, la mort d’un clodo), il n’y a pas un seul chiffre dans le poème de Prigent. L’Équipe, lui, est inondé de statistiques, de nombres, de calculs et de chiffres de toutes sortes. Fasciné comme un parieur compulsif reluquant des chevaux de course, ses innombrables lecteurs sont hypnotisés par les différents classements: nombre de buts marqués, nombre de buts encaissés, nombre de victoires, de matchs nuls, de défaites, nombre de buts inscrits et reçus. Les mêmes amateurs voient le nombre de minutes jouées par un tel ou un tel, le nombre de mètres qu’un tel ou un tel a couru, le nombre de ballons qu’il a touchés, le nombre de ballons qu’il n’a pas touchés; page après page, jour après jour, leur sont servis des nombres de passes, de tacles, de headings, de ratés, de cartes jaunes ou rouges, avec des comparaisons entre les joueurs, entre les clubs, entre les championnats et les coupes innombrables (championnats et coupes régionaux, nationaux, internationaux, mondiaux). Régulièrement, le journal publie des «nouvelles du mercato», c’est-à-dire du marché des transferts, lequel est ouvert deux fois par an, une fois de plus que le salon de l’agriculture. Les transferts atteignent des sommes hallucinantes: le joueur est avant tout une action dont on attend les plus forts rendements. Les salaires exorbitants des joueurs, des entraîneurs et des administrateurs de clubs, les recettes issues des billets vendus et d’une infinie production de gadgets et de produits dérivés sont soulignés. Une fascination extatique et envieuse est ainsi créée. Tout est placé sous le signe du profit et de la spéculation. Les clubs sont cotés en bourse. Le foot «de haut niveau» est l’allié faussement naturel du néo-libéralisme. Selon les pays, il escorte ou remplace la religion comme opium du peuple7«Un match est une messe, un but un sacrifice, un stade une église. C’est toujours comme cela que je l’ai vu.» (Le Dzi, p.61)., ce dont témoigne ce fait: il a pris quelques-unes de ses meilleures plages horaires.

Les cinq cordes sociosémiotiques de l’imaginaire social vibrent à plein régime. Sur le plan de la narrativité se développe un récit indéfiniment recommencé de la prouesse et/ou de l’échec, lequel intègre les trois niveaux wébériens de l’individu (le joueur), du groupe (le club) et de la société globale (la nation, incarnée par le club et/ou l’équipe dite «nationale»). Effervescence typique sur le plan de la poéticité: usage généralisé d’un pathos perpétuel, production en flux tendu d’hyperboles et de superlatifs (dans la gloire ou dans la défaite), de métaphores héroïques et de jeux de mot à la ramasse. Trois axes sont hyperactifs sur le plan de la cognitivité. Tout fait d’armes, tout acte saillant est indexé sur la longue histoire endogène (individuelle, locale et nationale) du football, et chaque micro-événement se love avec délice sous les commentaires avant de la rejoindre. À cet organe historique se greffe un savoir particulier, celui de la rhétorique argumentative, laquelle squatte une théorie inépuisable de titres et de séquences indéfiniment recopiés et recyclés, souvent maquillés en questions: «Le PSG doit-il renforcer son attaque ou non?», «Neymar aime-t-il vraiment Paris?», «Les joueuses doivent-elles être payées comme les hommes?», etc. À l’histoire et à la rhétorique s’adjoignent non pas un savoir en tant que tel, mais le formalisme d’un savoir, en l’occurrence celui de la pédagogie et de l’école. Dans les pages de L’Équipe comme dans les émissions de télévision spécialisées, dans les organes de presse de toute envergure comme dans les réseaux dits sociaux, se reconduit un vieux passé scolaire: les joueurs, les entraîneurs, les équipes sont notés (3/10, 5/10); il est question d’avoir ou non «respecté les consignes» (ou les règles), de ne pas ou de «faire des fautes», d’être «récompensé» pour ses efforts, d’«apprendre de ses erreurs», d’«être bien coté», d’«encourir une punition» [etc.]; des schémas géométriques, parfois si ridicules qu’ils en deviennent rigolos, expliquent des tactiques et des mouvements; des commentaires évaluent les discours rapportés, même s’ils sont à peu près toujours les mêmes. Chacun a ainsi chaque jour droit à des leçons et le classement final des championnats, avec ses récompenses pour les meilleurs, a tout d’une «remise des prix». Il n’est pas de sport sans iconicité. Sur ce plan, les représentations photographiques et/ou publicitaires du joueur ou de la prouesse sont super-pléthoriques. Maints journaux et magazines renvoient également de nos jours à des sites qu’ils gèrent. Enfin, L’Équipe et tous les autres medias sportifs relaient l’inévitable théâtralité du spectacle footballistique: déguisement des joueurs et du corps arbitral (culottes courtes, couleurs choisies), cérémonial de l’entrée des joueurs sur le terrain (chacun d’eux est désormais accompagné d’un enfant qui marche à ses côtés et qu’il tient par la main), chants d’accompagnement et applaudissements codés, scansion des noms des compétiteurs, présentation des équipes, scénette du tirage au sort pour savoir qui débutera avec le ballon, chorégraphie générale du jeu, interviews «à chaud», mise en scène systématique des corps et des blessures réelles ou feintes.

Cette activation sociosémiotique occupe à coup sûr un public essentiellement concerné — aliéné diraient d’aucuns — par le jeu et ses prouesses, mais le tout est pourvu du nimbe d’un vieux fonds épique et lyrique qu’une greffe de valeurs morales, sociales et identitaires (locales, régionales, nationales, patriotiques) adapte à la hauteur ou à la bassesse des circonstances. Dans l’imaginaire social des trente dernières années, cette mise à jour incessante ne cesse de corréler brutalement le cérémonial et le déroulement du jeu au merveilleux spéculatif du néo-libéralisme et à l’axiologie nationale-identitaire du néo-conservatisme. Le foot offre ainsi au quotidien un visage kitsch: en 1998, après la victoire en coupe du monde de la France, le visage de Zinedine Zidane est projeté sur l’Arc-de-Triomphe; en 2020, le salaire de Neymar est largement supérieur à celui du Président de la République française.

 

Le travail du texte

À quoi sert la mise en texte sophistiquée de «Garrincha 2. Samba»? Une telle question rappelle cette saillie de Denis Roche: «À quoi sert le lynx? À rien, comme Mozart.», car il est vrai que la virtuosité épouse ici rien moins que le pur plaisir de lire et d’écrire. Et cependant, elle tourne, elle travaille, cette écriture qui lit le monde. Elle cherche et trouve une langue qui dit et actualise ce que fut l’expérience de voir jouer Garrincha. Par le partage du rythme (samba), par son imprévisibilité, cette langue créée pour l’occasion rend possible un compagnonnage autre qu’instrumental avec le lecteur dans la mesure où elle l’invite à constater et à affronter la discontinuité de toute chose. Pas l’ombre d’une trace d’un grand récit ici. La discontinuité qui est au cœur des dribbles de Garrincha, est à la fois au cœur du destin de l’être humain (alcool, cirrhose = poésie, mort) et au centre du sens de la poésie elle-même. Par suite, les vers importent des éclats de la légende et de l’image du grand joueur, mais ils les détournent si bien qu’ils deviennent impropres à quelque représentation doxique ou stéréotypique que ce soit: Bam boum le but! s’oppose à «quel but extraordinaire!». De cette façon aucun signe ne reste pris dans une chaîne d’éléments de mythologie usée; de cette façon chaque signe, exclamé par un point, retrouve une gratuité et une densité singulières: «Alegria do povo» devient Alegria! La joie n’a pas de prix.

Sur la légende de Garrincha telle qu’en elle-même la mémoire collective l’a élaborée, le poème opère une action de décantation dont les moyens sont la vitesse de surgissement des mots, la découpe de la parole, le congédiement rapide des raccords logiques, la pratique assidue de l’ellipse, le mélange des allusions et des capsules visuelles (zéro/ras mottes). Si cet activisme nerveux permet de «sortir de l’épure», ce qui veut dire qu’il sort par la danse des cadres fixés par la représentation, il construit du même élan une épure du joueur et de son jeu à la manière d’un dessin fait à la pointe sèche. En d’autres termes, à cent lieues du réalisme classique, ce travail engendre un autre réalisme, fondé sur une accélération et une intensification systématique des mouvements et des brisures du sens. Le plus fort est que «ça ne veut pas rien dire», comme disait Rimbaud.

Le troisième effet généré par cette poétique est de restituer du temps de lire au lecteur. Celui-ci peut passer des heures à combler les ellipses, à repérer des connexions, à jouer avec les mots, à penser Garrincha et sa danse de dribbleur. Les quatre distiques et les trois quatrains redonnent du temps à l’histoire et rendent de l’histoire au temps de sorte qu’ils sont radicalement contre la dictature de l’actualité, contre la vacuité du présentisme, contre les schémas redondants du et d’un quotidien (L’Équipe). L’ange au genou cagneux est expatrié d’un passé marqué par ces deux dates, 1958, 1983, pour être projeté dans la durée imprévisible de la poésie et de ses lectures. Ce détachement du temps historique maintient la flamme de la négativité moderne dans des sociétés contemporaines où une violence haineuse multiforme, maquillée en vertu, tend à revenir en force à tous les niveaux (individu, groupe, collectivité globale). Or, l’analyse idéologique l’a maintes fois démontré, la vertu ne connaît que l’affirmation. En bonne logique, la négativité moderne, quant à elle, ne cultive pas la négation. Elle fait bouger les choses et se manifeste ici de façon posée par l’abandon de la syntaxe, par la ponctuation, par la distanciation de l’énonciation, par l’absence de jugement moral, par des raccords et des accords iconoclastes (tortas/ninja/zéro).

Cette négativité implique des choix dont celui de ne pas dissoudre la souffrance dans un idéalisme de parade. C’est pourquoi le poème ne ressuscite pas Garrincha au nom de la poésie; c’est le fascinus «Garrincha» qui offre un but à l’art d’écrire et la succession clodo mort, alcool, cirrhose remplace toutes les saintes trinités du monde. La samba des mots se regarde avec la même exigence. Aussi procède-t-elle à une mise à mort de la poésie par la poésie. Ce rituel est à l’honneur dans les vers intimes d’Emily Dickinson, dans le lyrisme contrarié de Gaston Miron, dans la descente au Tombeau des rois d’Anne Hébert, dans les Illuminations de Rimbaud, dans l’antipoésie de Saint-Denys Garneau, et aujourd’hui dans les textes autodestructeurs de Maude Veilleux ou les proses poétiques de Pierre Nepveu. Le bon poème ne tue pas la poésie pour la ressusciter, mais pour exiger et susciter une nouvelle forme d’où pourra naître l’exclamation d’une réjouissance incendiaire: Coin droit! / éclair! / le feu! /[…]/! Alegria! /[…]/Ô Garrincha!

  • 1
    Le recueil proprement dit est précédé d’un petit texte qui le situe par rapport à ces deux romans: «En I (Les Enfances Chino, 2013), Chino grimpait la côte «enfance». En II (Les Amours Chino, 2016), il dévalait d’adolescence à vieuserie la pente des «amours». En III (Chino aime le sport), il renroule sur la bobine «histoire» les fils de ses émois sportifs.» [p. 7].
  • 2
    Selon Wikipedia, la gavote articule soit deux et quatre temps, soit quatre et quatre temps, avec une demi-pause facultative à la coupe. «La battue» de la marche, pour sa part, est à «deux temps (2/4, 2/2, 2/6, etc.)». Les trois danses, gavote, marche et samba sont des danses populaires (elles peuvent cependant être réinventées et complexifiées par des chorégraphies modernes et contemporaines). Les renseignements donnés dans la suite de cette étude sur les mots «ninja» et «garrincha» proviennent de la même source.
  • 3
    Le mot «slash» (pluriel «des slashs») désigne un signe typographique de séparation consistant en une barre oblique de ce type: [/], celui d’antislash une barre oblique inverse [].
  • 4
    Faire un «p’tit pont» à un adversaire consiste à le contourner tout en lui passant le ballon entre les jambes. Tout défenseur déteste cette ruse, très appréciée par les supporters de l’exécutant.
  • 5
    Le Brésil élimina la France en demi-finale par le score sans appel de 5 à 2.
  • 6
    Et le quotidien le plus lu en moyenne en France par exemplaire vendu.
  • 7
    «Un match est une messe, un but un sacrifice, un stade une église. C’est toujours comme cela que je l’ai vu.» (Le Dzi, p.61).
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