Entrée de carnet

Le blogue littéraire: Baudelaire aurait eu le sien… Et Nabokov aussi (2/3)

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2011)

J’aimerais revenir un bref instant sur le statut du blogue, et surtout sur sa place dans la pratique littéraire contemporaine. Je restreins mon propos à la dimension littéraire de la chose, non pas pour exclure ou spécialiser la pratique du blogue, mais pour réduire la portée de mes propos et surtout viser la communauté littéraire.

Nabokov, Vladimir. 2009. «L’original de Laura» [Extrait]

Nabokov, Vladimir. 2009. «L’original de Laura» [Extrait]
(Credit : Gallimard)

Le blogue est dénigré dans le milieu littéraire. Les vieilles croutes, qui ne s’y reconnaissent pas, en fustigent la pratique. Ce qui se comprend parfaitement. C’est le rôle des vieilles croutes de. La situation rappelle en fait le vieux débat sur la mort du roman aux Etats-Unis dans les années soixante. Confrontés à l’épuisement (littéral) des romanciers qui avaient fait la fortune littéraire des Etats-Unis (Faulkner, Fitzgerald, Hemingway, Dos Passos, Steinbeck, etc.), de nombreux critiques  déclaraient que le roman était mort, que la littérature s’en allait à vau-l’eau, etc. Quand on leur fit remarquer qu’il y avait une nouvelle génération d’écrivains qui étaient en train de remplacer les décédés, renouvelant le genre et ouvrant de nouvelles voies avant tout métafictionnelles, lesdits critiques préférèrent faire la sourde oreille, affirmant que ces nouveaux romans n’étaient pas des romans comme ils aimaient en lire, qu’ils n’allaient pas à la cheville des anciennes formes, etc. Et tant pis pour les Nabokov, Gaddis, Barth, Pynchon et consorts qui commençaient à s’imposer. Ce qui comptait, pour ces critiques, c’était que le roman était en train de mourir. Point à la ligne.

On assiste à la même situation maintenant. Pour les critiques attachés au livre et à ses possibilités (à son modèle d’affaires), les blogues ne donneront jamais des œuvres accomplies. De toute façon, ils préfèrent ne pas en lire pour ne pas être contaminés. Et ils n’ont pas de temps à perdre. Dans ce modèle d’affaires, time is money.

Je préfère de loin la posture affichée sur Albertine retrouvée, où l’on peut lire, en date du 24 septembre 2010 :

« Je trouve ça très bête lorsque des individus malintentionnés, individus qui veulent salir les blogues, disent que Baudelaire n’aurait pas écrit un blogue. Si Baudelaire était né comme moi en 1980, ouais, il aurait un blogue. Je suis bien désolée de vous décevoir! Je déteste ceux qui idolâtrent stupidement les grandes figures d’écrivain et qui idolâtrent le livre. Oui, Baudelaire aurait écrit un blogue et ce n’est pas pour rechercher de l’amour ou pour recevoir une réponse immédiate à ses textes. Oh non! C’est seulement parce qu’Internet en ce moment est un vrai espace de liberté, les écrivains cherchent à tout prix la liberté bien plus que l’amour. Baudelaire l’aurait vu cette immense liberté permise par Internet et il aurait sauté dessus! »

Baudelaire aurait écrit un blogue. L’assertion ne pourrait être plus franche. Et je la trouve incontestable. On me dira : oui, c’est facile. Baudelaire n’est pas là, on peut lui faire dire n’importe quoi. C’est du révisionnisme.

Essayons à nouveau: Walter Benjamin aurait écrit un blogue. Son travail sur les passages parisiens aurait pris une forme encore plus rhizomatique, s’il avait connu le Web 2.0. Il aurait investi cette nouvelle forme, émerveillé par la démocratisation de l’écriture qu’elle représente. On me dira à nouveau: même problème qu’au paragraphe précédent.

Allons-y une autre fois : Vladimir Nabokov aurait écrit un blogue. Je ne sais pas si Nabokov aurait adoré avoir son blogue (cela dit, il aimait tellement fustiger l’ignare qu’il aurait eu de la difficulté à résister à l’envie de le faire au vu et au su de tous…). Mais je suis certain qu’il aurait écrit des hypertextes, car déjà dans les années cinquante, il en écrivait. Ce n’est pas du révisionnisme. Nabokov écrivait ses romans sur des fiches de quatre pouces par six. Des fiches de bibliothèque. Pas des carnets ou des journaux. Non, des fiches. Lolita a été écrit comme ça sur plus d’un millier de fiches, qui devaient être attachées par des élastiques. Elles lui permettaient d’aller sans problèmes d’une partie à l’autre de son roman. Il aimait cette possibilité, à l’origine des premiers logiciels d’hypertextes (Hypercard pour Macintosh), de se déplacer librement dans un espace d’écriture et de création. Son processus d’écriture n’était pas linéaire.

Si on ne me croit pas, on peut se reporter au tout dernier roman de Nabokov, publié à titre posthume, L’original de Laura (Paris, Gallimard, 2010). Le roman est encore à l’état d’ébauche, mais le choix éditorial de la maison d’édition est révélateur de la pratique d’écriture de Nabokov.  Gallimard a choisi en effet de reproduire les fiches sur lesquelles est écrit son texte. On y voit sans peine la singularité de la démarche de Nabokov.

Cette singularité devient à l’époque contemporaine, marquée par la présence de l’hypertexte, le fondement même de nos pratiques d’écriture. Nous pouvons tous, nous qui travaillons avec des traitements de texte, faire des hypertextes et naviguer entre les diverses îles de nos écrits, sans être pour autant présents sur Internet. Nous pouvons tous mettre en ligne et en liens nos écrits, choisissant comme Nabokov, d’exploiter un espace, par définition non linéaire, de création.

En donnant cet exemple, l’enjeu n’est pas de déterminer qui de nos illustres ancêtres aurait tenu son blogue, car évidemment on ne le saura jamais. Il consiste plutôt à se demander en quoi ce dispositif d’écriture, de conservation  et de transmission du texte, adapté à une culture de l’écran, est-il moins apte que le codex à susciter des formes accomplies ? En quoi est-il une forme d’écriture qui se trouve en deçà de la littérature et de ses genres?

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