Entrée de carnet

La Banlieue avec un grand B: de quoi parle-t-on?

Marie Parent
couverture
Article paru dans Suburbia: L’Amérique des banlieues, sous la responsabilité de Marie Parent (2011)

Auteur inconnu. 2002. «Banlieue» [Couverture de Banlieue]

Auteur inconnu. 2002. «Banlieue» [Couverture de Banlieue]
(Credit : L’instant même)

 

Le roman Banlieue1Pierre Yergeau, Banlieue, Québec, L’instant même, 2002, 146 p. de Pierre Yergeau (2002) se déroule dans la Banlieue avec un grand B: «Derrière la vitre thermos d’un avion, la Banlieue avait la beauté d’un circuit intégré, et l’attrait désuet d’un musée virtuel. Les bungalows, ouverts sur des pelouses verdoyantes, rasées de près, paraissaient à la fois familiers et inaccessibles.» (Yergeau, 9) Ses personnages s’appellent McDo, Gap, Prada, Point Zero. Ils ont accompli «le désir secret des Stoïciens: évacuer la vie intérieure» (Yergeau, 38). Ce portrait acerbe et cynique de la banlieue (qui pourrait par ailleurs être nuancé par une analyse plus approfondie du roman de Yergeau; je m’y emploierai éventuellement) fait appel à un imaginaire fortement ancré dans la culture nord-américaine depuis la seconde moitié du XXe siècle. Cet imaginaire traverse les discours tant catastrophistes que triomphalistes concernant la manière d’habiter et de penser le monde en Amérique du Nord (et plus largement en Occident). Ce dont il est question, au cœur de l’imaginaire de la banlieue, c’est de l’équivalence ontologique établie entre être, habiter et acheter, qui apparaît pour certains comme le signe ultime du déclin de la civilisation.
La banlieue désigne d’abord et avant tout un phénomène d’urbanisation, qui prend des formes un peu différentes partout en Occident après la Deuxième Guerre mondiale. Ici, je m’intéresse particulièrement à la banlieue nord-américaine, très différente aux plans socio-économique et imaginaire de la banlieue française, par exemple.
Voici un bref rappel des facteurs socio-économiques et culturels associés au développement accéléré des régions périphériques des grandes villes nord-américaines (tiré de Robert A. Beauregard, When America Became Suburban2Robert A. Beauregard, When America Became Suburban, Minneapolis and London, University of Minnesota Press, 2006, 271 p. et A. Fortin, C. Després, G. Vachon, La banlieue revisitée3Andrée Fortin, Carole Després, Geneviève Vachon [dir.], La banlieue revisitée, Québec, Nota Bene, 2002, 302 p.) :
– Prospérité économique (renforcée aux États-Unis par une domination politique au plan international (1945-1975 : Les Trente Glorieuses ou « The American Century »))
– Baby-boom et pénurie de logements dans les villes
– Disponibilité du financement pour l’achat de nouvelles maisons (aux États-Unis, notamment grâce à des politiques fédérales très avantageuses)
– Hausse des salaires qui rend possible l’achat d’une maison et d’une voiture pour une grande partie de la population
– Techniques de production de masse favorisant la construction rapide de maisons abordables (William J. Levitt fonde Levittown en 1947, un des premiers modèles de la banlieue avec ses maisons pavillonnaires alignées)
– Exode des grandes villes, défavorisées par le passage à une économie post-industrielle (et considérées comme nid de la pauvreté, de la violence et, aux États-Unis, des tensions raciales)
– Émergence de la classe moyenne (blanche, plus éduquée, plus riche)
Selon Robert A. Beauregard, professeur d’architecture à Columbia, la banlieue moderne est l’objet de vives critiques dès son apparition. Elle symbolise la désintégration du tissu social, la domination de la culture de masse, l’atomisation, l’aliénation, la dépersonnalisation de la société de consommation. En 1960, dans un article du Atlantic Monthly, on voit déjà dans la banlieue le signe de «l’échec moral» de la société américaine4Cité par Robert A. Beauregard, op. cit., p. 139..
Évidemment, dans une perspective sociologique ou urbanistique, la banlieue se constitue plutôt de plusieurs banlieues, différentes les unes des autres. Aujourd’hui, on peut même parler de « générations de banlieue » qui présentent des caractères divergents : «Il faut tout d’abord arrêter de parler de la banlieue au singulier», réclament l’architecte Carole Després et la sociologue Andrée Fortin dans La banlieue revisitée5Andrée Fortin et Carole Després, « Introduction », A. Fortin, C. Després, G. Vachon [dir.], op. cit., p. 9-10.. Pourtant, tant dans le discours social que dans la fiction, il existe bel et bien une Banlieue au singulier, même si ses représentations sont multiples. (D’ailleurs, selon Bennett M. Berger, la distinction établie en anglais entre les expressions «suburb» et «suburbia» sert à marquer cette nuance6«“Suburbs” is an ecological term, distinguishing these settlements from cities, rural villages and other kinds of communities. “Suburbia”, on the other hand, is a cultural term, intended to connote a way of life […].» Bennett M. Berger, Looking for America. Essays on Youth, Suburbia and Other American Obsessions, Englewood Cliffs (NJ), N.J. Prentice-Hall, 1971, p. 151.).

Parent, Marie. «Maisons. Une rue de banlieue nouvellement construite. Saint-Jean-sur-Richelieu» [Photographie]

Parent, Marie. «Maisons. Une rue de banlieue nouvellement construite. Saint-Jean-sur-Richelieu» [Photographie]
(Credit : Parent, Marie)

La banlieue, probablement parce qu’elle constitue un espace fortement chargé d’un point de vue axiologique, sert le plus souvent à articuler une critique sociale. Elle inspire un rejet radical de l’insouciance qui a rendu possible son émergence, ainsi que des valeurs qu’elle met de l’avant (famille, sécurité, propreté, vie privée, conformisme, individualisme, matérialisme, mobilité sociale et physique, etc.). Elle offre aussi l’occasion d’explorer les rapports entre l’homme et l’espace qu’il occupe, et la façon dont le sujet est façonné par cet espace. Il est légitime de se demander, par exemple, si la banlieue est en train de produire un type d’être humain radicalement différent (l’anthropologue Edward T. Hall se le demandait déjà en 19667«Perspective inquiétante à la lumière de notre misérable savoir de l’homme. Perspective selon laquelle nos villes dans leurs taudis, leurs hôpitaux psychiatriques, leurs prisons et leurs banlieues sont en train de créer des types d’individus profondément différents.» Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris, Seuil, coll. « Points », 1971 [1966], p. 17.). Dans tous les cas, l’imaginaire de la banlieue semble cristalliser l’Inquiétude avec un grand I: non seulement nos préoccupations envers notre façon d’occuper le territoire et de penser notre rapport au monde, mais aussi envers ce que devient le sujet, dans un espace où la différence, la diversité, l’étrangeté sont aussi fortement réprimées, refoulées.
La galerie de personnages composée par Pierre Yergeau le montre bien. Dans cet univers hyper codé, tous se retrouvent un peu à l’écart. Tous sont légèrement en marge de la norme et souffrent de ne pouvoir s’y conformer. Pire, les personnages se sentent à l’écart de leur propre existence : «Tu te retrouves un jour installée dans une vie qui n’est pas la tienne et que tu as pourtant choisie.» (Yergeau, 44) Couve en eux une détresse presque dangereuse parce qu’il serait inconvenant de l’exprimer. Le sujet croupit entre le rêve et le réel, entre la vie et la mort, la banlieue apparaissant comme l’antichambre cauchemardesque du paradis: il faut patienter tout en sachant qu’on n’aura jamais accès à ce qu’il y a au-delà. Objectivement, on n’y est pas si mal… et c’est peut-être le pire.
Le banlieusard a un jour été animé par une ambition pure, légitime, et voilà pourquoi il est désormais profondément désillusionné: «Le monde était fait sur mesure pour les aveugles, ou pour celles dont le tronc cérébral avait été sectionné. [Private] avait longtemps couru après la lumière et il s’était imaginé n’importe quoi. Que l’on pouvait se sentir en sécurité, comme ça, juste chez soi.» (Yergeau, 34) On peut penser que si le banlieusard a rejeté le monde, c’est que le monde l’a déçu.
La Banlieue avec un grand B apparaît donc comme le symbole d’une foi très moderne, celle en la paix, la prospérité, le bonheur, la démocratie, une foi de laquelle découlent un urbanisme, un mode de vie, un dogme8Voir à ce sujet le mémoire de maîtrise de Stéphane Farley déposé au Département de sciences des religions de l’UQAM, qui propose quelques idées intéressantes malgré une analyse parfois limitée. Stéphane Farley, «La banlieue: symbole sacré de la modernité nord-américaine », mémoire de maîtrise, Département de sciences des religions, Université du Québec à Montréal, 2005, 125 f.. Et si les représentations de la vie en banlieue sont presque toujours tristes, c’est parce qu’elles mettent en scène le désespoir des croyants, découvrant qu’ils ne seront pas sauvés.
Bibliographie
Beauregard, Robert A.. 2006. When America Became Suburban. Minneapolis, London: University of Minnesota Press, 271p.

Fortin, Andrée, Carole Després et Geneviève Vachon. 2002. La banlieue revisitée. Québec: Éditions Nota Bene, 302p.

Yergeau, Pierre. 2002. Banlieue. Québec: L’instant même, 146p.

  • 1
    Pierre Yergeau, Banlieue, Québec, L’instant même, 2002, 146 p.
  • 2
    Robert A. Beauregard, When America Became Suburban, Minneapolis and London, University of Minnesota Press, 2006, 271 p.
  • 3
    Andrée Fortin, Carole Després, Geneviève Vachon [dir.], La banlieue revisitée, Québec, Nota Bene, 2002, 302 p.
  • 4
    Cité par Robert A. Beauregard, op. cit., p. 139.
  • 5
    Andrée Fortin et Carole Després, « Introduction », A. Fortin, C. Després, G. Vachon [dir.], op. cit., p. 9-10.
  • 6
    «“Suburbs” is an ecological term, distinguishing these settlements from cities, rural villages and other kinds of communities. “Suburbia”, on the other hand, is a cultural term, intended to connote a way of life […].» Bennett M. Berger, Looking for America. Essays on Youth, Suburbia and Other American Obsessions, Englewood Cliffs (NJ), N.J. Prentice-Hall, 1971, p. 151.
  • 7
    «Perspective inquiétante à la lumière de notre misérable savoir de l’homme. Perspective selon laquelle nos villes dans leurs taudis, leurs hôpitaux psychiatriques, leurs prisons et leurs banlieues sont en train de créer des types d’individus profondément différents.» Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris, Seuil, coll. « Points », 1971 [1966], p. 17.
  • 8
    Voir à ce sujet le mémoire de maîtrise de Stéphane Farley déposé au Département de sciences des religions de l’UQAM, qui propose quelques idées intéressantes malgré une analyse parfois limitée. Stéphane Farley, «La banlieue: symbole sacré de la modernité nord-américaine », mémoire de maîtrise, Département de sciences des religions, Université du Québec à Montréal, 2005, 125 f.
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