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Le posthumain télévisuel descend-il du singe? (1): introduction et définitions

Elaine Després
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Article paru dans Chantier Posthumain, sous la responsabilité de Jean-François Chassay (2011)

Ce premier billet est aussi le premier d’une série que je publierai dans les prochains mois et qui traitera du posthumain télévisuel. En marge de mon projet de recherche postdoctorale sur le posthumain littéraire et le discours évolutionniste qui ne débutera que l’an prochain, je vous propose donc de m’intéresser plus spécifiquement au média télévisuel, et en particulier aux téléséries américaines de science-fiction qui ont véritablement su renouveler le genre au cours des dix dernières années. Je reviendrai sur une définition plus précise de ce corpus dans mon prochain billet.

Plan de travail

Les recherches jusque-là menées dans le chantier « Posthumain » n’ont touché à la posthumanité que d’une manière plus périphérique. Nous avons exploré différents corpus bien spécifiques (notamment le cyberpunk brésilien avec Daniel Grenier et la littérature pour adolescents avec Marie Parent) et soulevé des questions définitionnelles et typologiques : qu’est-ce que le roman du gène? Pour ma part, j’explorerai donc un autre coin de l’imaginaire contemporain qui connaît aujourd’hui un immense succès populaire, mais aussi critique, puisque les études télévisuelles, encore jeunes, sont en plein essor, en témoignent les nombreux colloques et publications des dernières années.

Darwin, Charles. 1837. «Transmutation of Species» [Extrait de ses notes personnelles]

Darwin, Charles. 1837. «Transmutation of Species» [Extrait de ses notes personnelles]
(Credit : Darwin, Charles)

Dans mes prochains billets, je réfléchirai sur le médium télévisuel, son étude et sa façon de mettre en scène le posthumain. Puis, je me pencherai sur trois séries de science-fiction qui furent diffusées entièrement entre 2000 et 2010, sur leur façon d’aborder cette figure postmoderne. Il s’agit chronologiquement de Dark Angel (James Cameron et Charles H. Eglee, 2000-2002), de Battlestar Galactica (Ronald D. Moore, 2004-2009) et de Heroes (Tim Kring, 2006-2010). Finalement, j’aborderai différents thèmes et soulèverai différentes questions que posent ces séries dans leur représentation du posthumain. Par exemple, l’intégration du discours évolutionniste à la narration et sa mise en image; la question de la dénomination des posthumains comme exemplaire de leur identité problématique; la question du racisme et de l’exclusion; l’intégration sociale, politique et économique des posthumains, etc.

Tentative de définition

Mais commençons aujourd’hui par définir notre objet. Le posthumain est un être suffisamment différent de l’homme, soit par son origine (artificielle), soit par ses caractéristiques, pour que la question de son appartenance à l’espèce soit sujette à caution. Son humanité n’est pas d’emblée impossible, mais elle est constamment remise en cause par les hommes qui ont tendance à lui refuser instinctivement ce statut, parce que, par sa simple existence, il en questionne la pertinence. Le posthumain doit sans cesse « prouver » son humanité pour la mériter. Il peut représenter une étape nouvelle dans l’évolution de l’homme et être amené à le remplacer, mais il peut aussi être montré comme une « erreur de parcours » dont la postérité est incertaine, mais revendiquée haut et fort, ou encore comme une espèce concurrente, qui doit, pour survivre, se battre ou apprendre à cohabiter avec l’humanité. Nottons qu’il ne s’agit pas ici exactement du posthumain tel que fantasmé par les transhumanistes et autres extropiens (lire à ce sujet, Antoine Robitaille, 2007) et qui relèvent surtout de l’utopie. Ici, c’est véritablement de fiction narrative dont il sera question, généralement à tendance plus dystopique qu’utopique.

Les branches de la posthumanité

En regard de son rapport à l’évolution humaine, j’ai identifié trois voies évolutives qui regroupent différents types posthumains, des voies qu’il faut voir comme des branches évolutives qui peuvent ce côtoyées dans les mêmes univers fictionnels, de la même manière qu’Homo sapiens et Homo neanderthalensis se sont partagés la planète pour un temps. Ces trois branches possibles (et possiblement concurrentes) sont : l’évolution naturelle, par mutations, sélection naturelle et extinctions massives; l’évolution dirigée, grâce aux manipulations génétiques; et l’évolution technologique, via les prothèses, la cybernétique, la pharmaceutique, etc. Il arrive à l’occasion que des personnages issus de plus d’une de ces branches cohabitent dans un même univers fictionnel, mais c’est assez rarement le cas, chaque créateur choisissant généralement une possibilité comme base à son utopie. Voyons rapidement comment pourraient se déployer ces branches.

L’évolution naturelle. Dans le cas des posthumains, il s’agit le plus souvent de mutants. Mais on peut aussi penser aux fictions qui présentent la fin de l’humanité (causée par une catastrophe, naturelle ou non) qui libère la niche écologique occupée par l’homme et permet à autre chose d’émerger (toute la tradition de la fiction postapocalyptique exploite cette idée). On pourrait également penser à un changement radical ou progressif de l’environnement qui impliquerait l’enclenchement d’un processus d’adaptation pour la survie et donc un changement biologique de l’homme; ou encore l’arrivée d’une autre espèce compétitrice dans la niche écologique humaine, ce compétiteur pourrait être d’origine endogène (les singes dans La planète des singes) ou exogène (l’arrivée d’une espèce extraterrestre) et mener à un changement chez l’humain, que celui-ci gagne ou perde la lutte. La série Heroes met en scène ce type d’évolution, tout comme plusieurs comics dont elle s’inspire, nommément les X-Men.

L’évolution dirigée. À partir de la génétique (OGM/HGM) et de l’eugénisme (sélection d’embryons), il s’agit de la situation où l’homme prend en charge sa propre évolution, mais en respectant le fondement biologique du processus. Ici, c’est surtout la temporalité de l’évolution qui est bouleversée, mais pas son matériau de base : le gène est encore au centre des changements. Mais si on parle d’eugénisme, il faut voir ici ce mot de manière polysémique. Il peut être de nature raciste ou hygiéniste, comme au XIXe siècle (Galton, Spencer et autres) et dans son incarnation ultime, le Programme Aktion T4 des nazis, mais aussi un simple projet utopique d’amélioration de l’espèce tel qu’il apparaît dans nombre de romans de science-fiction, et dans la réalité. Par exemple, les diagnostics prénataux (DPN) ou préimplantatoires (DPI) sont courants aujourd’hui et mènent parfois à des interruptions de grossesse. Or, il s’agit bel et bien là d’eugénisme : on choisit de ne pas mettre au monde un enfant atteint de maladie génétique grave, peu importe si la motivation est altruiste (envers l’enfant à naître ou envers la société qui l’aura à sa charge) ou égoïste (la volonté de ne pas être pris avec un enfant malade ou handicapé). Au cinéma, un des cas les plus spectaculaires est sans doute le film Gattaca de Andrew Niccol (1997), mais, à la télévision, Dark Angel offre également un bon exemple.

L’évolution technologique. Plusieurs penseurs croient que l’humain, depuis qu’il fabrique des outils, depuis qu’il est Homo faber, n’évolue plus en suivant la logique de la sélection naturelle. L’homme aurait depuis longtemps extériorisé les moyens de son évolution. Grâce à des avantages purement biologiques (la taille de son cerveau, sa bipédie, son pouce opposable), l’homme en est venu à s’adapter et à se transformer grâce à des moyens artificiels : outils, prothèses, implants, produits pharmaceutiques divers, etc. Bernard Stiegler parle d’épiphylogénèse (1998) et Michel Serres d’exodarwinisme (2001). Selon ce dernier, « [i]l fallut des millions d’années pour qu’aux oiseaux poussent ailes et plumes; en quelques mois, nous construisons un aéronef. […] [Il] appelle exodarwinisme ce mouvement original des organes vers des objets qui externalisent les moyens d’adaptation. Ainsi, sortis de l’évolution dès les premiers outils, nous entrâmes dans un temps nouveau, exodarwinien. » (2001) Dans les cas les plus spectaculaires mis en scène par la fiction d’anticipation, l’évolution technologique peut même mener à l’abandon total du corps biologique pour une forme de vie virtuelle ou purement mécanique. La figure typique de cette branche est bien sûr le cyborg et ses multiples avatars : pensons aux réplicants de Blade Runner ou aux cylons de Battlestar Galactica, deux cas où l’artificialité des cyborgs est indétectable.

BibliographieSerres, Michel. 2001. Hominescence. Paris: Éditions Le Pommier, 291 p.Stiegler, Bernard. 1998. Technics and Time, 1: The Fault of Epimetheus. Stanford: Stanford University Press, 295 p.Robitaille, Antoine. 2007. Le Nouvel Homme nouveau: voyage dans les utopies de la posthumanité. Montréal: Boréal, 220 p.

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