Entrée de carnet

«D’oralité et d’écriture». Analyse des tensions d’une loi problématique dans «Les Misérables» de Hugo

Marion Gingras-Gagné
couverture
Article paru dans Imaginaire de l’écrit dans le roman, sous la responsabilité de Véronique Cnockaert (2014)

Dans son ouvrage Pouvoirs et savoirs de l’écrit, l’anthropologue Jack Goody propose l’hypothèse selon laquelle l’écriture, en tant que «technologie de l’intellect», influencerait les structures cognitives de l’homme ainsi que les institutions sociales1Jack Goody, «Les technologies de l’intellect», Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La Dispute, 2007, p. 193-216. développées au fil des siècles. Ainsi, la littératie d’un groupe restreint contribuerait au développement de la connaissance qui affecte l’existence à la fois intérieure et extérieure de la population entière2Jack Goody, loc. cit., p. 195.. C’est cependant au XIXe siècle que la littératie, dans un désir d’universalité, devient un véritable organe social sur lequel repose l’organisation complète de la société. En effet, après les Lumières et la Révolution française, le XIXe siècle est une période où la littératie prend beaucoup d’ampleur avec la naissance de nombreuses institutions littératiennes liées à l’éducation, la politique, les sciences, le journalisme, etc3Marie-Eve Richard, «L’arbre de la «raison graphique» dans «Bouvard et Pécuchet» de Flaubert», dans Imaginaire de l’écrit dans le roman, Carnet de recherche, en ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain, février 2014 <http://oic.uqam.ca/fr/carnets/imaginaire-de-lecrit-dans-le-roman/larbre-de-la-raison-graphique-dans-bouvard-et-pecuchet-de>. (Consulté le 30 avril 2016).. C’est aussi le siècle où la France devient un état juridique avec entre autres le Code civil, le Code pénal, le code du commerce4Jean-Marie Privat et Marie Scarpa, «Le colonel Chabert ou le roman de la littératie», dans Jean-Marie Privat et Marie Scarpa (dir.), Horizons ethnocritiques, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2010, p. 166.. Ainsi, la loi, qui acquiert une sorte d’autonomie propre5Jack Goody, «La lettre et loi», La logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p. 145., prend la forme d’une instance de pouvoir parce qu’elle est associée aux domaines politiques, professionnels et juridiques6Jack Goody, «Le pouvoir et le livre», Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La Dispute, 2007, p. 220., et fait désormais reposer l’ordre de la société sous le couvert de l’instance littératienne.

Véritable roman de la littératie, Les Misérables de Victor Hugo7Victor Hugo, Les Misérables. Tome 1, Paris, Le Livre de poche, 1998, [1862], 982 p. reflètent comment la loi est porteuse d’une dynamique de puissance et de pouvoir, à la fois dans la société du XIXe siècle et dans le roman qui la met en scène. Dans la première partie nommée «Fantine8L’œuvre des Misérables étant à la fois colossale et complexe, notre analyse portera sur la première partie nommée «Fantine».», le roman raconte l’histoire de Jean Valjean qui, après une enfance misérable et un séjour de dix-neuf ans au bagne pour avoir volé un pain, est remis sur le chemin de la bonté par sa rencontre avec l’évêque, Monsieur Myriel. Le roman se structure donc autour d’une recherche de rédemption suite à une condamnation jugée injuste par le personnage. Dans ce siècle des «papiers» où la société est de plus en plus gouvernée par l’écriture, Hugo fait l’illustration dans son roman d’une loi problématique où le corps des misérables et l’application de la loi écrite entrent en tension.

Goody, dans La logique de l’écriture définit la loi comme une forme de contrôle social exercé par une des «grandes organisations» spécialisées, par l’intermédiaire des cours de justice, de la police et des codes9Jack Goody, «La lettre et loi», loc cit., p. 139.. Dans Les Misérables, plus que du contrôle, la loi gouverne, ordonne et tient lieu d’unique vérité, en incarnant d’emblée le pouvoir absolu basé sur un partage binaire qui place une élite spécialisée10Jack Goody, «Retour au grand partage», La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Éditions de Minuit, 1979, p. 254. dans un rapport de force face au peuple considéré comme illettré. Sa dynamique propose ainsi une valorisation de la culture juridique écrite au détriment de la culture orale, qui n’est alors plus du tout considérée dans sa légitimité. La loi, donc, appartient à ceux qui en maîtrisent les codes et les autres, les misérables issus du peuple, en sont dépourvus et ne possèdent que leur corps11Guy Rosa, «Notes», dans Victor Hugo, Les Misérables. Tome 1, Paris, Le Livre de poche, 1998, [1862]. pour la subir. La loi oppressive a, dans le roman, droit de vie et de mort sur les personnages, reproduisant l’anankè décrite par Hugo, c’est-à-dire qu’elle est fatale et sans réplique12Victor Hugo, «Préface», Les travailleurs de la mer, Paris, Émile Testard, 1891, p. 3..

Cette mise en contexte permet de situer les prémices de notre travail, dans lequel nous nous proposons d’étudier de quelle façon le roman Les Misérables met en scène une loi problématique dans laquelle l’écriture est indissociable du corps. Ainsi, la loi présentée par Hugo dans son roman est à la fois faillible et infaillible, et l’œuvre est porteuse d’un double mouvement, celui de mettre en scène le pouvoir absolu de la loi tout en élevant de manière parallèle un discours qui la condamne. De cette façon, nous pourrons étudier comment Hugo se place à l’intérieur de la société littératienne pour en critiquer les limites et comment il met en évidence l’omniprésence du corps et de la culture de tradition orale. Dans un premier temps, nous verrons comment le roman propose un rapprochement entre la loi écrite et le corps, notamment chez le personnage de Jean Valjean. Ensuite, nous étudierons comment les tensions entre l’oralité et l’écriture forgent la critique de Hugo face au pouvoir de la littératie dans la société; les rapports entre droit coutumier et loi écrite seront discutés, puis nous analyserons le motif du tribunal comme porteur d’un double propos qui remet en question la finalité de la loi. Finalement, nous étudierons le personnage de Javert comme étant l’incarnation de la loi problématique critiquée par Hugo. À partir de ces considérations, nous posons l’hypothèse que ce rapport entre corps et loi est déterminant dans la misère rattachée au destin des personnages et que cette dynamique est au cœur du désir de l’auteur de remettre en cause les limites de la littératie.

Le corps comme réceptacle de la loi: le cas de Jean Valjean

Les rapports entre corps et loi sont au cœur du roman Les Misérables. La loi, d’un côté, condamne le corps à recevoir la peine et les conséquences de la condamnation, et ensemble, ils mettent en lumière une dynamique problématique de l’identité, en plus de constituer l’impossibilité d’une rédemption liée au supplice du corps. D’abord, dans cette ère de l’autorité de l’écriture, l’identité devient une caractéristique qui est de plus en plus définie par la loi. Assignée à la naissance et confirmée par les papiers d’identité, celle-ci devient fictionnelle et accordée à quelqu’un que par son entrée dans le système institutionnel. Le corps, quant à lui, est l’objet d’un mouvement paradoxal: pris à part, il disparaît sous l’autorité de la carte d’identité, mais finit par constituer pour l’homme la seule représentation de qui il est, l’identité s’écrivant à même le corps au sein de la société juridique. Cette problématique double de l’identité se retrouve au cœur du destin de Jean Valjean, misérable, dont l’arrestation pour le vol d’un pain sera le point tournant de la constitution de son identité. En effet, son séjour au bagne provoque d’abord chez le personnage une déshumanisation par la perte de son nom pour ne devenir qu’un matricule, ce qui l’amène à n’être plus qu’un corps perdu dans une masse. Le bagne produit ainsi un engloutissement des destinées individuelles et brouille l’identité de Valjean. «Dès qu’un homme tombe entre les mains de la justice, il n’est plus un être moral, une question de Droit ou de Fait, comme aux yeux des statisticiens il devient un chiffre13Balzac, Le Colonel Chabert, p. 157.» propose Balzac dans Le Colonel Chabert. Et comme le précisent Jean-Marie Privat et Marie Scarpa, cette emprise de la civilisation écrite qui identifie les personnes, structure les rapports sociaux et légitimise l’exercice des différents pouvoirs14Jean-Marie Privat et Marie Scarpa, loc. cit., p. 173.. En entrant au bagne, Jean Valjean devient un numéro: «Tout s’effaça de ce qui avait été sa vie, jusqu’à son nom; il ne fut même plus Jean Valjean; il fut le numéro
2460115Hugo, op. cit., p. 133.». Et à la sortie du bagne, l’identité de Jean Valjean est déterminée par l’institution et l’état civil, par l’intermédiaire d’un passeport jaune qui déterminera désormais qui il est. Éternellement un ancien bagneur, son identité est dès lors le fruit du juridique et ce passeport devient le témoin écrit de son identité qui le lie à sa faute à jamais:

Voici mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire chasser de partout où je vais. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J’ai appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce qu’on a mis sur le passeport. Jean Valjean, forçat libéré […] est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s’évader quatre fois. Cet homme est très dangereux16Ibid., p. 118..

Le passeport, donc, est au cœur de tensions avec le corps à plusieurs niveaux: il se présente au devant du corps pour désigner Jean Valjean par la justice tout en étant la représentation du supplice subi par celui-ci, enchaîné à lui comme un poids qui lui rappelle sa faute commise. On peut dire aussi qu’au moment où il l’acquiert, le passeport fait désormais office de corps, à la fois la substitution et la négation de celui-ci.

Possédant uniquement son corps, le supplice de Jean Valjean devant la loi s’inscrit sur celui-ci à la manière d’un tatouage, trace indélébile, pour le forger d’une nouvelle identité liée à la justice. Témoin d’une justice qui n’offre pas de rédemption, la trace sur le corps est l’incarnation du pardon inscrite dans la chair du bagneur et ne s’efface donc jamais. La peine elle-même ne devient plus garante de l’expiation puisque la loi gravée dans le corps le suivra jusqu’à la fin de sa vie17Michel Foucault, «Le corps des condamnés», Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, coll. «Tel», 1975, p. 9-40..

Dans la volonté de reconstruire son existence en tant que Monsieur Madeleine se retrouve le désir d’échapper à son identité de papier. Si son entrée à Montreuil-sur-Mer s’était faite sans qu’il ait à montrer son passeport jaune, échappant à une possibilité de se faire rejeter de la ville18Hugo, op. cit., p. 239., Jean Valjean vit désormais sous un nouveau nom, celui de Monsieur Madeleine, qui lui confère en quelque sorte une nouvelle identité:

Heureux de sentir sa conscience attristée par son passé et la première moitié de son existence démentie par la dernière, il vécut paisible, rassuré et espérant, n’ayant plus que deux pensées: cacher son nom et sanctifier sa vie; échapper aux hommes et revenir à Dieu19Ibid., p. 322..

Désirant s’éloigner de son passé, Jean Valjean finira cependant par être reconnu au moment où il use de sa force extraordinaire pour sauver un homme de sous une charrette20Ibid., p. 258.. À ce moment, c’est le corps de Jean Valjean, portant son identité, qui provoquera sa reconnaissance par Javert. Celui-ci sera d’ailleurs la représentation cette justice qui n’offre pas de rédemption puisqu’il sera toujours présent, tout au long de la vie de Jean Valjean, pour lui rappeler sa faute et son passé de bagneur, à la manière du passeport jaune ou du corps marqué par la loi.

Bref, non seulement la littératie «baptise» les personnages à leur naissance en leur assignant une identité, mais les «rebaptise» avec leur passage devant la loi et que, dans un cas où dans l’autre, elle détient un contrôle sur le corps. Quant à l’idée de la loi, elle est reliée ici à celle de la fatalité qui s’inscrit sur le corps des misérables pour causer leur chute. Tributaire d’un mouvement vers le bas, la chute et la descente sont des motifs qui reviennent constamment dans le roman, notamment dans le titre des livres qui le constituent21Le livre 2 s’appelle «La chute» et le livre 5 «La descente». Victor Hugo, op. cit., p. 97 et p. 235., mais surtout, ils constituent une ligne directrice pointée don pas vers le haut, ni en avant, mais vers le bas. Et la quête de Jean Valjean dans le roman sera, notamment, celle d’un combat contre cette loi oppressante qui le retient prisonnier de cette fatalité.

Le droit coutumier contre la justice écrite

Dans son ouvrage La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Jack Goody remet en question la séparation nette entre société orale et société écrite en affirmant que les partages dichotomiques propres à la pensée écrite ne conviennent pas toujours pour appréhender le social, le confinant dans un monde construit par des catégories déterminées et opposées22Jack Goody, «Retour au grand partage», loc cit., p. 245-267.. Dans Les Misérables cependant, la division de la société entre ces deux cultures est exacerbée, et le roman illustre profondément ce système binaire dans lequel la supériorité de l’écriture est légitimée face à la tradition orale. Le Code civil, monument de la littératie étatique, est caractérisé dans le roman d’un côté par des sujets juridiques et des règles impersonnelles et il s’oppose, de l’autre côté, au code d’honneur qui ne connaît que des sujets éthiques et des valeurs relationnelles23Jean-Marie Privat et Marie Scarpa, loc cit., p. 182.. À la première lecture des Misérables, il apparaît clair que la société mise en scène par Hugo se veut celle contrôlée par l’écriture et qui dévalorise, en s’y opposant, une loi traditionnelle basée sur des valeurs orales, oubliées et désuètes.

Mais si, selon Goody, «l’introduction du droit écrit fait perdre sa valeur à l’oral, à la fois en tant qu’ensemble de normes qu’en tant que preuve24Jack Goody, «Le droit et l’écrit», Cahiers de sociologie politique de Nanterre, 2010-2012, < http://www.gap-nanterre.org/spip.php?article31> (consulté le 30 avril)», la vision de la société proposée par Hugo provoque un renversement dans sa représentation binaire puisque nous retrouvons, dans Les Misérables, un attachement puissant à cette loi de tradition orale et celle-ci, loin d’être boudée nous le verrons, est au contraire magnifiée. Par sa présence et l’importance que lui accordent les personnages, la loi coutumière fait exploser la dominance du droit écrit, en se posant en marge de celui-ci et en ébranlant et en invalidant les fondements du code juridique. Ainsi, la dette morale représente pour les misérables un contrat tacite qui surplombe le contrat écrit juridique, et son importance est validée par la légitimité qui lui est accordée. La première dette symbolique importante est contractée lorsque Jean Valjean, tout juste sorti du bagne, est logé pour la nuit chez l’évêque, Monsieur Myriel. Et alors qu’il vole les chandeliers et s’enfuit le lendemain matin, l’évêque prend sa défense contre les gendarmes en faisant croire qu’il avait offert les pièces d’argent à Valjean et sauve l’ancien bagneur d’une arrestation. Par cette action, l’évêque signe en quelque sorte un contrat avec Valjean, il lui  «achète son âme» à la manière du diable en échange du don de ses chandeliers:

N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme. […] Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu25Hugo, op cit., p. 160..

Cette transaction morale26Hugo met ici en scène le principe de l’échange du don et du contre-don tel que définit par Marcel Mauss dans son ouvrage Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques (1924). a ceci de particulier qu’elle est imposée à Jean Valjean, sans consentement sur l’objet ou le prix et le narrateur le précise, «Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir de n’avoir rien promis, resta interdit27Ibid., p. 160.». Et ce contrat scellé sans écriture prend l’allure, dans les chapitres suivants, d’une véritable dette pour laquelle le héros se sentira redevable pour le reste de sa vie. Elle aura pour Jean Valjean plus de valeur que la loi, car si la validité de celle-ci est rejetée par Jean Valjean lors de son séjour au bagne, dans lequel il juge la société et pose des questions quant à sa légitimité, la dette morale n’est jamais remise en question. Et c’est la même chose pour d’autres personnages: plus loin dans l’histoire, l’inspecteur Javert se verra contracter une dette envers Jean Valjean, alors qu’il se fait arrêter, lui donnant ainsi une raison de lui être redevable. Javert, qui ne pourra supporter d’avoir une dette envers celui qu’il pourchasse depuis le début du roman, se suicide. Ce dernier exemple vient renforcer l’idée d’une importance exacerbée accordée à la dette morale, par le poids incurable que lui accordent les personnages, et qui mesurent surtout la validité de la loi écrite qui devient alors problématique.

Ainsi, Les Misérables pose l’idée d’une loi parallèle, issue d’un système ancien, qui monopolise l’attention des personnages à l’instar de l’instance décisionnelle officielle. Le droit basé sur une relation corps à corps se heurte ici à la loi juridique écrite et «officielle» par son poids considérable. Et à la question de savoir à quelle loi obéissent les personnages, la réponse ne peut que renforcer la critique présente dans Les Misérables selon laquelle le droit écrit serait, dans la société, la seule légitimité concevable pour tous.

Le tribunal, lieu de l’écriture et du corps

Le tribunal, omniprésent dans l’œuvre de Hugo est avant tout un lieu littératien. Issu de l’application de la loi, il est utilisé pour juger le non-respect du code, faire respecter les règles et incarne l’autorité de la loi écrite, sa vérité et sa raison. Mais le tribunal dans les Misérables est surtout au cœur d’une entreprise critique de la loi de la part de Hugo: celui-ci est en effet montré comme injuste et fautif, porteur d’une justice hâtive et impersonnelle, représentant d’un système judiciaire problématique et faillible. Si le procès qui envoie Jean Valjean au bagne est expéditif, c’est surtout le procès de Champmathieu, faussement accusé d’être Jean Valjean et d’avoir volé une branche chargée de pommes mûres dans un champ ne lui appartenant pas28Ibid., p. 379., et donc d’avoir récidivé, qui illustre cette loi défaillante. Le déroulement de son procès est orchestré à l’avance, dramatisé et considéré comme un réel théâtre où la justice se donne en spectacle. Le tribunal prend les allures d’un dispositif mis en place avec des rôles distribués d’avance et joués devant un auditoire qui frémit29Ibid., p. 382., et le procès appelé «drame30Ibid., p. 380.» est qualifié comme étant à la fois ce qui effraie et ce qui intrigue31Ibid. en renvoyant au divertissement qu’est le théâtre. Et à travers ces jeux scéniques est dévoilé une justice sourde à Champmathieu qui, dans l’éventail des preuves soutirées à des témoins que les représentants de la justice utilisent à leurs propres fins ou celui d’un discours manigancé par des avocats accusateurs, met bien en évidence comment le tribunal de la justice traduit les rapports de force qui existent entre les traditions orales et écrites. Ces rapports binaires, qui dévoilent l’idée d’un partage tranché, sont représentés à la fois comme objet d’illustration de cette dynamique, mais surtout comme critique de cette séparation dans laquelle l’oralité est dénigrée.

Les jeux entre l’oral et l’écrit qui ponctuent le procès de Champmathieu se présentent en deux mouvements. D’une première façon, le tribunal met en évidence une domination intrasociale au cœur même de la société avec écriture32Jack Goody, «Le pouvoir et le livre», loc cit., p. 219. qui opère un partage entre l’oral et l’écrit mis à profit par certains personnages issus de l’autorité pour faire avancer le procès, exercer un pouvoir juridique et incarner la supériorité de la culture écrite. Ainsi, dans le procès, le pouvoir et donné aux lettrés qui sont du côté de la littératie par leur connaissance des codes et de la loi, et l’oral, au contraire, est dévalorisé et ridiculisé. Il est ainsi dessiné une frontière invisible entre les initiés aux codes de l’écriture et les non-initiés, puisque durant le procès, la compréhension et l’accessibilité du texte sont réservées aux lettrés et ceux-ci en usent dans un rapport de pouvoir sur ceux qu’on pourrait appeler les «illettrés» de la loi.

La supériorité de l’écriture est démontrée d’abord par l’usage d’un langage soutenu, enjolivé de phrases pompeuses et de mots savants. Ponctuée de nombreux «etc.», et débitée avec aisance et orgueil, le discours des tenants de la loi fait voir leur supériorité par l’étalage exagéré de leur connaissance. La hiérarchie qui est présente dans le langage montre cependant un double discours ironique, qui propose une critique de ces jeux de langue, les ridiculise et critique l’autorité accordée à la langue écrite:

Le défenseur avait assez bien plaidé, dans cette langue de province qui a longtemps constitué l’éloquence du barreau et dont usaient jadis tous les avocats […] langue où un mari s’appelle un époux, une femme, une épouse, Paris, le centre des arts et de la civilisation, le roi, le monarque, […] les erreurs imputées aux journaux, l’imposture qui distille son venin dans les colonnes de ces organes, etc., etc.33Hugo, op cit., p. 380-381.

À même le texte, donc, le narrateur fait jaillir une critique de l’autorité par la langue, dans laquelle celui-ci sert d’outil formel à sa propre remise en question dans le roman.

Mais cependant, un paradoxe intéressant problématise cette volonté d’accorder à l’écriture un si grand pouvoir. Les spécialistes de la loi, dans le texte, sont aussi, et surtout des experts du discours oral34Jack Goody, «La lettre et la loi», loc cit., p. 146.. Maîtrisant la langue et la rhétorique, ceux-ci sont capables de s’exprimer oralement avec une grande finesse. Ils sont donc à la fois des maîtres de l’écriture et de l’oralité, et renversent en quelque sorte la division binaire entre l’écriture et l’oralité en montrant que la pratique de la loi ne se limite pas à l’écriture.

Si l’autorité de la loi écrite est représentée dans le procès, la faiblesse de l’oralité est présentée dans le personnage de l’accusé, Champmathieu, qui représente quant à lui la misère dans le langage. Par sa difficulté à s’exprimer, les paroles de l’accusé sont davantage «incohérentes, impétueuses, heurtées, pêle-mêle35Ibid., 384.» et elles renvoient à l’oralité par l’usage de certains mots plus vulgaires et des expressions familières comme «J’ai à dire ça36Ibid., p. 387.» ou «Vous êtes très méchants, vous! 37Ibid.»: «Je ne sais pas expliquer, moi, je n’ai pas fait les études38Ibid.». Et en plus de cette pauvreté de langage qu’expose Champmathieu, de très nombreux silences meublent son discours, cohabitant avec des bruits comparés à des hoquets qui le placent dans un statut à part, prisonnier de son corps et de sa langue pauvre:

Il faisait des gestes et des signes qui voulaient dire non, ou bien il considérait le plafond. Il parlait avec peine, répondait avec embarras, mais de la tête aux pieds toute sa personne niait. Il était comme un idiot en présence de toutes ces intelligences rangées en bataille autour de lui, et comme un étranger au milieu de cette société qui le saisissait39Ibid., p. 379-380..

À travers son discours, Champmathieu parle avec son corps qui s’exprime par un langage qui n’est pas valorisé par les spécialistes de la loi et ainsi, Champmathieu reste pris dans son incapacité à s’exprimer et est stigmatisé. Incarnant la figure de l’idiot, il est même l’objet d’un jeu dans lequel l’avocat général propose qu’il ne soit pas vraiment illettré, mais qu’il fasse semblant en prononçant «des dénégations confuses, mais fort habiles […] [et] qui voudrait bien se faire passer pour idiot, mais qui n’y parviendra pas40Ibid., p. 388.». Champmathieu est peut-être, par le rapport avec son corps, le seul qui ne joue pas de jeu, mais on l’accuse quand même comme tel dans la frénésie théâtrale du tribunal.

L’analyse de la langue dans le procès démontre ainsi clairement un rapport opposant le dominant au dominé, opposition entre ceux qui maîtrisent l’écrit et ceux qui ne le maîtrisent pas. Dans son analyse de l’extrait, Guy Rosa va dans ce sens en commentant cette dynamique en la plaçant au centre d’une problématique langagière:

Le mécanisme juridico-social producteur et reproducteur de la misère est ici montré, et démonté, comme un fait de langage. Les performances linguistiques de l’appareil judiciaire s’opposent à l’incompétence linguistique de Champmathieu, et cela montre à quelles fins la société dénature, pour se l’approprier et en exclure les misérables, ce bien commun universel que devrait être la langue41Guy Rosa, «Notes», op. cit., p. 379..

La hiérarchie est donc marquée, dans le procès, par l’appropriation du langage et identifie chacun des acteurs comme appartenant à des cultures propres et impénétrables entre elles.

Et si le roman, par le tribunal, oppose les deux cultures, un paradoxe au niveau formel jaillit dans le rapport qu’a le livre écrit à la culture orale du procès, et particulièrement par rapport à la défense de Champmathieu. En effet, le livre nous présente une scripturalisation de l’oralité en transcrivant pour les lecteurs les paroles de l’accusé, et le procès devient une sorte de «verbatim» de son témoignage oral. Le roman, par sa facture écrite, offre donc une tension dans la forme même de son texte face aux discours oraux qu’elle met en scène. On peut dire ainsi que l’écriture du discours des personnages dans le roman modifie le caractère de cette oralité, et le garde prisonnier, malgré tout, d’une «législation écrite» prescrite par le roman. De cette façon, finalement, l’écriture est, par le livre, le médium valorisé qui surplombe l’oralité.

Ensuite, les tensions entre l’oral et l’écrit que met en évidence le tribunal se trouvent dans le lieu lui-même, qui se veut à la rencontre de ces deux traditions. En effet, ce lieu reconnu pour sa grande littératie est un mélange entre la culture orale et écrite puisqu’il nécessite, pour pouvoir prendre forme, la présence et l’implication du corps à plusieurs niveaux. D’abord, le procès se veut oral dans son déroulement, c’est-à-dire qu’il convie en personne des accusés, des avocats et des témoins dans un espace de discussion choisi et ritualisé autour de procédures strictes. Ensuite, la reconnaissance de l’identité de l’accusé se fait par la reconnaissance du corps de celui-ci. Ainsi, les forçats invités comme témoins vont agir à authentifier l’identité de Champmathieu comme Jean Valjean en validant leur reconnaissance du corps qu’ils ont devant eux:

– L’instant est solennel, et il est toujours temps de vous rétracter, si vous croyez vous êtes trompé. […] Brevet, regardez bien l’accusé, recueillez vos souvenirs, et dites-nous, en votre âme et conscience, si vous persistez à reconnaître cet homme pour votre ancien camarade de bagne Jean Valjean.

– Oui, monsieur le président. C’est moi qui l’ai vu en premier et je persiste. […] Je le reconnais positivement42Hugo, op. cit., p. 390..

L’officier de police Javert, également, même s’il n’est pas présent physiquement au moment du procès, laisse une note écrite dans laquelle il assurera avoir reconnu le coupable, et ce témoignage agit à titre de preuve infaillible:

Je n’ai pas même besoin des présomptions morales et des preuves matérielles qui démentent les dénégations de l’accusé. Je le reconnais parfaitement. […] Je l’ai souvent vu, à l’époque où j’étais adjudant garde-chiourme au bagne de Toulon. Je répète que je le reconnais parfaitement43Ibid., p. 389..

La lettre faisant acte du corps de Javert comme témoin, cette «déclaration si précise [qui] parut produire une vive impression sur le public et le jury» servira de preuve ultime contre l’accusé, qu’il sera, une fois lue, impossible à contester. Le corps est donc à la fois représentant de l’accusé, mais surtout est au cœur des démarches de condamnation qui pèsent sur lui, en agissant comme preuve ultime. Cette pratique quelque peu suggestive est, cependant, mise à profit dans la critique de la loi puisqu’elle sert à incriminer Champmathieu d’une fausse identité sous les relents de convictions des témoins qui se révèlent arbitraires et condamnatrices.

Enfin, la figure du tribunal transcende le roman des Misérables en incarnant la critique globale que fait Hugo de la loi. Le tribunal, d’abord, juge la loi par les nombreuses scènes où est reconstitué un tribunal intérieur, c’est-à-dire un examen de conscience de la part de Jean Valjean. Nous en observerons deux: le moment où Valjean est au bagne et qu’il condamne la société, puis juste avant le procès de Champmathieu où il hésite à aller se dénoncer. Dans ses monologues intérieurs qui le confrontent à lui-même, Jean Valjean devient lui-même tribunal: «[…] il se replia en sa conscience et réfléchit. Il se constitua tribunal. Il commença par se juger lui-même44Ibid., p. 137.». Par cette référence au système juridique, Jean Valjean fait aussitôt un lien au mode d’organisation de la cour de justice. En se constituant lui-même tribunal, Valjean se place en dehors de la loi juridique traditionnelle pour devenir lui-même à la fois juge et accusé, sujet et objet, alors que «c’était lui qui parlait et lui qui écoutait45Ibid., p. 328.», à la fois, maître et récepteur d’un dialogue avec lui-même. À travers le tribunal intérieur, Valjean se place en critique face à la justice et se fait sa propre loi:

Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la condamna. Il la condamna à sa haine. Il la fit responsable du sort qu’il subissait et se dit qu’il n’hésiterait peut-être pas à lui en demander compte un jour. Il se déclara lui-même qu’il n’y avait pas d’équilibre entre le dommage qu’il avait causé et le dommage qu’on lui causait; il conclut enfin que son châtiment n’était pas, à la vérité, une injustice, mais qu’à coup sûr c’était une iniquité46Ibid., p. 138..

Et cette loi est validée à l’intérieur même du système mis en place par la société, on peut donc dire que Jean Valjean utilise les outils mêmes de la loi pour la critiquer. De nombreux mots et expressions renvoient au déroulement d’un procès juridique, comme «peine», «coupable», «victime», «créancier», «crime», etc., et ancrent sa réflexion intérieure dans le domaine de la société juridique. Le langage de la loi est intériorisé en lui et se déploie même dans l’élaboration de ses pensées, ainsi la littératie organise le monologue intérieur et Jean Valjean parle par les mots provenant d’un système qu’il condamne. Remettant en question la légitimité de la loi, Valjean se pose quand même à l’intérieur du système qu’il critique.

Également, le tribunal intérieur semble être structuré par la pensée écrite puisqu’en se penchant sur sa situation et en y réfléchissant à la manière d’un dilemme, c’est comme si Jean Valjean tentait de mettre de l’ordre dans ses pensées, de les réorganiser, comme le permet l’écriture47Jack Goody, «Que contient une liste?», La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Éditions de Minuit, 1979, p. 140-196.:

Où en suis-je? […] Que faire? Voilà dans quelle tourmente il était. Son cerveau avait perdu la force de retenir ses idées, elles passaient comme des ondes et il prenait son front dans ses deux mains pour les arrêter. De ce tumulte qui bouleversait sa volonté et sa raison, et dont il cherchait à tirer une évidence et une résolution, rien ne se dégageait que l’angoisse48Ibid., p. 324-325..

Dans son livre La raison graphique, Goody associe ce processus à l’écriture, et ainsi ordonnée comme une mise à l’écrit, l’oralité du roman prend une forme scripturale: les monologues intérieurs de Jean Valjean sont pensés dans une perspective écrite et reproduits à l’écrit pour les lecteurs.

Dans cette façon de critiquer la loi se retrouve aussi un important mouvement de rattacher le tribunal au corps. Le tribunal intérieur se passe dans son corps, dans sa conscience, au creux de son être. La référence au corps est mise en évidence dans le titre du chapitre qui précède le procès de Champmathieu, «Tempête sous un crâne49Ibid., p. 320.» qui lie la pensée raisonnée à l’expérience du corps. De plus, Valjean insiste sur la présence de son corps dans ses réflexions, par exemple par cette phrase où on peut voir le contact des pensées avec le corps: «Il eut une première pensée, d’aller, de courir, de se dénoncer, de tirer ce Champmathieu de prison et de s’y mettre; cela fut douloureux et poignant comme une incision dans la chair vive50Ibid., p. 323.». Sa prise de conscience d’aller se dénoncer pour épargner Champmathieu s’accompagne également d’une sorte de convulsion, sorte de mouvement indescriptible dans son corps, d’une grande violence51Ibid., p. 326-327.. Il sentit «la saveur amère d’une mauvaise pensée et d’une mauvaise action. Il la recracha avec dégoût52Ibid., p. 329.». Cette façon de concevoir le dilemme moral rejoint ainsi pour Valjean l’exercice des sens.

Finalement, on peut dire que le roman Les Misérables, dans son propos qui met en scène une loi problématique, est en quelque sorte la métaphore d’un grand tribunal de la loi. De cette façon, la loi est «jugée» injuste et oppressive et sa vérité, ainsi que son pouvoir, le sont à l’aide des outils qui la constituent, de même que l’écriture est au cœur d’une dynamique problématique sur l’éligibilité de sa pratique face à celle du corps. De même que le roman critique la stricte oralité, Les Misérables nous montre surtout que c’est dans un parfait dosage de l’écriture et de la coutume que se situe, en fait, l’équilibre social.

Problématique et incarnation de la marge chez Javert

La critique de la loi mise en perspective dans Les Misérables est incarnée toute entière dans le personnage de l’officier de police Javert. En effet, celui-ci personnifie cette loi implacable, droite et fatale, mais en expose surtout le revers problématique, au carrefour de tensions entre nature et culture, écriture et oralité, ainsi que dans une dialectique de la marge et du centre. Car si Javert «est» cette justice infaillible, il en représente surtout le côté faillible, et l’incarnation de cette loi inflexible critiquée par Hugo se fait à la fois dans le physique du personnage, dans son comportement social et juridique, et dans cette droiture qui renvoie à la ligne droite d’une part, à la sauvagerie et à l’animalité d’autre part. Elle est également au cœur de la relation qui lie Javert à Jean Valjean. Ces tensions placent l’officier de police dans des conflits qui obligent le lecteur à critiquer l’infaillibilité de cette loi perverse et délinquante qui mènera le personnage problématique à sa perte.

D’abord, on peut dire que Javert est la droiture incarnée de la loi. Il est ainsi le représentant du pouvoir judiciaire tel que présenté par Hugo dans son roman: il est décrit physiquement comme étant raide, droit, et à travers la raideur de son corps se trouve la raideur de son esprit composée d’une pensée unique et claire concernant la loi, qui est l’unique vérité à laquelle il adhère. Cette pensée se retrouve d’ailleurs explicitée: «Il avait introduit la ligne droite dans ce qu’il y a de plus tortueux au monde53Ibid., p .254.». On retrouve aussi cette droiture obsessionnelle dans son comportement. Sa vie est rangée et organisée avec une rigidité implacable, et se rapporte à la dévotion religieuse: «Avec cela une vie de privations, l’isolement, l’abnégation, la chasteté, jamais une distraction. C’était le devoir implacable54Ibid.». On le décrit également comme étant «stoïque, sérieux, austère, humble, hautain comme les fanatiques55Ibid.». Aussi, Javert a une pensée qui repose sur deux sentiments fondamentaux: respect de l’autorité et haine de la rébellion56Ibid., p. 253.. Binaire, c’est un homme qui n’admet pas d’exception et qui est absolu. Sa vision tranchée se retrouve également dans son rôle de policier qui se résume, selon ses paroles, à «veiller et surveiller57Ibid., p. 254.». On peut dès lors remarquer qu’au cœur du personnage de Javert se joue une dialectique entre l’esprit et le corps, dont ce dernier incarnerait jusque dans sa chair la perspective droite et unique de la justice. Javert «est» ainsi le corps de la loi, à la fois intériorisé et exposé à travers lui.

Également, Javert propose une tension entre culture et sauvagerie, qui se retrouve dans l’élaboration de son portrait animalisé dans le récit. En effet, Javert semble porter en lui une culture ensauvagée par son côté animal qui le place à la fois dans et hors de la société. D’abord, le portrait physique de l’apparence de Javert est animalisé, et met très spécifiquement en évidence son rapport avec la race animale: Javert est à la fois un homme chien-loup-renard58Ibid., p. 251.. Le texte rapporte qu’il «a autour de son nez un plissement sauvage comme sur un mufle de bête fauve59Ibid., p. 253.» et que «Javert sérieux était un dogue; lorsqu’il riait, c’était un tigre». Plus loin, il est caractérisé comme ayant «le regard obscur, l’air du commandement féroce». Javert a donc tout d’une bête et est caractérisé par son instinct. Ce pouvoir, qui est la représentation d’une force «qui ne se trouble, ne se tait et ne se dément jamais, clair dans son obscurité infaillible, impérieux, réfractaire à tous les conseils de l’intelligence et à tous les dissolvants de la raison60Ibid., p. 250.», l’ancre davantage dans son animalité. Cette description de son instinct propose un renversement de l’écriture en l’ancrant dans le corps, puisque Javert propose une séparation claire entre ce qu’il considère en rapport à la nature et à la culture. Cependant, il ne se reconnaît lui-même ni dans l’un ni dans l’autre, son instinct guidant son jugement tout en restant malgré tout prisonnier d’un cadre stricte et légal qui régit son comportement.

De par sa naissance, Javert est un être socialement ensauvagé, puisqu’il est né en marge de la société. Animalisé dans son rapport avec son identité et sa famille: il se considère comme le chien d’une portée de louve qui se doit d’être tué par sa mère sinon quoi il dévorerait les autres loups de la portée61Ibid., p. 252.. L’animalité s’applique donc à son rapport intrinsèque avec son identité profonde et en fait un être qui reste en quelque sorte en dehors de la société humaine jusque dans ses racines familiales. L’animalité se situe sur la marge entre sauvagerie et domestication. Et tout en portant cette animalité en lui, la loi, dans son désir de l’incarner, sera le moyen de s’éloigner de cette animalité qui l’habite. Il incarnera la droiture obsessionnelle afin de rejoindre la société dans laquelle il n’est pas né, dans un désir puissant de lui appartenir.

Néanmoins, Javert se situe donc dans un espace neutre, au cœur de la civilisation et de la sauvagerie. Physiquement, il a «deux profondes narines vers lesquelles montaient sur ses deux joues d’énormes favoris», lesquels sont comparés par l’auteur à des cavernes et des forêts. Représentation de la marge par excellence, la forêt force le lien du personnage avec un environnement ensauvagé tout en le rattachant à un espace liminaire, d’entre-deux, où la métamorphose est possible. On note aussi l’importance dans sa description des trous, des cavernes et des béances, de l’énormité ou de la profondeur qui renvoient à l’imaginaire du grotesque. Cette pensée est exemplifiée par la description du rire de Javert, terrible dans sa façon de laisser ses dents et ses gencives.

Ensuite, la relation qui le lie à Valjean est au centre de la tension entre corps et loi, dans une dynamique entourant celle de la marge. Les deux hommes sont à la fois opposés, par leur vision de la justice, et doubles, que ce soit par leurs noms qui ont des sonorités en miroir phonique, mais aussi parce qu’ils sont tous les deux issus de la misère et tous les deux des hommes chastes. Ils sont également liés dans leur vie: Javert se définit dans sa capacité à suivre Valjean, qui lui procure un but et une obsession qui donne sens à sa vie, et sans Javert, Valjean n’aurait pas cette fatalité de la loi qui le suit. Et si Javert est une ligne droite, il s’oppose à Jean Valjean dont la trajectoire de vie se déploie en dents de scie.

Encore plus important, la relation entre Javert et Valjean est liée par le corps, par l’instinct bestial qui caractérise Javert et fait des Misérables un tableau de chasse dans lequel Valjean est la proie et Javert le prédateur. Javert envisage ainsi son travail dans la justice par le recours à l’animalité. Comme une bête, il flaire les traces: «on devinait que Javert avait recherché secrètement, avec cette curiosité qui tient de la race et où il entre autant d’instinct que de volonté, toutes les traces antérieures que le père Madeleine avait pu laisser ailleurs62Ibid., p. 255.». Son obsession de la prédation laisse percevoir une manière de se protéger: en effet, nous pouvons avancer que Javert traque pour ne pas se faire traquer lui-même et que son obsession lui permet de cacher sa propre marge.

Plus que l’instinct qui les rassemble, la dynamique entre Javert et Valjean repose sur l’opposition entre le regard et l’aveuglement de l’instinct. Si Javert est toujours à épier Valjean, au détour d’une rue, tout au long de sa vie, le regard se présente d’abord comme ce qui lie les deux personnages. Par exemple, dans un extrait, Javert observe Valjean:

Il arrivait qu’un homme de haute taille vêtu d’une redingote gris de fer, armé d’une grosse canne et coiffé d’un chapeau rabattu, se retournait brusquement derrière lui, et le suivait des yeux jusqu’à ce qu’il eut disparu, croisant les bras, secouant lentement la tête, et haussant sa lèvre supérieure avec sa lèvre inférieure jusqu’à son nez, sorte de grimace significative63Ibid., p. 251..

Javert est donc dans l’observation, cherche à cerner l’objet de sa chasse. Son regard est mis en valeur: «Javert était comme un œil toujours fixé sur [Valjean], […] son œil plein de soupçon et de conjectures64Ibid., p. 255.». Et par renversement, c’est l’aveuglement de l’instinct qui caractérise leur relation. En effet, Javert se laisse guider par celui-ci, qui l’«enveloppait dans une foi aveugle et profonde tout ce qui a une fonction dans l’état65Ibid., p. 253.». Le mot aveugle renvoie à qui n’a pas de regard, à son instinct aveugle privé de raison. Il y a également un renversement très intéressant entre les deux entre le regard et la cécité, puisque l’instinct, qui est aveugle, voit.

Par l’incarnation de la loi problématique dans son corps, Javert est au centre des tensions entre écriture et corps, et il porte en lui une critique de la binarité, plutôt porteur d’un conflit dans lequel la loi fait office de marge. Le personnage de Javert peut ainsi être envisagé comme un personnage liminaire par excellence66Selon la définition de Marie Scarpa. Marie Scarpa, «Le personnage liminaire», dans Cnockaert, Véronique, Privat, Jean-Marie et Marie Scrapa, L’ethnocritique de la littérature, Québec, Presses de l’Université du Québec, collection «Approches de l’imaginaire», 2011, pp. 178-189.. Sans cesse dans l’entre-deux, il est dans la marge tout en rêvant de centre, et surtout, il pose la loi dans une perspective de marge qui s’oppose à celle de pouvoir sociétaire. Sans cesse sur la limite et dans un espace entre-deux, il est à la fois un lettré marginal, provoquant un désordre par le «surordre» qu’il incarne. Sa fin tragique, à la fin du dernier tome, va dans ce sens: il évoque la problématique d’une loi faillible dont on doit se méfier.

Les Misérables, roman de la loi et de la littératie, est composé de tensions qui la mesurent au corps et à la culture orale et qui les présentent dans une perspective renversée. En effet, notre parcours de la première partie de l’œuvre a pu mettre en évidence de quelle façon l’organe judiciaire et son application proposent une conception binaire et hiérarchisée des cultures écrites et orales, proposant cette dualité tout en la déconstruisant par un discours qui dévalorise la culture écrite. Si la loi n’est exempte du corps, et la culture moderne écrite toujours rattachée à son penchant traditionnel oral, le roman fait naître un discours qui le surplombe et qui le traverse, et c’est celui de la loi comme faillible et limitée. De plus, par son incarnation dans le destin des personnages, la loi est représentée comme une fatalité, responsable de la misère les accablant. La loi serait donc, en même temps que de porter le progrès de la société, indiciblement liée à sa chute. Hugo met ainsi peut-être le doigt sur une épine, renversant le concept de loi et plaçant la littératie au cœur de sa déchéance. Cependant, tout en la critiquant, Hugo utilise les outils de la littératie, ce qui le place d’emblée, lui-même, sous la domination littératienne.

 

Bibliographie

Foucault, Michel. 1975. Surveiller et punir: naissance de la prison. Paris: Gallimard, 360p.
Goody, Jack. 2007. «Les technologies de l’intellect», dans Pouvoirs et savoirs de l’écrit. Paris: La dispute.
Goody, Jack. 2007. Pouvoirs et savoirs de l’écrit. Paris: La dispute.
Goody, Jack. 1986. «La lettre et la loi», dans La logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines. Paris: Armand Colin.
Goody, Jack. 1979. La raison graphique: la domestication de la pensée sauvage. Paris: Minuit, «Le sens commun», 275p.
Goody, Jack. [s. d.]. «Le droit et l’écrit». Cahiers de sociologie politique de Nanterre. <http://www.gap-nanterre.org/spip.php?article31>.
Hugo, Victor. 1982. Les Misérables. Tome 1. Paris: Albin Michel, «Le livre de poche», 982p.
Mauss, Marcel. 1924. «Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques», Paris: Presses Universitaires de France, «Quadrige», p. 149-279.
Privat, Jean-Marie. 2010. «”Le colonel Chabert” ou le roman de la littératie», dans Marie Scarpa et Privat, Jean-Marie (dir.), Horizons ethnocritiques. Nancy: Presses Universitaires de Nancy.
Richard, Marie-Ève. 2014. «L’arbre de la “raison graphique” dans Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Imaginaire de l’écrit dans le roman. Captures.
Privat, Jean-Marie et Marie Scarpa. 2011. L’ethnocritique de la littérature. Québec: Presses de l’Université du Québec, «Approches de l’imaginaire», 312p.
  • 1
    Jack Goody, «Les technologies de l’intellect», Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La Dispute, 2007, p. 193-216.
  • 2
    Jack Goody, loc. cit., p. 195.
  • 3
    Marie-Eve Richard, «L’arbre de la «raison graphique» dans «Bouvard et Pécuchet» de Flaubert», dans Imaginaire de l’écrit dans le roman, Carnet de recherche, en ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain, février 2014 <http://oic.uqam.ca/fr/carnets/imaginaire-de-lecrit-dans-le-roman/larbre-de-la-raison-graphique-dans-bouvard-et-pecuchet-de>. (Consulté le 30 avril 2016).
  • 4
    Jean-Marie Privat et Marie Scarpa, «Le colonel Chabert ou le roman de la littératie», dans Jean-Marie Privat et Marie Scarpa (dir.), Horizons ethnocritiques, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2010, p. 166.
  • 5
    Jack Goody, «La lettre et loi», La logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p. 145.
  • 6
    Jack Goody, «Le pouvoir et le livre», Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La Dispute, 2007, p. 220.
  • 7
    Victor Hugo, Les Misérables. Tome 1, Paris, Le Livre de poche, 1998, [1862], 982 p.
  • 8
    L’œuvre des Misérables étant à la fois colossale et complexe, notre analyse portera sur la première partie nommée «Fantine».
  • 9
    Jack Goody, «La lettre et loi», loc cit., p. 139.
  • 10
    Jack Goody, «Retour au grand partage», La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Éditions de Minuit, 1979, p. 254.
  • 11
    Guy Rosa, «Notes», dans Victor Hugo, Les Misérables. Tome 1, Paris, Le Livre de poche, 1998, [1862].
  • 12
    Victor Hugo, «Préface», Les travailleurs de la mer, Paris, Émile Testard, 1891, p. 3.
  • 13
    Balzac, Le Colonel Chabert, p. 157.
  • 14
    Jean-Marie Privat et Marie Scarpa, loc. cit., p. 173.
  • 15
    Hugo, op. cit., p. 133.
  • 16
    Ibid., p. 118.
  • 17
    Michel Foucault, «Le corps des condamnés», Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, coll. «Tel», 1975, p. 9-40.
  • 18
    Hugo, op. cit., p. 239.
  • 19
    Ibid., p. 322.
  • 20
    Ibid., p. 258.
  • 21
    Le livre 2 s’appelle «La chute» et le livre 5 «La descente». Victor Hugo, op. cit., p. 97 et p. 235.
  • 22
    Jack Goody, «Retour au grand partage», loc cit., p. 245-267.
  • 23
    Jean-Marie Privat et Marie Scarpa, loc cit., p. 182.
  • 24
    Jack Goody, «Le droit et l’écrit», Cahiers de sociologie politique de Nanterre, 2010-2012, < http://www.gap-nanterre.org/spip.php?article31> (consulté le 30 avril)
  • 25
    Hugo, op cit., p. 160.
  • 26
    Hugo met ici en scène le principe de l’échange du don et du contre-don tel que définit par Marcel Mauss dans son ouvrage Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques (1924).
  • 27
    Ibid., p. 160.
  • 28
    Ibid., p. 379.
  • 29
    Ibid., p. 382.
  • 30
    Ibid., p. 380.
  • 31
    Ibid.
  • 32
    Jack Goody, «Le pouvoir et le livre», loc cit., p. 219.
  • 33
    Hugo, op cit., p. 380-381.
  • 34
    Jack Goody, «La lettre et la loi», loc cit., p. 146.
  • 35
    Ibid., 384.
  • 36
    Ibid., p. 387.
  • 37
    Ibid.
  • 38
    Ibid.
  • 39
    Ibid., p. 379-380.
  • 40
    Ibid., p. 388.
  • 41
    Guy Rosa, «Notes», op. cit., p. 379.
  • 42
    Hugo, op. cit., p. 390.
  • 43
    Ibid., p. 389.
  • 44
    Ibid., p. 137.
  • 45
    Ibid., p. 328.
  • 46
    Ibid., p. 138.
  • 47
    Jack Goody, «Que contient une liste?», La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Éditions de Minuit, 1979, p. 140-196.
  • 48
    Ibid., p. 324-325.
  • 49
    Ibid., p. 320.
  • 50
    Ibid., p. 323.
  • 51
    Ibid., p. 326-327.
  • 52
    Ibid., p. 329.
  • 53
    Ibid., p .254.
  • 54
    Ibid.
  • 55
    Ibid.
  • 56
    Ibid., p. 253.
  • 57
    Ibid., p. 254.
  • 58
    Ibid., p. 251.
  • 59
    Ibid., p. 253.
  • 60
    Ibid., p. 250.
  • 61
    Ibid., p. 252.
  • 62
    Ibid., p. 255.
  • 63
    Ibid., p. 251.
  • 64
    Ibid., p. 255.
  • 65
    Ibid., p. 253.
  • 66
    Selon la définition de Marie Scarpa. Marie Scarpa, «Le personnage liminaire», dans Cnockaert, Véronique, Privat, Jean-Marie et Marie Scrapa, L’ethnocritique de la littérature, Québec, Presses de l’Université du Québec, collection «Approches de l’imaginaire», 2011, pp. 178-189.
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