Cahiers ReMix, numéro 04, 2014

Figures de l’immersion

Renée Bourassa
Bertrand Gervais
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Depuis les années 90, le concept d’immersion marque le discours de plusieurs sphères artistiques, que ce soit celle du cinéma, des jeux vidéo, des dispositifs performatifs de réalité virtuelle ou de réalité mixte ainsi que des installations interactives et sonores, qu’elles soient in situ ou dans l’espace urbain. Ce cahier de recherche ReMix revisite ce concept central pour en proposer quelques figures issues de dispositifs artistiques contemporains, envisagées dans leurs relations à l’expérience et à la connaissance.

Nos sociétés contemporaines génèrent de nouveaux environnements configurés par les systèmes informatiques, dans lesquels nous sommes de plus en plus engagés. Ces dispositifs immersifs constituent d’autres manières d’être dans le monde et d’interagir avec celui-ci. Comme l’affirme Peter Sloterdijk, «l’homme n’est pas seulement ce qu’il mange, mais aussi ce qu’il respire et ce en quoi il plonge. Les cultures sont des situations collectives d’immersion dans l’air et dans les systèmes de signes.» (2005: 149) Étroitement associé aux concepts de présence et d’effets de présence, le concept d’immersion rend compte de notre expérience du monde et de notre façon d’y être engagé. Décrivant les modalités de notre implication au sein des dispositifs artistiques, il est également central dans les recherches qui étudient les mécanismes de la cognition humaine.

Pour Renée Bourassa, la phénoménologie de la présence dérive d’une attention augmentée qui lui confère une valeur transformative de notre expérience du monde. Ainsi elle devient un facteur d’immersion dans une situation active par le biais de l’imaginaire. Bruno Trentini fait appel aux approches cognitives et esthétiques liées à la question de l’immersion dans les œuvres fictionnelles pour tenter d’en saisir la dynamique particulière, les modalités d’entrée et de sortie ainsi que les enjeux esthétiques. Carl Therrien analyse l’expérience immersive en fonction de plusieurs types intervenant dans le contexte vidéoludique. Il rapproche la notion d’immersion de celle de flux, qui fait référence à une expérience psychologique intense. Bertrand Gervais décrit une figure de l’immersion autour d’une expérience de simulation faite par Salvador Dali lors d’une conférence performance ayant failli lui couter la vie. Il tente de comprendre ce que cette scène nous dit de l’immersion et des façons que nous avons de nous la figurer. Il y raconte comment Dali a failli mourir asphyxié en simulant une immersion dans le subconscient. Pour Philippe Dubé, l’institution muséale se veut une figure de l’immersion par son fantasme totalitaire, où le musée est perçu comme un névrosé aux prises avec un désir fou de vouloir «pour ainsi dire claquemurer tout l’univers». Il suggère que le musée, en tant qu’institution du savoir, tente depuis deux siècles d’englober tout l’univers pour mieux le connaître. L’accumulation de millions d’artefacts, à laquelle tous les musées du monde s’adonnent quotidiennement, réfère à une activité boulimique et compulsive de collectionnement sans précédent. Ce constat perpétue le fantasme de la faim sans fin du musée, voire du «musée-monde» qui s’engloutit lui-même en lui-même. Pour Jean-Ambroise Vesac, les dispositifs hybrides de réalité mixte faisant appel aux technologies mobiles interpellent notre relation à notre environnement en tissant des liens inédits entre les espaces quotidiens et virtuels, où se produisent les effets d’immersion. C’est dans de tels dispositifs que peuvent être explorés les effets de présence, qui reposent sur la médiation du corps par un dispositif technologique, dans un jeu d’absence. En interrogeant l’attitude d’écoute, Luc Larmor réfléchit aux conditions de l’immersion sonore en la mettant en relation avec le concept de flux. Ainsi, l’immersion sonore peut se définir comme étant l’inscription et la participation à un paysage sonore. L’auteur interroge la manière dont le son construit l’espace immersif par sa présence dans l’espace de diffusion. Gregory Chatonsky élabore une déconstruction radicale des théories sur l’immersion. Chatonsky jette le soupçon sur le concept d’adhésion ou encore sur l’idéologie immersive basée sur les mécanismes d’illusion et les effets de présence. En contestant le découpage philosophique qui sous-tend les théories immersives, sa réflexion le conduit à adopter plutôt une autre métaphore aquatique, le concept de flux. Celui-ci rend davantage compte des débordements contemporains de même que du tumulte inhérent à notre expérience. En s’inspirant d’un geste symbolique simulant un saut dans le vide posé par Yves Klein, en 1960, Luc Courchesne questionne la dématérialisation de l’oeuvre d’art et le recentrement de la pratique sur l’imaginaire de l’artiste, en partant de la numérisation et du déploiement des réseaux informatiques, entre l’espace physique et l’espace virtuel. L’artiste présente un parcours de ses œuvres qui se sont échelonnées de 1974 à aujourd’hui autour de l’idée d’immersion.

Peut-on assimiler l’immersion dans un dispositif technologique à une illusion? Comment se manifeste l’immersion en tant que puissance d’absorption mentale dans les dispositifs artistiques? De quelle façon le sujet en situation d’expérience élabore-t-il le processus fictionnel et comment se concrétisent les effets de présence dans les environnements immersifs? En abordant de façon interdisciplinaire plusieurs types d’immersion pour elles-mêmes ou dans leurs interrelations, les auteurs de ce cahier de recherche ReMix tentent d’en expliquer les modalités et d’en analyser quelques figures afin de problématiser le concept.

Cette publication fait suite à deux colloques internationaux intitulés Fictions, immersions et univers virtuels, qui ont porté sur les modalités contemporaines de l’immersion. Le premier colloque a eu lieu les 27, 28 et 29 avril 2011, à Paris, dans le cadre de la ligne de recherche Fictions & interactions du Centre d’Étude et de Recherche en Arts Plastiques, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le deuxième colloque a eu lieu à Montréal, les 7 et 8 novembre 2011, dans le cadre des activités du centre de recherche Figura et du laboratoire NT2 (UQAM).

Crédits de ce numéro

Comité scientifique: Renée Bourassa et Bertrand Gervais

Révision du contenu: Simon Brousseau et Myriam Marcil-Bergeron

Intégration du contenu: Ariane Savoie

Crédits de l’image: Purdy, Richard. 2010. «Unrestored» [Installation] Espace Shawinigan, édifice 5b. Deux murs convergents de 158 pieds, 1000 tableaux originaux à l’huile, encadrés. Plancher recouvert d’eau. (Crédit photo: Olivier Croteau)

Articles de la publication

Renée Bourassa

Immersion et présence dans les dispositifs de réalité mixte

Cet article examine le concept d’immersion dans des dispositifs de réalité mixte. Il s’agit de penser cette métaphore récurrente d’abord en tant que mode de relation au monde, puis en tant que mode d’engagement dans les configurations artistiques médiatisées par les technologies.

Grégory Chatonsky

Par les flots (la corrélation immersive)

Cet article propose une cartographie du concept d’immersion afin de mettre à jour ses soubassements philosophiques. L’auteur y propose notamment une distinction entre l’immersion comme expérience avérée et les théories immersionistes qui font de l’immersion un élément décisif. L’auteur de l’article propose une théorie de l’immersion basée sur les flux, celle-ci étant jugée plus apte à représenter la continuité tumultueuse de l’expérience humaine.

Bertrand Gervais

Dali attaqué par le réel! Variations sur une figure de l’immersion au coeur de l’imaginaire contemporain

Cet article prend comme point de départ une conférence performance donnée par Salvador Dali le 1er juillet 1936 afin d’analyser une logique de mise en récits propre à l’imaginaire contemporain, c’est-à-dire l’immersion et ses effets de présence comme principale modalité de spectature.

Philippe Dubé

Objets à l’infini

Si, traditionnellement, la construction des connaissances et sa stabilité étaient assurées par de puissants systèmes de référence portés par les institutions du savoir, il en est tout autrement aujourd’hui. Parmi celles-ci, le musée est certainement un acteur important qui se trouve actuellement transformé de l’intérieur par les technologies numériques qui le traversent.

Luc Larmor

Interactions sonores: un passage possible

La pratique du drone musical est pour nous l’occasion de discuter des conditions d’une immersion sonore. Quelle attitude d’écoute adopter pour saisir pleinement les fragments de structure formelle sporadiquement signifiants qui émergent des processus non linéaires et croisés, des pratiques musicales numériques actuelles?

Carl Therrien

Réapprendre à voir, réapprendre à agir. L’immersion vidéoludique entre concrétisation et irréalisation

Dans l’article qui suit, nous proposons d’analyser l’expérience immersive vidéoludique à partir de plusieurs définitions et typologies de l’immersion.

Bruno Trentini

Pour une immersion non transparente

Cet article porte sur le phénomène de l’immersion, en s’intéressant tout particulièrement à la relation entre l’expérience du monde fictionnel dans lequel on s’immerge et le rôle de la réalité du spectateur, son influence lors de l’expérience immersive.

Jean-Ambroise Vesac

Réalités mixtes: immersion in situ et mobilité in visu

Les créations numériques mobiles, aux produits hybrides, interpellent notre rapport à la réalité en proposant de nouvelles relations entre les espaces quotidiens et virtuels, dont l’immersion et la mobilité sont l’enjeu central.

Luc Courchesne

De l’obscurité à la projection sphérique: L’immersion comme posture et manière d’être au monde.

En «sautant dans le vide», Klein a voulu sortir du cadre et habiter l’espace de son projet artistique. «Pas besoin de fusées pour y aller»; il suffisait de libérer l’imaginaire. Cinquante ans plus tard, l’espace de l’imaginaire peut compter sur des technologies qui donnent un autre sens au vide évoqué par Klein.

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