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Pourquoi le posthumain perd son temps, mais ne traîne pas

Pierre Cassou-Noguès
couverture
Article paru dans Les frontières de l’humain et le posthumain, sous la responsabilité de Jean-François Chassay et Marie-Ève Tremblay-Cléroux (2014)

«Je défendrai ici la thèse que la numérisation de nos activités induit avant tout une modification de notre temporalité, laquelle se caractérise par l’impossibilité de “traîner” qui remet ensuite en question le statut du sujet. Que suis-je? Comment décrire mon existence en tant que je? Cette question parcourt la philosophie depuis Descartes et —c’est que je voudrais montrer— prend une nouvelle forme dans le passage au numérique parce que s’est modifiée radicalement la représentation que nous pouvions nous faire du temps dans lequel nous vivons. Je souligne la numérisation de nos activités, du passage au numérique, pour marquer le fait qu’une part grandissante de nos activités, de nos gestes, s’accomplissent devant l’écran ou, disons, par la médiation de machines numériques, d’ordinateurs, reliés entre eux en réseau: nous en allumons un (un ordinateur au sens propre, une tablette, un téléphone intelligent) pour travailler, discuter avec des amis, commander une pizza, trouver un appartement, faire nos papiers d’identité, etc. Mais ce n’est pas seulement la durée de ces activités qui augmente, le temps que nous passons devant un écran, mais leur importance dans l’image que nous nous forgeons de notre vie et de nous-mêmes. À tort ou à raison, nous nous voyons passer notre vie devant l’ordinateur, et cette position détermine cette vie et notre être en tant que sujet. Or, à mon sens, ce n’est pas que la numérisation de nos activités nous rende idiots. Pas plus qu’elle conduise à une accélération de notre temporalité, comme si tout allait toujours plus vite. Je soutiendrai plutôt que la numérisation nous interdit de traîner. Chacun en a l’expérience. Un après-midi d’ennui, où nous n’aurions rien fait, nous allumons l’ordinateur pour vérifier une date sur Internet, essayer de télécharger un film que nous ne trouverons pas, distraits par la multitude des autres vidéos. C’est aussi une heure d’attente dans la gare que nous meublons en consultant nos courriels. Les exemples ne manquent pas. Je m’attacherai à défendre cette thèse d’une façon, disons, métaphysique en arguant qu’Internet, nos ordinateurs en réseaux, modifient notre temporalité de telle façon que celle-ci exclut la possibilité de traîner.»

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