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Des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn aux révolutions artistiques de Nathalie Heinich

Ratib Soujaa
couverture
Article paru dans Les migrations interdiscursives: Penser la circulation des idées, sous la responsabilité de Marie-Pierre Krück et Savannah Kocevar (2021)

Jeff Koons, «Balloon dog», Château de Versailles, 2008. Disponible en ligne: https://www.kazoart.com/blog/10-oeuvres-art-contemporain-controversees/?Outbrain=

Jeff Koons, «Balloon dog», Château de Versailles, 2008. Disponible en ligne: https://www.kazoart.com/blog/10-oeuvres-art-contemporain-controversees/?Outbrain=
(Credit : KAZoART Blog)

Dans son livre intitulé La structure des révolutions scientifiques (1962) présentant le concept de paradigme, Thomas Kuhn emploie le terme d’anomalie pour désigner les moments de crise scientifique dont la résolution n’est plus uniquement réalisable en se référant aux normes du paradigme dominant mais qui impliquent l’apparition de nouveaux concepts mettant en question la pertinence du paradigme préexistant. Ce changement radical du champ du savoir qui permet de passer d’un paradigme en état de crise à un autre ne l’étant pas est appelé, selon Kuhn, «révolution scientifique». Dans son livre Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique (2014), Nathalie Heinich empruntera alors la thèse kuhnienne de la «révolution scientifique» afin de montrer son applicabilité dans le champ des changements de paradigmes en art et donc, dans les «révolutions artistiques».

Cet article propose de penser le phénomène de la migration des concepts à travers une étude de cas. Nous essayerons de voir comment Heinich déterritorialise les « révolutions scientifiques» kuhniennes (et les concepts qui lui sont liés) de leur contexte d’origine pour les appliquer dans un autre. Nous tâcherons aussi de mettre en évidence les motifs qui ont permis ce transfert, les influences de cet emprunt sur le champ de l’histoire de l’art et  les limites de cette transposition.

Tout débute en 1962, avec la parution du livre de Thomas Kuhn La structure des révolutions scientifiques. L’auteur y expose sa théorie des révolutions scientifiques en partant d’un postulat principal mettant l’accent, d’abord, sur une phase de la recherche où les spécialistes d’un champ1Nous utilisons le concept de «champ» tel que défini par Pierre Bourdieu, soit un sens qui permet l’ouverture d’un champ sur d’autres champs. scientifique n’arrivent plus à expliquer certaines énigmes. Ces «anomalies» donnent alors naissance à une mise en question de la situation précédemment établie. Elles bouleversent le champ dans lequel elles sont expérimentées, puisque les théories et les pratiques scientifiques y deviennent, incapables, d’une part, de répondre à toutes les questions qui surviennent et,  d’autre part, de s’élargir pour atteindre de nouveaux horizons. C’est, selon l’épistémologue et historien des sciences, la recherche de solutions à ce genre de crises qui mène aux révolutions scientifiques. Pour Kuhn, il ne s’agit ainsi que de l’étape initiale inaugurant un cycle révolutionnaire, lequel commence par une phase scientifique pré-normale (pré-paradigmatique) et se clôture par l’apparition d’une nouvelle science normale qui, elle-même, sera exposée plus tard à une remise en question devant de nouvelles anomalies.

Pour mieux cerner cette théorie et son application dans le domaine artistique, il nous paraît intéressant de nous arrêter d’emblée sur la notion de paradigme chez Kuhn qui le décrit dans son ouvrage comme tel:

[C’est un] terme qui a des liens étroits avec celui de science normale. En le choisissant, je veux suggérer que certains exemples reconnus de travail scientifique réel exemples qui englobent des lois, des théories, des applications et des dispositifs expérimentaux fournissent des modèles qui donnent naissance à des traditions particulières et cohérentes de recherche scientifique. (30)

Le paradigme est donc avant tout un modèle, une vision du monde partagée par un ensemble de spécialistes du même champ scientifique pendant une période précise. Ce champ de savoir est régi par des normes prédéfinies et dominantes exigeant l’engagement et l’accord des acteurs qui le composent, lesquels doivent œuvrer dans l’harmonie et le consentement pendant une période donnée. Une fois ces conditions réalisées, on peut parler de ce que Kuhn appelle la science normale:

Les hommes dont les recherches sont fondées sur le même paradigme adhèrent aux mêmes règles et aux mêmes normes dans la pratique scientifique. Cet engagement et l’accord apparent qu’il produit sont des préalables nécessaires de la science normale, c’est-à-dire de la genèse et de la continuation d’une tradition particulière de recherche. (30)

Cette tradition particulière est souvent exposée à des crises, lorsque le modèle scientifique préétabli ne parvient pas à répondre aux questionnements soulevés par la science en se basant sur les règles, sur les pratiques et sur les dispositifs habituels au sein du champ scientifique et que ces anomalies se multiplient sans que les spécialistes puissent les cerner et les expliquer. Les chercheurs ont alors la possibilité de se référer à une nouvelle vision du monde pour pouvoir trouver des réponses aux questions dont les résolutions sont restées suspendues au sein du paradigme initial.

Il est à signaler qu’il ne faut pas confondre les anomalies donnant naissance à de nouvelles découvertes dans le paradigme initial et celles amenant à des révolutions scientifiques déplaçant le scientifique d’un paradigme initial dominant à un nouveau paradigme émergent. Les premières ne font qu’approfondir et élargir un champ scientifique en réajustant les dispositifs et les règles du jeu pour intégrer un phénomène jugé anormal dans une vision du monde préétablie. Les secondes, qualifiées de «révolutions scientifiques» ont pour leur part des conséquences bouleversantes puisqu’elles servent de motifs à des changements catégoriques. Elles affectent le fonctionnement des raisonnements basés sur les théories préétablies et font appel à des solutions en dehors du paradigme.

Les révolutions scientifiques ne représentent pas un passage calme et fluide d’un paradigme dominant à un autre. Au contraire, ainsi que l’affirme Kuhn, elles sont toujours précédées de controverses et de tentatives de maintien ou d’adaptation du préétabli, voire d’un refus du changement:

Au cours du développement de toute science, le premier paradigme admis donne généralement l’impression de rendre compte avec succès de la plupart des observations et expériences facilement accessibles aux spécialistes de cette science. Son développement ultérieur exige donc généralement la construction d’un équipement compliqué, le développement d’un vocabulaire et de techniques ésotériques, et un affinement des concepts […]. Cette professionnalisation conduit d’une part à une restriction énorme du champ de vision de l’homme de science et à une résistance considérable aux changements de paradigmes. (98)

Cette résistance au changement est très utile selon Kuhn. Elle accorde au paradigme initial, et par la suite à la science normale, le temps de se réajuster. Les spécialistes ont par conséquent l’opportunité, dans le cadre des révolutions scientifiques, d’approfondir leurs théories  et de s’ouvrir à de nouveaux phénomènes. En cas d’échec, la résistance au changement évite en outre que des bouleversements brusques soient expérimentés par la communauté scientifique en crise:

[…] [L]a résistance au changement a une utilité […]. En empêchant que le paradigme soit trop facilement renversé, la résistance garantit que les scientifiques ne seront pas dérangés sans raison et que les anomalies qui aboutissent au changement de paradigmes pénétreront intégralement les connaissances existantes. Le fait même qu’une nouveauté scientifique importante émerge si souvent simultanément de plusieurs laboratoires, prouve d’une part la nature fortement traditionnelle de la science normale et d’autre part le fait que cette entreprise traditionnelle prépare parfaitement la voie de son propre changement. (99)

Il est donc évident que la résistance au changement assure, selon Kuhn, un passage fluide d’un paradigme à l’autre. Plus encore, elle donne au paradigme initial des chances de survie. Malgré son dépassement, il peut coexister provisoirement avec le nouveau paradigme, mais devient dès lors l’objet de remises en question continues poussant  les spécialistes d’un champ scientifique à délaisser, petit à petit, l’ancien paradigme au profit du nouveau. Puis, les adeptes de l’ancien paradigme seront finalement amenés à accepter et à intégrer le nouveau paradigme dominant.

Il faut cependant rappeler que Kuhn ne conçoit pas une coexistence permanente des deux paradigmes, car, selon lui, le fait de «rejeter un paradigme sans lui en substituer simultanément un autre, c’est rejeter la science elle-même» (117). Réciproquement, toujours selon Kuhn, le fait de refuser d’entrer dans le nouveau paradigme ne peut pas se faire sans avoir proposé des alternatives qui permettront de résoudre les énigmes au sein de l’ancien paradigme. C’est donc cette équation qui permet à une science de progresser grâce à des révolutions scientifiques effectives.

Pour qu’une révolution scientifique soit accomplie, il faut donc que le nouveau paradigme s’établisse comme un nouveau modèle concurrent, voire dominant. C’est alors l’accomplissement de tout un cycle révolutionnaire qui confirme la mise en place du nouveau paradigme. De la phase initiale pré-paradigmatique (ou pré-normale) à la phase d’une nouvelle science normale, il faut passer par une phase de crise où des énigmes sont non ou mal résolues. La phase finale n’est enfin atteinte que lorsque les réponses à la crise donnent naissance à une nouvelle science normale régie par un nouveau paradigme.

Tout en insistant sur la nécessité de l’aboutissement d’une phase avant de passer à la phase suivante dans le cycle révolutionnaire, Kuhn précise qu’il est possible de repérer un nouveau paradigme, «au moins sous une forme embryonnaire, avant qu’une crise ne se soit bien développée ou n’ait été explicitement reconnue» (126), alors que dans certains cas, on constate qu’«un temps considérable s’est écoulé entre le premier sentiment d’échec et l’émergence du nouveau paradigme» (126). Ces décalages n’affectent pas nécessairement l’enchaînement des différentes étapes du cycle révolutionnaire inspiré du champ politique, lequel débute, comme nous l’avons vu, par la montée d’un certain sentiment d’insatisfaction vis-à-vis du préétabli:

Les révolutions politiques commencent par le sentiment croissant, parfois restreint à une fraction de la communauté politique, que les institutions existantes ont cessé de répondre d’une manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu’elles ont contribué à créer. De semblable manière, les révolutions scientifiques commencent avec le sentiment croissant, souvent restreint à une petite fraction de la communauté scientifique, qu’un paradigme a cessé de fonctionner de manière satisfaisante pour l’exploration d’un aspect de la nature sur lequel ce même paradigme a antérieurement dirigé les recherches. Dans le développement politique comme dans celui des sciences, le sentiment d’un fonctionnement défectueux, susceptible d’aboutir à une crise, est la condition indispensable des révolutions. (Kuhn: 133-134)

C’est dans ce genre de circonstances que naissent les révolutions scientifiques, qui sont en réalité un changement de la vision du monde ayant par le passé régi les théories et les pratiques d’une science. Il s’agit donc d’un déplacement significatif des réseaux conceptuels et des critères. Ces transformations sont perçues, au moins chez les adeptes du nouveau paradigme dominant, comme un avancement offrant à la science de nouvelles possibilités concrètes de résolution des problèmes, notamment en ce qu’elle permet aux  scientifiques de se rapprocher de la vérité, mais pas dans le sens cumulatif du terme puisque les révolutions scientifiques sont, selon Kuhn, strictement liées au conflit entre deux paradigmes. Le progrès est dès lors davantage conçu selon un sens destructeur, puisque l’ancien paradigme et le nouveau sont incompatibles. Il s’agit donc d’un processus d’assimilation dans lequel de nouvelles idées remplacent les anciennes.

Selon Kuhn, ces changements sont menés soit par de jeunes chercheurs, soit par de nouveaux venus dans le champ scientifique concerné. Dans tous les cas, ce sont des spécialistes qui ne sont pas habitués à se soumettre sans réserve aux théories circulant dans un champ scientifique donné. Ce genre de scientifiques est le mieux placé pour mettre en question les évidences au sein d’un paradigme dominant. Ces néophytes sont en mesure de dévoiler l’incapacité d’une science normale de résoudre les problèmes qui surviennent.

Si ce dernier aspect couronne cette contextualisation de la théorie des révolutions scientifiques chez Thomas Kuhn, nous comptons désormais mettre en exergue l’emprunt de cette même théorie par Nathalie Heinich. Nous verrons qu’en transposant l’idée des révolutions scientifiques dans le monde de l’art, Nathalie Heinich conçoit l’art contemporain comme un nouveau paradigme au sens kuhnien du terme. En effet, l’autrice a transposé la même idée et les mêmes concepts dans le monde de l’art en général et dans celui des arts plastiques en particulier. Cette curieuse transposition est lisible dès le titre de son livre paru en 2014: Le paradigme de l’art contemporain: Structures d’une révolution artistique. Dans cet ouvrage, qui paraît plus de cinquante ans après la parution de la première édition de La structure des révolutions scientifiques, la sociologue de l’art se base sur la théorie des révolutions scientifiques pour octroyer à l’art contemporain l’étiquette de paradigme.

Il nous faut d’abord signaler que, depuis son avènement, l’art contemporain a toujours été problématique aux yeux des acteurs du monde de l’art, habitués aux modèles classique puis moderne. En ce qui concerne Nathalie Heinich, la sociologue avait, avant Le paradigme de l’art contemporain, déjà consacré un ouvrage à l’art contemporain paru en 1998 et intitulé Le triple jeu de l’art contemporain. Ce livre tâchait entre autres de cerner ontologiquement un art différent de l’art moderne et de l’art classique.  Heinich y parle de l’art contemporain comme d’un genre artistique. Cependant,  cette supposition ne permettait pas à l’auteure de concevoir un art soumis à des conformités esthétiques préétablies ou au moins régi par des éventualités faisant l’unanimité au sein du champ artistique. Ce dernier postulat va amener Heinich à prolonger sa quête d’une étiquette ontologique plus adéquate aux caractéristiques d’un art qui a toujours été transgressif. Un art qui a bouleversé tout un champ. Un art qui n’a jamais cru aux limites. En bref, un art qui a créé une crise à tous les niveaux dans le monde de l’art.

À partir de cette idée de crise, Heinich part à la recherche d’un socle dans l’histoire des sciences pour mieux appréhender l’art contemporain. Elle constate d’abord qu’il y a beaucoup de similitudes entre les crises créées par l’avènement de l’art contemporain comme un nouveau modèle dans le monde de l’art et les crises dont parle Thomas Kuhn dans sa théorie des révolutions scientifiques. En effet, loin d’une approche temporelle désignant toute production artistique actuelle, Heinich met en évidence les anomalies créées par l’art contemporain. Elle part des expériences novatrices qui se sont multipliées à partir du milieu du XXe siècle, et notamment de celles de l’américain Robert Rauschenberg:

À l’été 1964, la biennale de Venise donne son grand prix non pas au favori, le peintre français Roger Bissière, âgé de soixante-seize ans et représentant typique de ce qu’on appelait l’«école de Paris», mais à l’américain Robert Rauschenberg, âgé de trente-neuf ans et porte-étendard du tout nouveau «pop art», représenté par la galerie new-yorkaise de Leo Castelli. C’est un vrai choc pour le monde de l’art. […] Ce petit tremblement de terre dans le monde de l’art […] intervenait plus de dix ans après une première proposition de Rauschenberg, emblématique de la rupture radicale opérée par rapport à l’art moderne qui triomphait alors, tant dans la peinture et la sculpture de l’école de Paris que dans l’expressionnisme abstrait américain. (2014: 19)

En plus de l’expérience de Rauschenberg, Heinich expose celles d’autres artistes avant-gardistes de la même génération comme le Japonais Saburô Murakami ou encore le français Yves Klein, lesquels avaient également rompu avec l’art respectant les règles prédéfinies. À travers la multiplication des exemples, elle cherche donc à peindre le portrait d’une certaine dynamique artistique subversive détruisant les valeurs, les pratiques et les principes dominants. Selon Heinich, cette rupture marquait l’inauguration d’une nouvelle ère artistique:

Quoi de mieux pour manifester que s’ouvre une nouvelle ère artistique? […] [E]n 1955, le Japonais Saburô Murakami, lors d’un salon du groupe Gutaï, effectuera ce qu’on n’appelait pas encore une «performance» en traversant des cadres tendus de papier le jour du vernissage, rompant ainsi, littéralement, avec la peinture. Trois ans plus tard encore, le Français Yves Klein organisera à la galerie Iris Clert à Paris la célèbre «Exposition du vide», inaugurée le 28 avril 1958 sous la protection de gardes républicains dont l’artiste avait obtenu la présence le soir du vernissage. (2014: 19)

Ces expériences artistiques innovantes, menées par «[de] jeunes artistes de la même génération (nés entre 1925 et 1928)» (Heinich, 2014: 20) et précédées de celle de Marcel Duchamp2Nathalie Heinich considère, comme beaucoup de chercheurs, l’initiative de Marcel Duchamp (proposant, en 1917, aux organisateurs du Salon de New York d’exposer son fameux urinoir) comme le lancement d’un nouveau modèle de l’art. Elle présente cette expérience phare et inédite dans son ouvrage comme suit:  «Au-delà du goût et de la beauté, c’est la notion d’art elle-même, dans ses versions de sens commun —classique ou moderne—, avec laquelle jouent les œuvres les plus emblématiques de l’art contemporain, depuis les ready-mades de Duchamp et, surtout, son fameux urinoir (Fountain), qui rompait radicalement avec cette attente fondamentale qu’est la fabrication de l’œuvre par l’artiste lui-même ou, au moins, sous sa direction.» Cette lecture de l’initiative de Duchamp n’est pas du tout partagée par d’autres spécialistes. À titre d’exemple, Jean-Luc Chalumeau précise dans son ouvrage Où va l’art contemporain (2002) que «le geste désacralisateur de l’art fomenté par Marcel Duchamp en 1917, avec l’affaire du “ready-made-urinoir” dit Fontaine, a bel et bien constitué une formidable bombe à retardement, selon la volonté de son auteur. C’est à sa suite que n’importe qui a désormais pu se proclamer artiste sans risque d’être contredit, et que finalement, n’importe quoi est susceptible de bénéficier du statut d’objet d’art» (218), rappellent les initiatives des néophytes qui déclenchent les changements et mènent par la suite à la révolution dans un champ scientifique. Heinich se base donc sur ces faits pour pouvoir parler d’une crise engendrée dans le monde de l’art. Cette crise, tout comme celle conçue par Thomas Kuhn, est le fruit d’anomalies ou d’énigmes non ou mal résolues au sein des modèles artistiques qui préexistent.

Certes pendant la période évoquée par Heinich, on ne parlait pas de l’art contemporain, ce qui implique l’impossibilité d’annoncer l’instauration d’un nouveau modèle artistique différent de l’art classique et de l’art moderne à ce moment-là. Cependant, force est de constater que les actions des précurseurs de l’art contemporain étudiés par Heinich s’inscrivent dans une phase pré-normale (pour emprunter le terme de Kuhn) qui prépare la révolution. D’ailleurs, des initiatives semblables se sont multipliées, créant ainsi une nouvelle réalité de l’œuvre d’art et de l’artiste lui-même.

Cette nouvelle réalité se manifeste d’abord par une ontologie révolutionnaire qui dépasse l’œuvre d’art en tant qu’objet. Nathalie Heinich énumère ici les caractéristiques bouleversant l’essence même de l’œuvre d’art  et qui s’éloignent des règles du jeu de l’art classique et de l’art moderne:

La dématérialisation de l’œuvre dans l’informe, sa conceptualisation dans l’idée, sa multiplication dans les installations, son «éphémérisation» dans les performances, son indispensable documentation dans les œuvres à mode d’emploi, sa tendance à l’allographisation et, enfin, son incertitude ontologique et son insécurité juridique. Nous allons les passer en revue afin d’illustrer cette remarquable propriété de l’art contemporain qu’est le débordement de l’œuvre au-delà de l’objet. (2014: 64-65)

Ces aspects polémiques vont atteindre non seulement la nature de l’œuvre d’art, mais aussi la figure de l’artiste au sein du champ artistique. Pourtant, ces changements ne sont pas suffisants, selon Heinich, pour parler d’une révolution artistique correspondant aux révolutions scientifiques kuhniennes. En se référant toujours à Thomas Kuhn, elle rappelle les ingrédients nécessaires pour qu’une révolution puisse avoir lieu:

Pour qu’une révolution scientifique, selon lui, se produise, il faut un certain nombre de conditions: l’existence d’un collectif, car des individus isolés ne suffisent pas à la constitution d’un nouveau paradigme; […] l’apparition d’une controverse, qui ne soit pas une simple divergence d’opinions, mais un véritable «différend», c’est-à-dire un désaccord portant non seulement sur la façon de résoudre le problème, mais aussi sur la façon même de le poser; enfin, suite à ce différend, un changement effectif des représentations collectives. (2014: 30)

Heinich puise ainsi dans le champ de l’art contemporain pour mettre en évidence la rupture totale d’avec les modèles préétablis que proposent cet art et confirmer l’appréhension de l’art contemporain comme un véritable «différend». Elle met en outre l’accent sur les autres aspects transgressifs de cet art, lesquels concernent cette fois les nouvelles formes de médiation et de consécration des œuvres ainsi que les nouveaux modes qui gèrent et qui font circuler l’œuvre d’art contemporain. Basés sur la transgression et sur la rupture, ces changements rencontrent, eux aussi, des résistances au sein du champ artistique. En plus de leur aspect réfractaire, ces résistances peuvent se manifester à travers des initiatives internes visant l’intégration du nouveau modèle transgressif dans l’ancien paradigme. C’est ce que Nathalie Heinich appelle le «paradoxe permissif», «à savoir la tendance des institutions à contrarier le jeu transgressif des propositions artistiques en les intégrant trop vite ou trop systématiquement au monde de l’art» (2014:145), une tendance que  Thomas Kuhn enregistrait également chez les adeptes de la science normale au moment de la crise. Cette description détaillée et élargie de la crise et des réponses apportées à celle-ci par le modèle structuré de l’art contemporain a permis à Heinich d’introduire le concept de paradigme dans le champ artistique et de parler par la suite des révolutions artistiques. Mais en élargissant son champ d’investigation, elle va au-delà des postulats liés à l’art contemporain, en confirmant la possibilité de concevoir un cycle révolutionnaire allant de la période classique jusqu’à nos jours en passant, bien sûr, par l’apparition de l’art moderne.

Heinich propose ainsi une relecture de l’histoire de l’art occidental en empruntant un arsenal conceptuel élaboré par l’épistémologue et historien des sciences Thomas Kuhn. Ce réexamen va mener Heinich à concevoir trois paradigmes à l’art (soit celui classique, moderne et contemporain), chacun se démarquant par sa façon de voir le monde et par sa manière d’appréhender l’acte créatif et ce qui l’entoure. Elle tâche de mettre en évidence les différents aspects faisant de la naissance de chacun de ces paradigmes une révolution scientifique.

La généralisation du concept des révolutions n’empêche toutefois pas Heinich d’anticiper des remarques qui peuvent critiquer ses transpositions ou au moins dévoiler leurs limites. En effet, dans Le paradigme de l’art contemporain, la sociologue rappelle que, chez Kuhn, le paradigme initial dominant et le paradigme émergent ne peuvent pas coexister dans la même période puisque la révolution scientifique se base avant tout et catégoriquement sur la rupture. Cet élément est alors non applicable dans le champ artistique, puisque le paradigme dominant continue d’exister malgré l’avènement du nouveau modèle. Pour Nathalie Heinich, cela est tout à fait normal dans la mesure où la science et l’art ne sont pas les mêmes:

Une telle coexistence est facilitée en outre, dans le cas de l’art, par le fait que, à la différence de la vérité visée par la science (forcément unique, du moins dans l’épistémologie spontanée que pratiquent les acteurs), l’expérience perceptive visée par l’art peut très bien supporter la pluralité, à condition de s’inscrire dans des cadres sociaux eux-mêmes pluriels. (2014: 33)

Par ce genre de réponses anticipées, Heinich cherche à assurer une bonne réception de sa thèse issue du parallélisme «révolutions scientifiques/révolutions artistiques». Il s’agit, certes, d’un regard personnel sur le fait artistique. Cependant, il nous faut mentionner que l’auteure réussit à éclaircir nombre d’ambiguïtés constitutives de l’art contemporain. À travers la mise en évidence d’une certaine perméabilité épistémologique et des interférences qui en résultent, l’art contemporain est passé, chez Heinich, du concept de genre incapable de cerner l’essence problématique d’un art émergent au concept du paradigme avec toutes les potentialités structurantes qu’il peut fournir.

En guise de conclusion, signalons enfin que tout en s’octroyant la thèse de Kuhn comme outil, Heinich demeure fidèle à sa propre méthodologie (héritée de Pierre Bourdieu) et se base sur l’enquête et sur ses propres concepts (comme le Paradoxe permissif et le régime de singularité) dans ses travaux, des concepts qu’elle a su marier aux concepts importés de l’histoire des sciences. Plus encore, il nous faut mentionner  que cette approche typique, qui s’est déterritorialisée de son champ d’origine pour féconder le champ de l’art, a fait beaucoup d’échos. Cette dernière  a offert aux chercheurs de nouvelles pistes de réflexion pour appréhender autrement l’art contemporain et l’histoire de l’art. Ces migrations interdiscursives façonnées par Heinich ont donc fait évoluer la discipline selon une progression linéaire cumulative, marquée par une série de révolutions. Elles ont par ailleurs provoqué des débats et des mises en questions au sein du monde de l’art. Un monde marqué, de plus en plus, par la montée spectaculaire de l’art contemporain et de son marché. Un monde où la dichotomie anciens/modernes ne permet plus d’expliquer les changements continuels qui bouleversent le champ artistique actuel. Ce qui donne de l’importante à ce genre de transpositions, objet de notre article.

 

Bibliographie

Bourdieu, Pierre. 1992. Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris : Seuil, « Libre examen », 480 p.

Chalumeau, Jean-Luc. 2002. Où va l’art contemporain?. Paris : Vuibert, 267 p.

Heinich, Nathalie. 2014. Le paradigme de l’art contemporain: Structures d’une révolution artistique. Paris : Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 265 p.

Heinich, Nathalie. 2009. L’art contemporain exposé aux rejets: étude de cas. Paris : Hachette des littératures, « Pluriel », 214 p.

Heinich, Nathalie. 2001. La sociologie de l’art. Paris : La Découverte, « Repères », 128 p.

Heinich, Nathalie. 1998. Le triple jeu de l’art contemporain. Paris : Minuit, 384 p.

Kuhn, Thomas. 1970. La structure des révolutions scientifiques. Paris : Flammarion, 284 p.

  • 1
    Nous utilisons le concept de «champ» tel que défini par Pierre Bourdieu, soit un sens qui permet l’ouverture d’un champ sur d’autres champs.
  • 2
    Nathalie Heinich considère, comme beaucoup de chercheurs, l’initiative de Marcel Duchamp (proposant, en 1917, aux organisateurs du Salon de New York d’exposer son fameux urinoir) comme le lancement d’un nouveau modèle de l’art. Elle présente cette expérience phare et inédite dans son ouvrage comme suit:  «Au-delà du goût et de la beauté, c’est la notion d’art elle-même, dans ses versions de sens commun —classique ou moderne—, avec laquelle jouent les œuvres les plus emblématiques de l’art contemporain, depuis les ready-mades de Duchamp et, surtout, son fameux urinoir (Fountain), qui rompait radicalement avec cette attente fondamentale qu’est la fabrication de l’œuvre par l’artiste lui-même ou, au moins, sous sa direction.» Cette lecture de l’initiative de Duchamp n’est pas du tout partagée par d’autres spécialistes. À titre d’exemple, Jean-Luc Chalumeau précise dans son ouvrage Où va l’art contemporain (2002) que «le geste désacralisateur de l’art fomenté par Marcel Duchamp en 1917, avec l’affaire du “ready-made-urinoir” dit Fontaine, a bel et bien constitué une formidable bombe à retardement, selon la volonté de son auteur. C’est à sa suite que n’importe qui a désormais pu se proclamer artiste sans risque d’être contredit, et que finalement, n’importe quoi est susceptible de bénéficier du statut d’objet d’art» (218)
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