Hors collection, 01/01/2010

Frontières génériques, frontières sociales

Jean-François Chassay
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Que veut dire être écrivain aujourd’hui et quel est le sens social de cette activité? C’est au fond un peu la question que pose le sujet de ce dossier, en s’interrogeant sur un profil d’écrivain particulier qui «fait masse» depuis fort peu de temps, en définitive. S’interroger sur la spécificité de l’écriture littéraire qui prend ses racines dans les milieux universitaires signifie qu’on situe cette pratique singulière à l’intérieur du champ général de l’institution de la littérature aujourd’hui. L’université ne fonctionne pas en vase clos. À une certaine époque, c’était sans doute le cas, mais on ne peut plus proférer pareille affirmation de nos jours, en tout cas certainement pas dans le monde universitaire québécois dans lequel je travaille. Et l’existence de cette pratique, l’écriture de fiction de la part des professeurs d’université, suffisante pour qu’on en fasse un dossier dans une revue de l’importance de Transcanadiana, souligne implicitement qu’il faut s’interroger sur les effets de résonances entre la littérature au sein du milieu universitaire et à l’extérieur de celui-ci, ou encore examiner les frontières (plus ou moins étanches) qui existent dans les pratiques qui incluent des praticiens venant de différents milieux sociaux.

La réponse à ces différentes interrogations, on le comprendra, ne peut être simple, et varie certainement d’un pays ou même d’une région à l’autre. D’autant plus que l’apparition de l’écrivain professeur d’université est relativement récente, et n’a pris une véritable ampleur qu’au cours des toutes dernières décennies. Je voudrais d’abord souligner deux phénomènes, dont les exemples sont pris dans deux pays, pour contextualiser la perspective que j’adopterai ici et pour laquelle je dois admettre ma subjectivité: j’ai un poste à l’université depuis 19 ans et l’année même de mon engagement, je publiais le premier de six romans (publications entrecoupées par la parution d’essais et d’ouvrages plus théoriques). Je suis donc à la fois juge et partie, je ne peux pas ne pas en tenir compte.

Le premier phénomène concerne la transformation de la figure de l’écrivain et je prendrai mon exemple aux États-Unis. Dans ce pays, pendant très longtemps, être écrivain signifiait avoir un métier qui ne demandait pas de spécialisation particulière et se faisait habituellement en marge d’une activité professionnelle souvent fort éloignée du monde universitaire. Il va de soi que l’université, au milieu du XIXe siècle, fonctionnait de manière bien différente d’aujourd’hui, ceci expliquant en partie cela.

Quand on pense aux grands écrivains canoniques qui ont marqué la naissance de la littérature des États-Unis, autour de 1850, des figures comme celles de Walt Whitman ou d’Herman Melville, nous sommes tout à fait en marge de l’idée d’un professionnel de la littérature, issu du monde universitaire. On peut évidemment énoncer une affirmation semblable dans le cas d’une poète comme Emily Dickinson dont on ne découvrira l’importance de son œuvre (ne serait-ce que quantitativement) qu’après sa mort. Edgar Allan Poe a tâté du journalisme, Nathaniel Hawthorne a été diplomate et son métier exigeait qu’il sache manier la langue avec subtilité, mais leur carrière littéraire respective se déroulait en-dehors de tout contexte universitaire. De Mark Twain à Jack London en passant par Ernest Hemingway, Jack Kerouac, William Burroughs ou William Gaddis, on pourrait multiplier à l’envi la liste des écrivains américains importants qui ont bâti une œuvre complètement en marge du monde universitaire. On me rétorquera que le phénomène est le même dans toutes les littératures du XIXe siècle et d’une bonne partie du siècle dernier également. Pourtant, le renversement n’est pas aussi spectaculaire ailleurs: aujourd’hui, une grande partie des écrivains reconnus par la critique et l’institution littéraire sortent des cours de creative writing des universités américaines, quand ils ne donnent pas eux-mêmes des cours de création littéraire dans ces mêmes universités. Être écrivain est donc largement devenue, dans ce pays du moins, une profession universitaire. Est-ce que ce statut particulier coupe l’écrivain d’un lectorat plus populaire (puisqu’il existe aussi, bien sûr, une foule d’écrivains qui publient des romans populaires à grand tirage et qui n’ont rien à voir avec l’université)? Il est difficile de répondre à cette question sans faire des analyses sociologiques précises, tout comme il est difficile d’affirmer qu’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise chose et, si c’est le cas, de quelle manière exactement. Quoi qu’il en soit, à l’intérieur du champ littéraire, il est inévitable que cette situation change les habitus, pour reprendre le concept du sociologue Pierre Bourdieu, c’est-à-dire, dans ce cas, des schèmes qui développent chez l’écrivain un ensemble de pratiques nouvelles adaptées à un environnement social qui s’est modifié en profondeur depuis quelques décennies.

Produit de l’histoire, l’habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l’histoire, conformément aux schèmes engendrés par l’histoire; il assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque organisme sous la forme de schème de perception, de pensée et d’action, tendent, plus sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur constance à travers le temps. (Bourdieu 91)

Ainsi, la conception du travail de l’écrivain, l’ensemble de son rapport à l’écriture et au monde littéraire, peut en être subtilement modifié. La frontière entre le travail de l’écrivain et celui de l’universitaire est peut-être encore très marquée dans certains pays, mais peu en Amérique du Nord. Je reviendrai en détail plus loin sur le cas particulier du département universitaire dans lequel je travaille et à partir duquel il m’est plus facile de développer mon argumentation.

Le deuxième phénomène sur lequel je tiens à porter l’attention relève cette fois de données quantitatives et je prendrai plutôt mon exemple en France. Ce pays a la particularité de vivre une rentrée littéraire, où une foule d’ouvrages sortent en bloc, saison de la rentrée qui est aussi alimentée par la remise de nombreux prix littéraires importants.

Depuis quelques années, la production lors de la rentrée littéraire, au début de l’automne, dépasse les 600 titres. Il va de soi, devant une pareille avalanche de titres, qu’il devient impossible de pouvoir rendre compte, sinon de manière purement quantitative, de l’évolution de la scène littéraire. Même en éliminant les nombreux titres qui paraissent en traduction, quelqu’un qui voudrait avoir une idée assez juste de la production française devrait lire à temps plein ou presque, en négligeant le reste de la production passée ou étrangère.

Je connais bien le cas français et c’est pourquoi je le mentionne, mais je sais également qu’il n’est pas unique. Au Québec, on dit souvent que l’année 1965 a marqué une date importante, compte tenu de la qualité de la fiction en prose (romans, nouvelles, contes) publiée cette année-là. Pourtant, le nombre total de titres parus en 1965 se chiffrait à… 28. Aujourd’hui, et depuis une vingtaine d’années, il se publie plus de 200 titres par année. Souligner des tendances devient peut-être plus facile, mais connaître en détail la production annuelle relève de l’impossible ou presque. Il faut se fier aux auteurs qu’on connaît, à la critique, au bouche à oreille, mais une connaissance exhaustive du corpus est à peu près impossible.

Il résulte de ce décuplement des publications un effet de vertige. D’une part, si on veut bien voir la situation positivement, on dira que le choix pour le lecteur est vaste, qu’il existe une offre qui n’a jamais existé avec une telle ampleur, surtout si on tient compte de la multiplicité des traductions depuis quelques décennies. D’autre part, il en résulte une atomisation de la culture qui conduit à croire qu’il est impossible de posséder une vue d’ensemble de l’état de la littérature aujourd’hui, ce qui peut décourager le lecteur.

Que peut-on tirer de ces deux phénomènes, exemplifiés par des cas concrets? D’abord, qu’il y a une professionnalisation du travail de l’écrivain (avec ses avantages et ses désavantages, il ne s’agit pas ici d’en juger); ensuite, que l’importance quantitative des publications fait en sorte que la littérature, inévitablement, devient plus que jamais une affaire de réseaux. Que même si une publication littéraire ne cherche pas à se surspécialiser ou se situer dans un créneau particulier (par exemple en s’inscrivant dans un style générique très codé, comme le polar, la science-fiction, le fantastique, etc.), elle risque de se voir de plus en plus orientée dès sa mise en marché pour trouver un public. À partir de ces quelques éléments d’ordre d’abord sociologique (assez simples, en définitive), j’aimerais essayer de répondre à une question qui serait la suivante: que signifie être un chercheur universitaire et un écrivain? Comment se vit ce rapport et quels en sont les effets concrets dans l’enseignement, dans la recherche, dans le rapport avec les étudiants? Mes propos au cours des prochaines pages, il faut le dire d’emblée, ne repose aucunement sur une enquête empirique, sur un travail d’analyse sociologique, mais simplement sur un expérience personnelle, subjective et sur des hypothèses. Autrement dit, mes propos n’engagent que moi.

J’aimerais d’abord citer quelques chiffres qui permettront de donner un aperçu général de la situation au sein du Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal où je travaille. Le département compte 33 professeurs, dont 11 ont déjà publiés de la fiction chez des éditeurs reconnus. Certains sont connus autant comme écrivains de fiction (poètes, romanciers, nouvellistes) que comme essayistes ou théoriciens, en particulier ceux qui donnent régulièrement des séminaires à la maîtrise orientés vers les processus de création. En effet, le programme de maîtrise au département d’études littéraires comprend deux volets: l’un, le plus important quantitativement, en recherche, et le deuxième en création. Ce dernier est contingenté à 12 étudiants par trimestre (un maximum de 12 à l’automne et de 12 à l’hiver). Annuellement, nous inscrivons entre 70 et 75 nouveaux étudiants à la maîtrise, dont environ le tiers choisissent le volet «création». Notre département est celui qui compte le plus fort contingent d’étudiants en création, mais tous les départements de littérature au Québec, à des degrés variés, offre des ateliers d’écriture (creative writing, selon l’appellation anglo-saxonne) et donnent la possibilité de produire un mémoire en création. À une certaine époque, jusque vers le milieu des années 1990, le séminaire de «Méthodologie de la recherche» (obligatoire pour un étudiant qui s’inscrit à la maîtrise) était «mixte», c’est-à-dire qu’il accueillait aussi bien des étudiants en création qu’en recherche. À l’usage, nous avons décidé de séparer les groupes, les problèmes posés sur le plan méthodologique offrant certes des points communs, mais aussi des points de divergence relativement importants. J’ajoute que nous sommes une douzaine à superviser, parfois essentiellement, parfois rarement, des étudiants qui désirent faire un mémoire en création. Par ailleurs, chaque année, les étudiants ont la possibilité de s’inscrire, au premier cycle, dans quelques ateliers d’écriture disponibles. Ces ateliers peuvent les préparer à la maîtrise, mais soulignons que plusieurs étudiants le font par intérêt, ce qui ne les empêche pas de se diriger plutôt vers un mémoire en recherche quand ils décident de s’inscrire au deuxième cycle.

Cette radiographie de l’organisation départementale et de la place accordées à l’écriture de fiction ouvre la voie à un certain nombre de commentaires que j’aimerais faire ici.

Il existe dans notre département de nombreux cours qui permettent de remonter le cours du temps, d’étudier les mythes aussi bien que les débuts de la littérature écrite, d’aborder un corpus de textes de la Renaissance aussi bien que du XVIIe ou du XVIIIe siècle, jusqu’à la littérature contemporaine. Mais on pourrait dire qu’une pratique d’écriture actuelle, présente à la fois chez les étudiants qui s’inscrivent dans un programme de maîtrise en création, et les professeurs qui publient des fictions traitées dans l’actualité, fait en sorte que la pensée de la littérature se fait d’abord en aval. La réflexion se fait au premier chef à partir de l’époque contemporaine plutôt que de partir en amont pour aborder, en fin de parcours, nos rivages actuels… C’est à partir d’une pratique actuelle que la littérature se pense.

Le professeur qui publie à la fois de la fiction et des textes théoriques aussi bien que critiques se retrouve à vivre une sorte de schizophrénie institutionnelle qui n’est pas inintéressante. Pas inintéressante, dans la mesure où il a justement les moyens institutionnels de la vivre. Quand j’étais étudiant au doctorat, je vivais plus difficilement ce genre de situation schizoïde. Je travaillais à l’université en étant assistant de recherche et en ayant un statut de «chargé de cours», selon l’appellation que nous utilisons, et je publiais dans des revues universitaires. Par ailleurs, je faisais beaucoup de critiques littéraires, à la radio, dans les journaux, et je codirigeais une revue littéraire et artistique qui m’a conduit à être membre de l’exécutif de l’Association des périodiques culturels du Québec pendant trois années. À l’université où je terminais mon doctorat, on me laissait souvent entendre qu’on ne comprenait pas pourquoi je perdais mon temps dans le monde des médias, alors que de l’autre côté de la «frontière sociale», on me voyait comme un intellectuel, ce qui, parfois, avait une connotation ironique, voire méprisante. Ces manifestations n’étaient pas nécessairement explicites, plutôt larvées, mais elles existaient. J’étais écartelé entre deux mondes qui m’intéressaient tous les deux. Pour ajouter à la confusion, j’ai publié un roman qui me faisait pénétrer dans un troisième univers associé au monde des lettres: après l’université et la critique, la littérature comme praticien. Mais la sortie de mon roman a coïncidé avec mon engagement à l’Université. Si je n’ai pas été engagé en fonction de la publication de ce livre, il reste que je suis arrivé avec un statut de romancier qui a fait en sorte que, très tôt, j’ai été sollicité pour diriger un mémoire au volet création de la maîtrise.

Quel est l’impact de cette «double fonction» du point de vue de l’universitaire qui enseigne? À la fois peu et beaucoup. J’aimerais aborder dans un premier temps le phénomène sur un plan extérieur (du point de vue de l’institution de la littérature, du champ littéraire) puis sur un plan intérieur (ses effets sur la pratique).

Il est difficile de dire si le rapport que nous avons avec les étudiants est colorés par le fait que certains d’entre nous soyons écrivains. Je n’ai jamais donné d’atelier d’écriture et il va de soi que dans mes cours au premier cycle, ou même aux cycles supérieurs, qui sont des cours de théorie ou d’analyses textuelles, je n’ai jamais à parler et je ne parle jamais de mon travail de romancier. Il y a fort à parier, d’ailleurs, que les étudiants de première année à qui je donne régulièrement le cours «Littérature et société» n’ont aucune idée, pour la plupart, que j’ai publié des romans. Donc, dans un premier temps, on pourrait dire qu’il n’y a pas d’effet particulier. En même temps, si le programme de maîtrise attire autant d’étudiants qui veulent produire un mémoire en création, c’est bien parce qu’il y a de nombreux professeurs qui écrivent eux-mêmes de la fiction et, en ce sens, le terrain apparaît fertile pour qui veut se diriger dans cette voie. Il y a donc, en ce sens, un effet d’émulation.

Compter de nombreux romanciers ou poètes peut être une «vitrine» intéressante pour un département littéraire. La critique journalistique est plus encline à parler des romans que des essais de théorie ou d’histoire littéraires (de même qu’elle parle peu des ouvrages scientifiques, à moins qu’ils soient très clairement de vulgarisation). On peut le regretter, mais il est vrai qu’ainsi certains professeurs de littérature à l’université, même s’ils ne donnent pas de cours de création, peuvent permettre en ce sens d’attirer des étudiants. C’est d’une certaine façon un peu paradoxal, compte tenu des objectifs du programme de premier cycle qui n’est pas de créer des écrivains, mais on ne peut nier que cet effet soit possible.

La critique, par ailleurs, semble relativement peu sensible à la provenance professionnelle et sociologique de ceux qui écrivent des romans. Encore faut-il nuancer cette affirmation. Lors de la publication de mon deuxième roman, Les ponts, en 1995, un critique connu d’un quotidien important de Montréal, La Presse, avait titré ainsi son article: «Les Ponts de Chassay: on n’attend rien de moins d’un romancier professeur». Ce titre avait de quoi faire frémir, puisqu’il pouvait aussi bien signifier du mépris devant un roman considéré comme trop intellectuel que l’inverse. En réalité, la critique était très positive et contenait notamment les deux phrases suivantes: «Ainsi sont les professeurs romanciers, même tout jeunes comme M. Jean-François Chassay [l’article date de 15 ans…] Ils sont savants, mais ils ne répugnent pas à l’emprunt qui est d’ailleurs, plus qu’une forme de reconnaissance, l’affirmation d’une esthétique.» (Martel B8) Cette citation est intéressante en ce qu’elle propose, même de manière rapide, une conception de l’écriture des romans écrits par des professeurs d’université. Cette proposition ne m’apparaît d’ailleurs pas fausse: le professeur, d’université de surcroît, écrirait un roman plutôt intellectuel, mais «paierait ses dette», en ce sens qu’il se situerait dans une filiation, par le jeu des références, des citations implicites ou explicites. Cette filiation serait aussi une manière de baliser une esthétique, de donner un ancrage à son travail qui l’inscrirait dans l’histoire de la littérature.

Est-ce propre aux professeurs d’université? Me vient tout de suite le contre-exemple de Georges Perec en France, dont l’œuvre correspondrait parfaitement à cette définition (et mon roman, d’ailleurs, se présentait explicitement comme un hommage à Georges Perec!). Or, Perec n’était en aucune façon un «écrivain universitaire». Il est cependant possible que cette définition fasse sens, dans une certaine mesure du moins, pour le professeur-écrivain au Québec, où la tradition littéraire est beaucoup plus récente.

Pour autant, peut-on dire que la critique porte une attention particulière aux œuvres romanesques, poétiques ou théâtrales des professeurs d’université? Il est difficile de porter un jugement global. Si j’examine les écrivains qui ont été les plus médiatisés au cours des dix ou quinze dernières années, qu’ils soient jeunes ou vieux, il s’agit souvent d’écrivains qui ne sont pas intégrés au milieu de l’enseignement (Nicolas Dickner, Guillaume Vigneault, Jacques Poulin, Nelly Arcand, Ying Chen, Dany Laferrière, Louis Hamelin, Yann Martel, Jean-François Beauchemin, Robert Lalonde), parfois au milieu de l’enseignement collégial (Monique LaRue, Lise Tremblay, Gaétan Soucy, Élise Turcotte, Sergio Kokis). Les écrivains professeurs d’université forment plutôt une minorité parmi les noms les plus fréquemment mentionnés (Catherine Mavrikakis aurait, de ce point de vue, un statut assez exceptionnel). Ce qui ne veut pas dire que les écrivains qui sont aussi professeurs d’université sont marginalisés et ne sont pas reconnus par l’institution, puisqu’il leur arrive de remporter des prix littéraires importants (pensons à Yvon Rivard ou à André Brochu, par exemple). Il reste qu’ils sont rarement à l’avant-plan dans les médias, sauf rares exceptions. Leurs publications sont-elles trop arides, trop complexes ou, tout bêtement, moins intéressantes? Il n’y a sans doute pas un seul facteur qui explique cette situation et bien d’autres, banales ou non, pourraient être évoqués. Et il serait certainement oiseux de croire qu’il y a un style propre aux professeurs d’université qui écrivent.

On n’écrit jamais seul. On peut refuser de le reconnaître, le savoir intuitivement ou en prendre acte et parfois en rendre compte explicitement, mais il s’agit pour moi d’une affirmation qui relève de l’évidence. Affirmer le contraire conduirait à croire à une espèce d’essentialisme de l’écriture, d’un pouvoir transcendant que possèderait l’écrivain et qui lui octroierait une originalité «pure». Ce fantasme romantique se justifie fort difficilement. Nous sommes tributaires du discours social de notre époque, comme nous sommes redevables de toutes les écritures qui nous ont précédés. On peut parler selon les cas de jeux d’influence, d’intertexte, de filiation. À chaque fois, il s’agit indubitablement d’une reconnaissance: une forme d’hommage aux écrivains qui nous précèdent ou d’ancrage dans le monde qui est le nôtre.

Le travail intellectuel du professeur d’université qui enseigne la littérature le plonge dans les textes du passé comme dans ceux du présent, l’invite à constater les effets de résonance existant entre ceux-ci et le discours social d’où ils surgissent, les liens qui les rattachent à d’autres discours, d’autres disciplines, et qui fait en sorte qu’un texte n’est jamais isolé, coupé du monde dans lequel il baigne. La réflexion sur et autour du texte le conduit à le voir comme une pièce non seulement de l’histoire littéraire, mais aussi de l’histoire culturelle. Si la littérature peut s’affirmer, sans trop de prétention, comme une forme de savoir, c’est à cause de la dimension critique qu’elle affiche par rapport non pas à un type de discours mais à l’ensemble du discours social, sciences expérimentales incluses (je l’indique dans la mesure où on a souvent la fâcheuse habitude d’exclure les sciences dites «pures» de la culture). Par ailleurs, le professeur d’université est confronté, dans son discours sur le texte, dans ses publications comme dans ses cours, au fait que le savoir de la fiction, comme le rappelle justement Jean Bessières, «est précisément en question, non parce que la fiction littéraire serait toujours à quelque degré mensongère ou parce que le savoir serait toujours à quelques degré fictif, mais parce que la fiction qui est son propre fait […] suscite l’interrogation sur ce fait, sur la pertinence de ce fait – de bien des points de vue, esthétiques, cognitifs.» (Bessière 159)

Il va de soi qu’on peut être très intelligent, avoir une tonne de diplômes (y compris dans les disciplines littéraires), être un lecteur passionné et érudit, sans avoir l’ombre d’une sensibilité de romancier ou de poète. Cela dit, on peut avancer l’hypothèse que les professeurs d’université qui produisent une fiction intéressante, sont habités en permanence par cette réflexion sur le texte et ne peuvent échapper à cette filiation qui se trouve au cœur de leur travail. Il y a nécessairement une intellectualisation de leurs productions qui, si elle varie d’un auteur à l’autre et n’est pas nécessairement constante chez tous, reste une inévitable dominante si on cherche à dresser une sorte de radiographie, au moins approximative, de ce profil particulier d’écrivains.

Ajoutons enfin que le mémoire de l’étudiant en création ne peut que refléter cette réflexion sur la pratique de l’écriture qu’il retrouve chez celui ou celle qui supervise son mémoire. En effet, le mémoire de création est composé pour le tiers d’un «dossier d’accompagnement», théorique ou essayistique. À l’université, le mémoire de création participe à une réflexion sur les processus de création, à une réflexion qui peut être philosophique, sociologique, sémiologique. Écrire de la fiction est perçue comme une pratique intellectuelle, visant à échapper aux clichés romantiques qui traînent encore trop souvent. On peut donc dire, globalement, que la pratique de la fiction à l’université, chez les professeurs comme chez les étudiants, participe à la valorisation de la fiction comme une forme de savoir.

Bibliographie

Bessière, Jean. 1998. «Savoir et fiction. Impropriété, aporie et pertinence de la fiction», dans Catherine Coquio et Salado, Régis (dir.), Fiction & connaissance. Paris: L’Harmattan, p. 159-174.

Bourdieu, Pierre. 1980. Le sens pratique. Paris: Éditions de Minuit, 475 p.

Martel, Réginald. 1995 [17 septembre 1995apr. J.-C.]. «”Les Ponts” de Chassay: on n’attend rien de moins d’un romancier professeur». La Presse, section B8.

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Cet article a d’abord été publié dans Transcanadiana, la revue polonaise d’études canadiennes, en mars 2010.

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