Hors collection, 01/01/1989

Lecture de récits et compréhension de l’action

Bertrand Gervais
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Cet article porte sur la représentation discursive de l’action, dans la perspective de sa compréhension et des savoirs qu’elle requiert. La question qui est posée n’est pas «que sait un texte?» (Pierssens 1988: 8); mais bien «que demande de savoir un texte?» Cette question du savoir requis par le texte s’inscrit dans une théorie de la lecture des récits, c’est-à-dire une description des mécanismes, règles et contraintes qui permettent la progression à travers un texte. Il ne s’agit donc pas d’une théorie de la lecture comme acte d’interprétation ou d’une théorie de la réception, centrée sur la façon dont des œuvres sont perçues et comprises par un lecteur ou une communauté interprétative donnée (Iser 1978), ou encore d’une théorie de la lecture comme activité déjà terminée, à la manière dont la psychologie cognitive étudie le rappel des récits (Stein et Glenn 1979; Mandler et Johnson 1977; Kintsch et van Dijk 1975); il s’agit plutôt d’une théorie de la lecture comme processus en voie de réalisation, une interaction dotée de règles et qui peut être décrite en tant que tel (Gervais 1990a; Pagé 1985; Denhière 1984)1La description des règles de ce que nous appelons une situation textuelle, c’est-à-dire la relation établie dans la lecture entre un texte et son lecteur, prend la forme d’une analyse de son contrat de lecture. On nomme contrat de lecture d’une situation textuelle l’ensemble des conventions et des contraintes qui régissent et garantissent son développement. Le contrat de lecture se présente comme un ensemble de trois types d’éléments: des modalités de lecture, une portée et un protocole de lecture. Ces trois éléments correspondent aux différents mécanismes mis en jeu simultanément dans toute situation textuelle. Les modalités de lecture représentent, par exemple, les conditions minimales de la situation textuelle, à savoir une certaine familiarité avec le langage ou une disposition à utiliser le langage et à l’interpréter. La portée du contrat rend compte, pour sa part, du déroulement même de la situation textuelle et des éléments qui y participent; c’est l’élément central du contrat de lecture. Le protocole de lecture correspond finalement à la façon dont le texte se présente pour être lu et désigne l’ensemble des injonctions qui guident le lecteur dans sa saisie du texte. Ces éléments sont développés dans Récits et actions (Gervais:1990a)..

L’analyse de cet acte de lecture prend l’allure d’une  théorie de la compréhension de l’action. La raison en est simple: lire un récit, selon notre hypothèse, c’est comprendre minimalement les actions qui y sont représentées. Le récit est ainsi défini comme le lieu de la représentation discursive de l’action et, selon ce point de vue, une théorie de la lecture doit passer par une définition de cette représentation. Une telle définition diffère un peu de celles qui ont cours habituellement dans les théories linguistiques et psycho-linguistiques de la lecture. Comme le signale Liliane Sprenger-Charolles, dans la plupart des travaux, «la lecture est envisagée comme un processus actif de construction de signification par un lecteur à partir d’un texte.» (1988: 3) Cette définition recouvre bien celle que proposent presque tous les modèles théoriques récents de la compréhension des textes, à savoir «un processus  complexe de traitement de l’information présentée dans un texte» (Deschênes 1988: 15). Cette dimension de la compréhension des textes, malgré sa complexité, n’est qu’un aspect de l’acte de lecture. Dans une perspective plus sémiotique, G. Thérien a cherché à décrire cette complexité de l’acte de lecture en le décrivant comme un ensemble de cinq processus inter-reliés et formant réseaux. Ce sont les processus neurophysiologique, cognitif, affectif, argumentatif et symbolique (Thérien 1990). Le processus cognitif de la lecture ne correspond donc qu’à une fraction de l’acte complet, importante peut-être, mais qui ne doit pas faire oublier l’apport des autres.

Notre objectif ici n’est pas de couvrir l’empan de toutes ces dimensions de la lecture mais de jeter les bases d’une analyse du processus cognitif de la lecture de récits, dont les mécanismes sont déjà acquis et ce, dans la perspective très étroite d’une description de la compréhension de l’action représentée discursivement. Pour illustrer ce rapport entre lecture de récit et compréhension de l’action, prenons l’incipit d’un roman français, paru en 1957 et qui a fait date en littérature:

Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant.

Vous vous introduisez par l’étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d’épaisse bouteille, votre valise assez petite d’homme habitué aux longs voyages, vous l’arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle soit, de l’avoir porté jusqu’ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi […].

Si vous êtes entré dans ce compartiment, c’est que le couloir face à la marche à votre gauche est libre […].

Quelle est cette action que ce «personnage-au-vous» exécute? Qu’est ce qui comprend dans son mode d’accomplissement les opérations “mettre un pied sur une rainure”, «pousser un panneau coulissant», «s’introduire par l’ouverture», «soulever et porter une valise», ainsi que «entrer dans un compartiment»? Qui a reconnu l’incipit de La modification de Michel Butor sait de quelle action il s’agit. Nul besoin pourtant d’un savoir littéraire pour reconnaître l’action de prendre le train.  Ce qu’il faut plutôt, c’est une compréhension du déroulement de cette action et des opérations qui participent à son mode d’accomplissement. Lire un récit, en fait, c’est comprendre les actions qui sont représentées de façon à les intégrer dans la suite de l’histoire.

Une telle définition de l’acte de lecture ne participe pas d’une analyse du narratif mais plutôt de ce qu’il faut nommer l’endo-narratif. Lire un récit est une activité double, elle demande au lecteur, d’une part, d’identifier les actions représentées et, d’autre part, de les intégrer à une narration. Or, l’endo-narratif, défini comme en-deçà narratif, est cette frange théorique étroite qui permet de rendre compte des processus d’identification des actions représentées, avant leur intégration à une narration. Ainsi, avant de comprendre que le combat gagné par un héros est une épreuve décisive (Greimas 1970), il faut que le lecteur comprenne d’abord qu’il s’agit bien d’un combat, que les actions qui sont représentées et qu’il a identifiées sont bien celles d’un corps à corps. Comprendre la place du combat dans le récit est de l’ordre narratif, tandis qu’identifier le combat en tant que tel est de l’ordre de l’endo-narratif.

L’analyse de cet endo-narratif va se faire à partir d’un acte de lecture régi par une économie de la progression. Le mandat d’une telle lecture, décrite comme lecture initiale du texte, n’est pas d’abord de comprendre mais de progresser à travers le récit. Il va sans dire que cette progression implique une certaine compréhension. Mais celle-ci est avant tout fonctionnelle, elle doit permettre à la lecture de se continuer: Elle ne se fait pas au détriment de la progression, elle en assure plutôt le maintien2La compréhension de l’action analysée est de nature pragmatique plutôt que structurale ou logique. Ce qui varie d’un type de compréhension à l’autre, ce sont la nature et les conditions de satisfaction des inférences opérées par le lecteur. Ces trois types ne s’opposent pas mais coexistent et se complètent dans l’activité de compréhension.. Nous y reviendrons dans la dernière partie.

La représentation de l’action

Le langage a cette caractéristique particulière de pouvoir décrire l’action d’une personne aussi succinctement ou largement que désiré. Jœl Feinberg (1965) a désigné par le terme fort approprié «d’effet accordéon» cette propriété langagière; comme l’instrument, une action peut être réduite à une amplitude minimale ou étirée à son amplitude maximale. On peut penser à l’action complexe «prendre un train». La représentation d’une telle action peut se faire à l’aide de la phrase «Léon Delmont prend le train pour Rome», comme elle peut occuper l’ensemble d’un roman: La modification. Une même action est présentée dans l’un et l’autre cas, mais l’état de représentation varie, allant du resserrement minimal. pour la phrase. au déploiement maximal. pour le roman.

L’existence d’un effet accordéon oblige à prendre en considération l’état de représentation de l’action en jeu dans le discours. Une action générique est une action dont la représentation de son mode d’accomplissement est réduite à l’exposé du but recherché. Des phrases telles que «Léon Delmont commande une bière au bar» et «Léon Delmont prend le train pour Rome», présentent des actions génériques, c’est-à-dire qu’elles sont des représentations génériques d’actions. Le mode d’accomplissement de ces deux actions demande un ensemble complexe de sous-actions ou d’opérations. Commander une bière au bar implique les sous-actions: s’approcher du bar, s’asseoir, attirer l’attention du barman, commander, attendre, payer; tandis que prendre le train nécessite les sous-actions: se rendre à la gare, acheter un billet, attendre sur l’embarcadère, monter dans le train, s’asseoir et ainsi de suite jusqu’à l’arrivée. Dans les deux phrases citées, ce mode d’accomplissement est implicite, il est réduit à sa plus simple expression, soit à l’assertion du but principal recherché, recevoir un breuvage alcoolisé ou se rendre en train à Rome. Une action générique est donc une action dont les moyens mis en œuvre pour la réaliser ne sont pas représentés mais résumés, condensés dans la désignation du but recherché et  qui doivent être inférés dans une sorte de causalité rétroactive à partir du but.

Le concept d’action générique est un concept relatif. Cela est dû au fait qu’il ne s’agit pas d’une unité minimale mais de l’état particulier de la représentation d’une action. Toute action dont le mode d’accomplissement peut être présenté à l’aide d’opérations instrumentales peut recevoir une représentation générique. Pour revenir une dernière fois sur la métaphore de l’accordéon, si le mode d’accomplissement d’une action peut être développé à son amplitude maximale, la représentation générique correspond quant à elle à l’accordéon au repos, son soufflet comprimé et réduit à son plus petit volume.

Le récit est évidemment un contexte où des actions peuvent être représentées de façon générique. Dans un récit, en effet, les actions ne sont pas toutes détaillées de la même façon. Les états de représentation varient, allant de la scène au sommaire, selon que le mode d’accomplissement des actions est représenté dans un certain détail ou réduit à sa plus simple expression, à la désignation du but recherché (Gervais 1990b), c’est-à-dire une représentation générique.  Mais, quel que soit l’état de cette représentation, narcotisée (Eco 1985) ou développée, une action n’apparaît jamais seule dans un récit; elle est toujours liée à d’autres éléments, intégrée à un ensemble qui lui donne fonction et signification. La situation narrative est cet ensemble et elle est définie comme la condition de base de la représentation discursive de l’action. Une situation narrative est une entité discursive, qui met en jeu un cadre et une intention. Le cadre est constitué des déterminations spatio-temporelles qui servent de base à son développement.  L’intention lui fournit ses éléments fondamentaux, l’agent et l’opération qu’il tente de réaliser ­ prendre le train pour rejoindre Cécile à Rome, par exemple. Ces quatre éléments, temps et lieu, agent et opération, sont définis comme les données nécessaires à la représentation discursive d’une action.

Il est à noter qu’une telle définition de la situation narrative se distingue de ce qui est en usage en sémiotique narrative; la différence repose sur l’utilisation de l’opposition entre ce qui est dynamique et statique. Depuis les travaux de Vladimir Propp (1965 [1928]) les définitions sémiotiques du récit ont utilisé le concept de situation pour désigner les limites de la narration3Dans La morphologie du conte, Propp avait placé l’orientation première du conte, l’identification du cadre et des protagonistes de la narration, sous le signe de la situation: «Les contes commencent habituellement par l’exposition d’une situation initiale. On énumère les membres de la famille, ou le futur héros (par exemple un soldat) est simplement présenté par la mention de son nom ou la description de son état. Bien que cette situation ne soit pas une fonction, elle n’en représente pas moins un élément morphologique important.» (1965; p. 36) Le concept de situation va rester marqué de ce sceau initialement apposé par Propp. Il trouve là en effet ces trois caractéristiques fondamentales: être un élément morphologique du récit, tout en n’étant pas une de ces fonctions qui en déterminent la forme, servir de limite, de cadre général au récit, et enfin être un élément d’une superstructure narrative, une définition, par conséquent, bien différente du concept développé ici, où la situation narrative est une microstructure qui parcourt le récit.. Un récit est ainsi défini comme le passage d’une situation initiale à une situation finale. D’un modèle à l’autre, le lexique peut se modifier ­ le terme de situation être remplacé par celui d’état ou d’équilibre ­ et le passage se spécifier en un procès, processus ou faire transformateur, mais toujours cette même fonction d’encadrement de l’action est respectée. Dans la sémiotique narrative et discursive de Greimas, par exemple, le récit simple est défini comme le passage d’un état antérieur à un état ultérieur, opéré à l’aide d’un faire. Gerald Prince (1973) et Tzvetan Todorov (1968) ont proposé des définitions similaires du récit minimal ou élémentaire.  Or, dans ces définitions, comme le signale Jean-Michel Adam: «les prédicats des situations initiale et finale diffèrent de ceux de la transformation (lieu des épreuves du héros qui assure la médiation) comme le statique (énoncé d’état) s’oppose au dynamique (énoncé de faire)» (1985: 54).

On s’accorde donc, dans les théories du récit, pour présenter la séquence narrative simple comme la jonction de deux types d’éléments, les uns statiques, qui délimitent cet espace que doit occuper le récit et les autres, dynamiques, qui forment le centre ou le cœur du récit. Les termes «statique» et «dynamique» reviennent avec une régularité surprenante, au point de former l’opposition fondamentale permettant de penser le récit. Notions complémentaires, puisque le récit ne peut exister que par leur relation, elles jouent des rôles distincts, isolés les uns des autres.

Si on ne peut échapper à cette dichotomie, il y a lieu de se demander si une distribution aussi franche de ces rôles n’est pas une réduction dangereuse. Qu’y a-t-il de statique dans un manque? Dans l’attente? L’assommoir de Zola s’ouvre sur «Gervaise avait attendu Lanthier jusqu’à deux heures du matin. Puis, toute frissonnante d’être restée en camisole à l’air vif de la fenêtre, elle s’était assoupie, jetée en travers du lit, fiévreuse, les joues trempées de larmes.» (1980: 3) Dans la perspective de certaines théories du récit ­ la sémiotique narrative et discursive de Greimas, par exemple ­, il s’agit là de la manifestation d’un état, d’une situation initiale statique. C’est l’attente: la disjonction d’un sujet d’état (Gervaise) d’un objet de valeur (Lanthier). Pourtant, comment fait-on pour départager ce qui est statique de ce qui ne l’est pas dans cette situation? Décider que cela est un état, c’est dire que la seule action qui existe et qui compte dans cet univers narratif, la seule action qui peut être représentée, c’est l’arrivée de Lanthier. Mais alors qu’est-ce que «se jeter en travers du lit»? Il semble bien que ce soit une action et même une action qui fasse partie de l’attente, au même titre que manger et payer la note font partie de l’action «aller au restaurant». L’attente a une certaine durée, elle se poursuit, change de forme, le cadre du lit remplaçant celui de la fenêtre. Si l’attente est définie comme un état, il faut alors expliquer comment des états peuvent être composés d’opérations4Une façon d’éviter le paradoxe consiste à définir l’attente comme une activité.  Une activité est une opération qui ne permet pas de changer des états (qui serait alors le critère de définition de l’action), mais seulement de les préserver.  Mais on sait depuis les travaux de Georg Henrik von Wright (1963) que maintenir un événement ou encore laisser un événement se continuer sont des actions au même titre que la production d’un événement elle-même..

Dans les structures profondes ou les superstructures, il est possible de distinguer facilement les états des actions, de voir des situations initiale et finale d’un côté et des transformations de l’autre5La distinction permet en effet de manipuler aisément les données du narratif. Un récit a un début et une fin, qui sont ces limites en deça et au delà desquelles le récit ne s’aventure pas.  Afin de les manipuler, de s’en servir comme repères narratifs, on fige ces limites, les transformant en entités statiques, stables, aisées à définir et à isoler. Cette opération a pour effet de réduire les situations limites du récit à un seul aspect, celui statique des relations et tensions qu’elles présentent. L’aspect dynamique est ainsi éliminé du concept de situation, au profit de celui de transformation ou d’action qui se retrouve, par compensation, entité uniquement dynamique. Avec ce résultat que l’on connaît: d’un côté des situations, qui fournissent uniquement les éléments de base du récit, et de l’autre des actions qui transforment le tout mais qui ne sont plus intégrées à aucune situation.. Mais une telle conceptualisation ne permet pas de décrire adéquatement la représentation discursive d’une action. Dans des récits, dans des représentations discursives, les actions ne sont pas séparées des situations, comme le dynamique se sépare du statique. Elles forment un ensemble et l’une ne se distingue de l’autre qu’en fonction des perspectives de description. L’action n’existe pas en dehors d’une situation narrative ­ elle en fait partie ­, de la même façon qu’une situation ne peut être définie qu’en fonction des actions auxquelles elle donne lieu. L’attente de Gervaise est donc à la fois une situation narrative et une action. Elle est une situation dotée d’un cadre, c’est la chambre à deux heures du matin, d’un agent, Gervaise, et d’une action, celle que l’on résume par le terme d’attente. C’est la même chose pour La modification. La situation narrative inaugurante comprend: un cadre, c’est le train en gare de Paris, immobile, et ensuite le compartiment du wagon à une heure à peine matinale; un agent, anonyme d’abord, un «vous» qui se révélera être Léon Delmont; et une action, elle aussi incertaine, mais qui se présente d’abord comme un embarquement, comme «prendre le train».

Contrairement aux théories traditionnelles du récit, la situation est ici irréductible à la notion d’état et elle se précise plutôt comme une entité narrative dont la composante essentielle est l’action. Il n’y a plus de statique ou de dynamique: la situation recouvre l’action et elles sont dans une relation de subordination plutôt que de complémentarité. L’action est l’élément dynamique de la situation narrative; son intégration à la situation a pour effet de libérer cette dernière de son rôle étroit de limite ou de borne du récit. Pour nous, le récit n’est plus conçu comme un couple de situations opposées, réunies par un faire, mais comme un ensemble de situations se succédant au rythme des actions accomplies. Il y a entre les situations initiales et finales, des situations intermédiaires qui se succèdent et qui font évoluer le récit. Lire un récit,  dans cette perspective, correspond à la progression, au passage d’une situation narrative à une autre.

La compréhension de l’action

L’action générique décrit l’état le plus condensé d’une représentation d’action. Le rapport entre l’action générique et les opérations qui participent à son mode d’accomplissement est donc une inférence maximale. Comprendre une action générique implique donc de connaître son mode d’accomplissement ainsi que le principe à la base de son déroulement.  Il existe deux grands types de déroulements d’actions, déroulements qui se distinguent l’un de l’autre par le savoir qu’ils requièrent pour leur compréhension. Ce sont les scripts et les plans.  Les concepts de script et de plan sont issus des recherches en intelligence artificielle (Schank et Abelson 1977).  Nous allons maintenant présenter ces deux types de déroulement d’actions en cherchant à identifier la façon dont ils s’articulent l’un à l’autre ainsi que leurs exigences respectives, en termes de  représentation.

Le script, premier type de déroulement identifié, requiert un savoir spécifique sur la façon dont une action est accomplie. Le script est un déroulement d’actions prévisible puisque fixe et connu. Des actions comme «prendre le train» ou «aller au restaurant» sont des scripts, c’est-à-dire des actions dont le mode d’accomplissement n’a pas besoin d’être explicité pour que leurs buts et leurs procédures de réalisation soient saisis. Le plan, deuxième type de déroulement identifié, consiste par contre en un déroulement inédit d’actions qu’il faut expliciter en détail. Le plan requiert de ses utilisateurs un savoir général sur la façon dont des buts peuvent être atteints.

La différence entre script et plan est celle entre deux actions complexes comme «prendre l’avion» et «détourner un avion».  Ces deux actions n’appellent pas le même genre de question et n’ont pas les mêmes exigences au niveau de leur compréhension.  La question «comment a-t-il fait?» s’applique difficilement à la première action, qui est un script.  Sauf exception, on sait ce qu’implique prendre un avion et quelles en sont les différentes étapes: l’achat du billet, l’arrivée à l’aéroport, le passage à la douane, l’embarquement, etc. Parce que son déroulement est censé être déjà connu, le mode d’accomplissement du script n’a pas besoin d’être représenté au complet; il suffit d’indiquer les buts visés par l’action, donner la destination du voyage par exemple, et affirmer que l’action a été entreprise pour avoir une représentation réussie.

Mais la question «comment a-t-il fait?» est tout à fait valide pour la deuxième action, le détournement, qui n’est pas un script. Il n’y a pas une façon réglée, connue et par conséquent prévisible de détourner une avion (si tel était le cas, la sécurité dans les aéroports serait grandement facilitée). Une telle action tient du plan, d’un déroulement inédit d’actions qu’il faut expliciter pour le faire connaître, le rendre accessible. Représenter une telle action ne se limite pas en effet à identifier l’agent et la destination choisie. Il faut encore indiquer quel est le but visé par cette action (libérer des prisonniers politiques, par exemple), quels sont les mobiles ou les motifs des pirates de l’air, comment ils ont fait pour détourner l’avion, et les résultats de l’opération. Puisque son déroulement n’est pas connu, un tel plan demande d’être présenté, à l’opposé du script.

En fait, à la lumière de cet exemple, on se rend compte que scripts et plans sont des déroulements d’actions reliées. Si détourner un avion est un acte qui participe d’un plan, ce plan-acte, comme on l’appelle, est accompli afin d’atteindre un but et il met en œuvre pour le réaliser un ensemble de moyens, parmi lesquels l’action de «pendre l’avion». Le script «prendre l’avion» participe donc à la représentation du mode d’accomplissement du plan-acte en jeu.

Un plan-acte est constitué de l’ensemble des moyens mis en œuvre pour l’obtention d’un but. Le plan-acte a ainsi une double composante: une composante cognitive, qui est le but poursuivi (détourner un avion), et une composante pratique, qui renvoie aux moyens mis en œuvre (prendre un avion).  Lire un récit, dans cette perspective, c’est identifier les plan-actes en jeu. Ainsi, dans La modification de Butor, une situation narrative fondée sur le plan-acte inaugurant se développe tout au long du roman.  Le moyen mis en œuvre par ce plan-acte est le script «prendre le train», tandis que son but est le projet de Léon Delmont d’aller rejoindre Cécile, sa maîtresse, à Rome. On connaît le déroulement et le dénouement de cet acte.

Les deux composantes de ce plan-acte ne sont pas dévoilées de la même façon au lecteur. Le moyen, exprimé par le script principal «prendre le train», s’impose dès l’incipit comme le grand déroulement de l’action du récit. Faire le voyage Paris-Rome prend un certain temps, qu’on peut et qu’on doit occuper à attendre, à lire, à penser, à manger, à regarder par la fenêtre, à cohabiter, à dormir, etc. Toutes ces autres actions ­ qui sont aussi des scripts ayant un déroulement habituel, stable, sans grand suspense, fais sans grande dépense intentionnelle6Différents types de scripts sont identifiés: des scripts de situation, c’est-à-dire des déroulements fondés sur des cadres, tels que le script «aller au restaurant», des scripts instrumentaux, fondés sur des accessoires, tel que «pendre l’avion» ou «tirer au revolver», ainsi que trois types de scripts d’interaction.  Le script personnel, fondé sur l’idiosyncrasie d’un personnage; le script d’usage, qui rend compte du rôle d’un agent dans une situation, le script «serveur» ou encore «médecin»; et le script d’interaction proprement dit, qui définit les relations entre des agents (Gervais:1990a).–, s’intègrent à l’action plus large qu’est «prendre le train». Le lecteur suit, pas à pas, le déroulement de la situation narrative du train, qui est présentée en détail grâce à l’explicitation des moindres gestes du héros et de ses pairs, de tous ces scripts actualisés.

Un tel développement de script est inhabituel dans un roman. On se contente bien souvent, et le lecteur s’en satisfait, de mentionner le script en jeu, de donner quelques détails nécessaires à la compréhension de la poursuite de l’action, pour assurer le développement de la situation narrative. Une représentation générique suffit  à présenter un script qui, une fois identifié, s’impose de lui-même. L’innovation de Michel Butor est justement de modifier le seuil de la représentation de l’action, de le faire baisser, pour ainsi dire, d’un cran, imposant le geste ­ une action de base plutôt qu’une action complexe narcotisée­ comme moteur de la principale situation narrative du texte. Le script est développé dans ses moindres détails, ce qui ralentit la vitesse narrative. Une vision renouvelée d’une action usuelle est offerte et c’est ainsi qu’une défamiliarisation vient s’immiscer dans le quotidien.

Le but du plan-acte, quant à lui, ne se révèle au lecteur que petit à petit, morceau par morceau. Pendant de nombreuses pages, cette action de «prendre le train» n’est associée à aucun plan, à aucun projet explicite (on en parle alors comme d’une action non associée). On ne sait pas pourquoi le personnage prend le train. La composante cognitive du plan-acte, pourtant essentielle au développement de la situation narrative, est longtemps manquante et, par conséquent, objet d’une recherche, d’un suspense. Déjà, à la seconde page du texte, le nom de Cécile apparaît (p.10), mais dans un contexte qui ne permet pas de lui attribuer une signification particulière. Quelques pages plus loin, il est dit que le voyage de Léon se fait à l’insu de tous, de sa femme et de la compagnie pour laquelle il travaille (p.19). Puis, il est question de ce voyage comme d’une libération, d’une rupture et même d’une délivrance. Graduellement, la composante cognitive du plan-acte remonte à la surface, comme un secret trop longtemps gardé. Le projet qui, déjà, est en voie de se réaliser est dévoilé, donnant à la situation narrative une direction: Rome. La ville, mais surtout Cécile, qu’il veut rejoindre pour repartir à neuf.

Scripts et buts se présentent de façon différente dans ce texte. Les uns se donnent de plein fouet, tandis que les autres se laissent davantage désirer. Les uns sont décrits, tandis que les autres sont expliqués. Ils jouent, de plus, des rôles différents dans le développement de la situation. Les uns, les scripts, permettent à la situation narrative d’occuper un certain espace dans la narration, et les autres, les buts ou les plans, de lui attribuer une position dans cette narration. Une situation narrative contient donc toujours au moins un plan-acte; elle est le lieu de la réalisation d’au moins une étape d’un plan et, en tant que cette réalisation est la mise en œuvre de moyens qui ont leurs propres modalités d’accomplissement, elle est le lieu d’un ensemble de scripts.  Lire un récit et comprendre les actions qui y sont représentées, c’est identifier les plan-actes en jeu de façon à progresser à travers les différentes situations narratives de ce récit. Mais, comme on le verra à partir d’une série d’exemples, cette compréhension est soumise à de nombreux avatars qui en modifient la portée.

Jeux sur les scripts

Une situation narrative occupe un certain espace dans le texte grâce aux scripts qui s’enchaînent les uns aux autres et se suivent. Ces scripts ont deux traits principaux: la régularité du déroulement de leur mode d’accomplissement et le savoir requis pour leur utilisation. Il est important de s’arrêter à cette seconde propriété car elle peut facilement venir à manquer et être l’objet de jeux importants. Dans des cas de représentations discursives fondées sur des accessoires, par exemple, le lecteur peut ne rien connaître du mode d’emploi de l’instrument utilisé. Peu de lecteurs de science-fiction savent comment fonctionnent les vaisseaux intergalactiques et les sauts dans l’hyper-espace; pourtant, des déplacements utilisant de tels moyens sont régulièrement représentés dans ces récits et les lecteurs ne s’en plaignent pas, au contraire.

Une telle situation se résout habituellement en circonvenant cette absence de savoir préalable du lecteur. Il existe deux façons de contourner le problème. Une première façon consiste à prendre en charge le savoir du lecteur et à programmer des scripts de façon explicite.  Cela se fait en décrivant littéralement le mode d’emploi de l’instrument utilisé, ce qui équivaut à spécifier le script qui prévaut. La seconde façon de circonvenir une absence de savoir consiste tout simplement à simuler un savoir. La représentation d’un script tend à une amplitude minimale. De telles conditions de représentation, on le voit facilement, ouvrent la voie à la simulation. Il est ainsi possible de présenter comme étant un script, un déroulement d’actions qui n’est pas connu du lecteur, afin de faire l’économie de la représentation de son mode d’accomplissement. Le lecteur qui, poussé par le texte, accepte ce déroulement comme script simule par le fait même un savoir sur ce déroulement. Il a ainsi l’illusion qu’un déroulement d’actions lui est présenté quand rien n’est représenté. C’est l’illusion cognitive.

On trouve, dans Le Dernier des Mohicans, de James Fenimore Cooper (1974 [1826]), une telle illusion. Au début du récit, le groupe qui escorte les sœurs Alice et Cora Munro jusqu’au fort William-Henry rejoint Œil de Faucon, accompagné de ses amis Hurons. Comme la forêt est dangereuse, tous décident d’aller passer la nuit au pied d’une chute. Pour se rendre à ce refuge du coureur des bois, il faut cependant descendre la rivière en canot. Il n’y a qu’un seul canot.  Œil de Faucon décide d’amener d’abord les filles Munro et leur escorte et de revenir ensuite chercher ses amis.  Le courant est rapide, la descente est dangereuse et le trappeur doit accomplir un acte de bravoure:

Appuyant une longue perche contre une tête de rocher, le chasseur poussa son embarcation vers le milieu de la rivière.  Il eut beaucoup de peine à forcer le courant, très rapide.  Lutte terrible, dont il était bien difficile de dire qui en serait le vainqueur, de l’eau tourbillonnante ou du rameur. Les yeux fixés sur les remous, la respiration oppressée, veillant bien à ne provoquer aucun mouvement qui aurait pu faire chavirer la barque, les passagers étaient plus morts que vifs.Vingt fois, ils se crurent précipités à l’eau; vingt fois, l’adresse du pilote les sauva du désastre.  Enfin au moment même où Alice, croyant sa dernière heure venue et se cachant la tête dans les mains, se voyait déjà emportée par les flots qui tourbillonnaient au pied de la cataracte, la barque s’immobilisait sur un plan d’eau tranquille, près d’une plate-forme pierreuse. (p.53)

Si la narration semble présenter les hauts faits de cette descente de la rivière, ce n’est qu’un leurre savamment entretenu. La séquence d’actions à laquelle correspond la narration de la descente est en effet réduite aux deux opérations limitrophes: le départ et l’arrivée. Entre les opérations «pousser l’embarcation» et «forcer le courant», pour le départ et «immobiliser la barque» pour l’arrivée, l’action n’est représentée qu’à l’aide d’une description du danger encouru par l’embarcation et la frayeur que ce danger cause aux passagers, ou plutôt à une passagère, Alice. Œil de Faucon «sauve du désastre» le canot à plusieurs reprises, mais cela est une interprétation des actions posées plutôt qu’une représentation de celles-ci. Il n’y a pas en effet de modalités d’accomplissement, c’est un résultat, l’effet d’une action. Et plutôt que de montrer au lecteur comment le trappeur a fait effectivement pour sauver ses passagers du désastre, le texte s’arrête à indiquer leur état: la respiration oppressée, les corps tendus, les yeux fixes, comme si la peur suffisait à représenter la situation.  Et au moment de la manœuvre ultime, celle qui doit tous les sauver ou les faire périr, le lecteur n’a d’autre choix que de se fermer les yeux, comme Alice, et imaginer ce qui a dû se passer.  Entre le départ et l’arrivée, il n’y a rien, sinon, évidemment, ce jeu sur la perception. De la rame, on passe au regard, à ces yeux fixés sur les remous, puis au blanc des paumes, comme si les lignes de la main pouvaient à cet instant même faire dévier le destin de sa course. Il y a là comme une syncope cognitivo-perceptive. La descente est trop violente pour être perçue, la scène trop insoutenable pour être représentée. L’action est en fait graduellement intériorisée ­ par un jeu d’orientation perceptive (Ouellet: 1988), allant du plus ouvert (perception du narrateur) au plus fermé (perception d’Alice)­ jusqu’à sa plus complète disparition.

Ce qui est tout aussi intéressant, par ailleurs, c’est de remarquer que les illustrations du texte, disponibles dans l’édition Folio (1974: 52 et 54) et datant de 1883, suivent le même principe de représentation. Il y a deux dessins reproduisant l’embarquement ainsi que l’arrivée au pied de la chute.  L’entre-deux est indescriptible… Le passage du texte à l’image s’y fait donc sans pertes ni gains.

Il y a là une simulation de savoir: on fait semblant de représenter la séquence.  Mais ce qui est encore plus intéressant, c’est l’utilisation de cette séquence simulée par la suite.  Œil de Faucon doit repartir  pour aller chercher ses amis postés au haut de la rivière.  Il lui faut donc revenir par le même chemin et accomplir les mêmes prouesses. Le texte pourtant ne répète pas la narration des manœuvres de la descente. C’est à peine s’il est dit que le chasseur repart «avec la rapidité silencieuse d’une flèche» et revient, après s’être évanoui dans l’obscurité, accompagné des deux Indiens. Le récit ne répète rien parce qu’il n’en a pas besoin, le déroulement de la descente vient juste d’être défini et il est connu du lecteur. C’est ainsi, à partir d’un savoir simulé, qu’un script de descente des rapides peut être fabriqué. C’est une illusion cognitive.

Une telle illusion, cependant, ne doit pas surprendre outre mesure. Ces stratégies cognitives font partie des mécanismes fondamentaux de la représentation de l’action en littérature. Car, en littérature, ce qui importe, surtout, ce n’est pas de respecter les modes d’accomplissement des actions, comme s’est amusé à le faire Butor, mais de donner l’illusion de leur présence.

Cette leçon, malgré son apparente simplicité, a échappé à l’attention de certains lecteurs et quelques-uns s’y sont même laissés prendre, qui ont cru tirer de récits des savoirs pratiques. L’exemple par excellence est celui de ce pauvre don Quichotte de la Manche, dont la folie, issue d’une adhésion excessive à l’univers narratif des romans de chevalerie qu’il a trop lus, l’amène à se croire lui-même «chevalier de la Triste Figure» et à parcourir les routes de l’Espagne à la recherche d’aventures. Tout son savoir sur le rôle de chevalier qu’il a adopté, don Quichotte le tient de ses lectures, de ces représentations discursives qu’il a trop longuement côtoyées. Elles sont pour lui une source de savoir véritable, un répertoire de conduites et de modes d’accomplissement d’actions. Ces romans de chevalerie sont pris en effet non pas comme des histoires, des récits, qu’on peut connaître, répéter ou améliorer, mais comme une source fiable, vraisemblable et exacte de comportements, de situations et de leur résolution. Cette  utilisation des romans comme modèle à imiter fonctionne à quelques reprises, mais seulement pour résoudre des situations plutôt simples et où l’utilité de ce savoir n’est que relative. Un exemple suffit pour montrer la stratégie habituelle du chevalier:

[…] il arrivait à un chemin qui se divisait en quatre, et tout aussitôt lui vint à l’esprit le souvenir des carrefours où les chevaliers errants se mettaient à penser quel chemin ils choisiraient. Et, pour les imiter, il resta un moment immobile; puis, après avoir bien réfléchi, il lâcha la bride à Rossinante, remettant sa volonté à celle du bidet, lequel suivit sa première idée, qui était de prendre le chemin de son écurie. (Cervantes 1960 [1605]: 72)

Face à une difficulté, don Quichotte n’a d’autre stratagème que de puiser dans son savoir d’origine romanesque et de se comporter de la façon indiquée, même si cela implique de laisser à Rossinante la possibilité de retrouver sa destination favorite. Pourtant, ce savoir pratique, qu’il croit tenir et utiliser à bon escient, n’est qu’un savoir factice. Et très tôt apparaissent des inadéquations entre un véritable savoir pratique et ce savoir discursif. D’une part, il y a le fait que le répertoire est limité. Ce ne sont pas toutes les situations qui sont représentés dans les romans de chevalerie, mais uniquement les plus importantes, les plus intéressantes, celles qui méritent d’être racontées. On n’a que faire, par exemple, de savoir si l’écuyer à la suite d’un combat peut prendre l’âne du blessé ou, du moins, son harnais; cela ne devient pressant que lorsqu’on les convoite, comme le fait Sancho Panza. Son maître, pourtant, ne sait quoi lui répondre, n’ayant jamais rien lu à ce sujet (p.197). D’autre part, il y a le fait que ce ne sont pas tous les éléments d’une situation qui sont représentés. Certaines parties du mode d’accomplissement d’un script, du fait de leur trop grande simplicité et de leur trop grande prévisibilité, ne sont pas représentées discursivement. Or, cette absence, somme toute relative pour un lecteur qui les sait là malgré le fait qu’il ne les y voit pas, devient problématique pour don Quichotte, qui prend tout au pied de la lettre. Deux exemples vont montrer l’erreur du chevalier:

[L’hôtelier] lui demanda de plus s’il portait de l’argent. Don Quichotte répondit qu’il n’avait pas une obole, parce qu’il n’avait jamais lu dans les histoires des chevaliers errants qu’aucun d’eux s’en fût muni. À cela l’hôte répliqua qu’il se trompait; car, bien que les histoires n’en fissent pas mention, leurs auteurs n’ayant pas cru nécessaire d’écrire une chose aussi simple et naturelle que celle de porter de l’argent et des chemises blanches, il ne fallait pas croire pour cela que les chevaliers errants n’en portassent point avec eux; qu’ainsi il tînt pour sûr et dûment vérifié que tous ceux dont tant de livres sont pleins et rendent témoignage portaient, à tout événement, la bourse bien garnie, ainsi que des chemises et un petit coffret plein d’onguents pour panser les blessures qu’ils recevaient. (p.64)

Que tu entends mal les choses! répondit don Quichotte. Apprends donc, Sancho, que c’est la gloire des chevaliers errants de ne pas manger d’un  mois, et, s’ils mangent,  de prendre tout ce qui se trouve sous la main. De cela tu ne ferais aucun doute si tu avais lu autant d’histoires que moi. Quel qu’en ait été le nombre, je n’y ai pas trouvé la moindre mention que les chevaliers errants mangeassent, si ce n’est pas hasard et dans quelques somptueux banquets qu’on leur offrait, mais, le reste du temps, ils vivaient de l’air qui court. (p.108)

À prendre des représentations discursives d’actions pour un source de savoir pratique sur celles-ci, on commet l’erreur de don Quichotte, qui prend ses illusions cognitives pour des réalités. Les récits n’ont pas à respecter les modes d’accomplissement des actions, ils n’ont qu’à assurer leur présence, ce qui cause lui bien des ennuis. Il y a là, en fait, l’équivalent de pannes cognitives. Don Quichotte ne sait pas ce qu’il devrait savoir et les textes ne rectifient d’aucune façon son ignorance. Il est intéressant de remarquer à cet effet que, si don Quichotte ne parvient à pas à se souvenir de scènes de repas dans ses romans de chevalerie, il se souvient fort à propos des festins et des banquets. C’est que ces derniers valent la peine d’être décrits, étant des événements exceptionnels, inhabituels; tandis que les premiers sont intégrés au quotidien. Tout le monde mange (enfin presque…) et en soi cela ne mérite pas d’être raconté. Ces données qui manquent ­ payer ce qu’on a reçu, apporter des vêtements, manger régulièrement, etc., ne sont pas oubliées mais vraisemblablement omises parce que jugées déjà partagées: il ne sert à rien de spécifier ce que tous devraient déjà savoir. Don Quichotte est en situation de panne cognitive parce qu’il ne partage pas ce qui devrait l’être; et cette panne est d’autant plus évidente que, contrairement au sens commun, il se sert de ses lectures comme base unique de ses actions…

Mais don Quichotte n’est pas seul à être victime de telles pannes cognitives. Un lecteur qui ne s’est donné d’autre mandat que de progresser à travers le récit de façon à parvenir à sa fin ­une lecture, par conséquent, qui s’inscrit dans une économie de la progression plutôt que de la compréhension­, va cultiver bien souvent ses propres illusions cognitives. Il y a en fait des illusions cognitives d’origine lectorale comme il y a des illusions cognitives d’origine textuelle. L’illusion cognitive se présente comme une situation où le lecteur fait semblant de savoir et de comprendre le déroulement d’actions qui est représenté, soit parce que le texte l’y invite par le biais d’une stratégie narrative, comme l’exemple de la descente en canot l’a montré, soit parce que les impératifs de sa lecture l’y engage. Lire n’est pas nécessairement tout comprendre. Dans l’économie de la progression, qui correspond bien souvent à la lecture initiale d’un récit et qui consiste à le lire d’un bout à l’autre, à arriver à sa fin plus ou moins rapidement (selon la force de l’intrigue et la qualité de la représentation), il ne faut pas tout comprendre mais simplement en comprendre assez pour assurer cette progression. Des deux composantes du plan-acte, la plus importante en termes de compréhension générale du récit est la composante cognitive. Les buts sont plus importants que les moyens mis en œuvre. Ne pas comprendre les uns a des conséquences bien différentes de ne pas comprendre les autres. Pour une scène de combat, par exemple, le plus important pour la suite du récit et de sa lecture est de savoir qui a gagné et non de savoir comment cela a été gagné. Ne pas savoir qui a gagné (si cela n’est pas caché, bien sûr) vient mettre en danger la suite de la lecture, la progression même à travers le texte. C’est un problème d’incompréhension fondamental; la cohérence du récit n’est plus respectée. Ne pas savoir comment cela a été gagné, par contre, n’est qu’un problème ponctuel, limité (à moins que la façon dont le combat a été gagné ait un impact sur le reste du récit). Un lecteur peut bien ne pas comprendre la représentation des moyens mis eu œuvre dans un combat, en ne partageant pas les scripts utilisés, ou encore ne pas saisir l’enchaînement des actions, et comprendre quand même que c’est le héros qui a gagné et qu’il va poursuivre sa quête. Puisque c’est cette dernière information qui est essentielle à la poursuite de la lecture, l’économie de la progression peut dicter de ne pas tenir compte de cette zone discursive d’incompréhension, de passer outre et de faire mine, littéralement, de comprendre. C’est une illusion cognitive lectorale. Si reconnaître ne pas comprendre, c’est s’arrêter et chercher à comprendre, il faut mieux, dans une économie de la progression, ne pas le reconnaître et faire semblant. Un combat, opposant Pisandre et Ménélas et tiré de L’Iliade, peut nous servir d’exemple. Le combat est déjà engagé quand Pisandre attaque avec sa pique.

Pisandre entama le bouclier du glorieux Ménélas sans pouvoir pousser le bronze au travers car le large bouclier tint bon, et dans la douille se brisa la pique. Pisandre, en son âme se réjouissait, et espérait la victoire mais l’Atride, tirant son épée à clous d’argent, sauta sur lui. Pisandre, alors, sous son bouclier, prit une belle hache, bien armée de bronze autour d’un manche d’olivier long et poli, et tous deux, ensemble, se marchèrent sus. (Homère 1965 [1930]: 229)

C’est Ménélas finalement qui va gagner ce combat en frappant Pisandre à la tête, le tuant net. Le texte sera explicite: les os vont craquer, les yeux sortir de leur orbite et le corps tomber sur le sol. Le lecteur qui prend connaissance de ce combat, qui apprend la victoire de Ménélas et qui poursuit sa lecture, sans vraiment ni arrêter ni s’inquiéter du bon déroulement de la lutte, est en situation d’illusion cognitive7Je me sers ici d’une analyse proposée par Rachel Bouvet et publiée ultérieurement («La variation des représentations de l’action: l’Iliade et ses versions» (RS/SI, vol. 12, no 3, 1992, p. 25-48).. Il peut continuer sans problème sa lecture car ce qui importe est la victoire de Ménélas, mais il aura fait mine de comprendre le texte. Comment comprendre en effet cette réjouissance de Pisandre après que sa pique se soit brisée sur le bouclier de Ménélas? Ou bien il ne sait pas ce que le lecteur sait, ou bien il est inconséquent. On ne se réjouit pas d’un tel résultat négatif et on n’en espère pas la victoire! On peut invoquer des problèmes de traduction, mais cela ne règle rien et surtout pas le dilemme du lecteur qui veut progresser dans sa lecture du texte. Si les problèmes apparaissent criants dans cette phrase, laissant croire à une incohérence du texte, ils n’en sont pas moins importants dans la dernière phrase de l’exemple, quoique là, la difficulté soit insidieuse. Il est dit que Pisandre prend une hache sous son bouclier. L’action de «prendre quelque chose sous quelque chose d’autre» se conçoit facilement, la préposition «sous» s’utilisant sans problèmes avec le verbe «prendre». On prend la clé sous le paillasson; on prend une feuille sous un livre; mais comment prend-on une hache sous un bouclier, surtout quand l’ennemi attaque avec son épée et que ça presse? On connaît certaines caractéristiques de la préposition «sous», dont l’ordre sur l’axe vertical (Vandeloise 1986: 186 et ss.) implique que la cible soit plus basse que son site. Le bouclier est une surface plane; pour que la hache soit «sous» cette surface, il faut donc que le bouclier soit à l’horizontale. Où peut-il être? Pisandre ne peut l’avoir à son bras car le bouclier serait alors à la verticale. Il peut être sur le sol; mais alors, d’une part, comment fait-il pour l’atteindre en pleine contre-attaque de Ménélas et, d’autre part, pourquoi ne le porte-t-il pas à son bras comme tout bon guerrier?

La situation n’est donc pas si simple que cela. Les gestes les plus simples en apparence recèlent quelquefois des énigmes difficiles à résoudre8Une façon simple de le faire ici serait de se tourner vers une autre traduction, en l’occurrence celle de Dacier.  Sa traduction se lit ainsi: «Pisandre donne dans le bouclier de Ménélas et, plein de joie, il se promet déjà la victoire; mais le succès répondit mal à son attente, car sa pique se rompit sur l’immense bouclier. Ménélas tire en même temps son épée et se jette sur son ennemi qui, se couvrant de son écu, prend une hache à deux tranchants qui était pendue à son côté: furieux, ils se portent des coups terribles.» Dacier règle donc les problèmes de la première version en rétablissant au texte une certaine cohérence.. Deux possibilités s’offrent au lecteur de L’Iliade. Ou bien passer d’une économie de la progression à une économie de la compréhension et  arrêter de lire pour chercher la réponse à ces deux problèmes; ou bien les évacuer, faire mine de comprendre –c’est l’illusion cognitive– et poursuivre la progression à travers le texte. Dans l’économie de la progression, la compréhension n’a pas à être exhaustive mais fonctionnelle. Elle est celle, minimale, requise pour la poursuite de la lecture, marquée par la présence d’illusions cognitives lectorales, d’un nombre restreint d’inférences, etc. Le seuil de cette économie est l’identification des principaux plan-actes du récit.

Conclusion

Lire un récit et progresser à travers ses situations narratives demandent donc de comprendre, ne serait-ce que minimalement, par le biais d’illusions cognitives, les actions qui y sont représentées: scripts, plan-actes et autres déroulements complexes. En fait, ce que les différents exemples ont permis de montrer, malgré leur hétérogénéité et leur état fragmentaire, c’est la diversité des représentations, allant de l’exhaustivité de La modification à la syncope du Dernier des Mohicans, ainsi que leurs modes de compréhension, en regard desquels don Quichotte a incarné ce seuil de la lecture qu’il ne faut pas dépasser, c’est-à-dire une adhésion exclusive aux seuls déroulements représentés explicitement dans le texte. Plus qu’un parent pauvre, le chevalier est un lecteur monomaniaque qui prend tout au pied de la lettre. Les exemples tirés de ses aventures permettent en fait de problématiser deux derniers aspects de la lecture des récits.

D’une part, il y a l’importance de l’intérêt d’une action ou d’un événement pour sa représentation. Il n’est représenté discursivement et retenu par un lecteur que ce qui en vaut la peine: un récit doit avoir un point d’intérêt (Wilensky [1983] en parle en termes de «story points»). Ce qui est soulevé ici est la distinction entre «comment se réalise la lecture» et «ce qui est retenu de ce qui est lu». Il apparaît évident que la composante pratique du plan-acte –les moyens mis en œuvre–, s’efface, une fois la lecture terminée, au profit de la composante cognitive. L’articulation de ces deux composantes s’est présentée à la lecture comme le passage ascendant de l’endo-narratif au narratif. Mais ce parcours n’a pas à être retracé pour se souvenir du récit. Il ne sert à rien de se souvenir des menues actions, des petites unités de l’agir, ces repas qu’il faut prendre, ces services qu’il faut payer; les grandes actions suffisent, les grandes opérations narratives et descriptives. Qu’est-ce que résumer un récit sinon justement présenter les plan-actes, décrire l’enchaînement des principales actions, présentées de façon générique, en fonction des buts qu’elles permettent d’atteindre. Le résumé est un discours par conséquent dénué de toute cette composante pratique par laquelle le texte s’est donné à lire au lecteur en premier lieu, et par conséquent, de toutes ces situations narratives qui ont ponctué sa progression. Cette composante, une fois qu’elle a joué son rôle, n’a plus sa raison d’être, à moins d’avoir constitué pour le lecteur un point d’intérêt quelconque (et devenir un «story point»). Il est donc tout à fait normal que don Quichotte ne se souvienne d’aucune scène de repas, ceux-ci ne jouant aucun rôle important dans ses romans de chevalerie, si tant est qu’ils sont mentionnés; un script, une action répétitive et usuelle, est rarement l’objet d’un long développement (à moins d’être le prétexte à autre chose). Mais il n’en va pas de même pour les festins, beaucoup plus rares et importants et où il se passe habituellement des choses importantes pour la suite du texte.

D’autre part, il y a ce que demande de savoir le texte, notre question initiale. L’exemple de don Quichotte permet de confirmer que les textes ont bel et bien des demandes qui doivent être satisfaites. Le problème avec le chevalier de la Triste-Figure, c’est qu’il tire tout de ses livres de chevalerie et qu’il n’y met rien. Sa folie, c’est exactement cela: non seulement l’utilisation excessive de l’information contenue dans les textes qu’il a lus, mais l’oubli presque complet de tout savoir pratique issu de sa vie. Il n’y a que les livres qui valent comme source de savoir. Or, ce que le texte montre par l’absurde, c’est que, dans la lecture, on peut peut-être en prendre, mais il faut surtout en donner. Il faut utiliser son propre savoir pratique, construit à même une expérimentation du monde, des comportements et des situations, ainsi que de leurs représentations discursives usuelles, et l’injecter dans son acte de lecture. L’hôtelier de l’exemple le savait, qu’il est du sens commun de payer avec de l’argent sonnant tout service rendu, même s’il n’en est pas fait mention dans un quelconque roman. Il y a de ces choses qu’il faut savoir et qu’il s’agit de ne pas oublier quand on lit. On ne commence pas un livre tabula rasa; on le lit riche d’une expérience pratique, qui participe d’ailleurs à la construction de sa signification. En fait, l’amnésique don Quichotte semble avoir oublié les plus simples leçons de la vie; le seul savoir qu’il respecte est celui, discursif et factice (parce que non effectif et représenté), qu’il extrait des livres.

On ne peut pas répondre de façon extensionnelle à la question du savoir demandé par le texte. La notion d’encyclopédie, telle que développée par Eco (1984), parvient à imposer l’image d’une grande ressource accessible et dépositaire de tous les savoirs; mais il y a loin du rêve à la réalité. On peut offrir, par contre, un aperçu de réponse de nature intensionnelle: le texte demande d’avoir, ne serait-ce que minimalement, ces savoirs pratiques, portant sur les actions et les comportements, les lieux et les situations, les instruments, qui sont représentés discursivement. Le texte requiert une connaissance du monde; sinon, ce ne sont jamais que des mots, avec des espaces pour les séparer.

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* * *

Cet article a d’abord été publié Recherches sémiotiques/Semiotics Inquiry, vol. 9, n°1-2-3, en 1989.

  • 1
    La description des règles de ce que nous appelons une situation textuelle, c’est-à-dire la relation établie dans la lecture entre un texte et son lecteur, prend la forme d’une analyse de son contrat de lecture. On nomme contrat de lecture d’une situation textuelle l’ensemble des conventions et des contraintes qui régissent et garantissent son développement. Le contrat de lecture se présente comme un ensemble de trois types d’éléments: des modalités de lecture, une portée et un protocole de lecture. Ces trois éléments correspondent aux différents mécanismes mis en jeu simultanément dans toute situation textuelle. Les modalités de lecture représentent, par exemple, les conditions minimales de la situation textuelle, à savoir une certaine familiarité avec le langage ou une disposition à utiliser le langage et à l’interpréter. La portée du contrat rend compte, pour sa part, du déroulement même de la situation textuelle et des éléments qui y participent; c’est l’élément central du contrat de lecture. Le protocole de lecture correspond finalement à la façon dont le texte se présente pour être lu et désigne l’ensemble des injonctions qui guident le lecteur dans sa saisie du texte. Ces éléments sont développés dans Récits et actions (Gervais:1990a).
  • 2
    La compréhension de l’action analysée est de nature pragmatique plutôt que structurale ou logique. Ce qui varie d’un type de compréhension à l’autre, ce sont la nature et les conditions de satisfaction des inférences opérées par le lecteur. Ces trois types ne s’opposent pas mais coexistent et se complètent dans l’activité de compréhension.
  • 3
    Dans La morphologie du conte, Propp avait placé l’orientation première du conte, l’identification du cadre et des protagonistes de la narration, sous le signe de la situation: «Les contes commencent habituellement par l’exposition d’une situation initiale. On énumère les membres de la famille, ou le futur héros (par exemple un soldat) est simplement présenté par la mention de son nom ou la description de son état. Bien que cette situation ne soit pas une fonction, elle n’en représente pas moins un élément morphologique important.» (1965; p. 36) Le concept de situation va rester marqué de ce sceau initialement apposé par Propp. Il trouve là en effet ces trois caractéristiques fondamentales: être un élément morphologique du récit, tout en n’étant pas une de ces fonctions qui en déterminent la forme, servir de limite, de cadre général au récit, et enfin être un élément d’une superstructure narrative, une définition, par conséquent, bien différente du concept développé ici, où la situation narrative est une microstructure qui parcourt le récit.
  • 4
    Une façon d’éviter le paradoxe consiste à définir l’attente comme une activité.  Une activité est une opération qui ne permet pas de changer des états (qui serait alors le critère de définition de l’action), mais seulement de les préserver.  Mais on sait depuis les travaux de Georg Henrik von Wright (1963) que maintenir un événement ou encore laisser un événement se continuer sont des actions au même titre que la production d’un événement elle-même.
  • 5
    La distinction permet en effet de manipuler aisément les données du narratif. Un récit a un début et une fin, qui sont ces limites en deça et au delà desquelles le récit ne s’aventure pas.  Afin de les manipuler, de s’en servir comme repères narratifs, on fige ces limites, les transformant en entités statiques, stables, aisées à définir et à isoler. Cette opération a pour effet de réduire les situations limites du récit à un seul aspect, celui statique des relations et tensions qu’elles présentent. L’aspect dynamique est ainsi éliminé du concept de situation, au profit de celui de transformation ou d’action qui se retrouve, par compensation, entité uniquement dynamique. Avec ce résultat que l’on connaît: d’un côté des situations, qui fournissent uniquement les éléments de base du récit, et de l’autre des actions qui transforment le tout mais qui ne sont plus intégrées à aucune situation.
  • 6
    Différents types de scripts sont identifiés: des scripts de situation, c’est-à-dire des déroulements fondés sur des cadres, tels que le script «aller au restaurant», des scripts instrumentaux, fondés sur des accessoires, tel que «pendre l’avion» ou «tirer au revolver», ainsi que trois types de scripts d’interaction.  Le script personnel, fondé sur l’idiosyncrasie d’un personnage; le script d’usage, qui rend compte du rôle d’un agent dans une situation, le script «serveur» ou encore «médecin»; et le script d’interaction proprement dit, qui définit les relations entre des agents (Gervais:1990a).
  • 7
    Je me sers ici d’une analyse proposée par Rachel Bouvet et publiée ultérieurement («La variation des représentations de l’action: l’Iliade et ses versions» (RS/SI, vol. 12, no 3, 1992, p. 25-48).
  • 8
    Une façon simple de le faire ici serait de se tourner vers une autre traduction, en l’occurrence celle de Dacier.  Sa traduction se lit ainsi: «Pisandre donne dans le bouclier de Ménélas et, plein de joie, il se promet déjà la victoire; mais le succès répondit mal à son attente, car sa pique se rompit sur l’immense bouclier. Ménélas tire en même temps son épée et se jette sur son ennemi qui, se couvrant de son écu, prend une hache à deux tranchants qui était pendue à son côté: furieux, ils se portent des coups terribles.» Dacier règle donc les problèmes de la première version en rétablissant au texte une certaine cohérence.
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