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Les femmes artistes québécoises en arts visuels: évolution de leur autoreprésentation depuis les années 1970

Ève Lamoureux
couverture
Article paru dans De l’assignation à l’éclatement. Continuités et ruptures dans les représentations des femmes, sous la responsabilité de Dominique Bourque, Francine Descarries et Caroline Désy (2013)

La question de la représentation des femmes a été, dès les débuts de l’art féministe, un enjeu fondamental. Les artistes femmes prennent le contrôle de leur mise en image et s’emploient à contrer leurs représentations stéréotypées. Elles contestent le fait que tout au long de l’histoire de l’art, elles aient été confinées à la position d’objet par opposition à celle de sujet. Le recours à l’autoportrait sera alors un des procédés essentiels employés par les artistes femmes pour contrer cette objectivisation. C’est pourquoi nous souhaitons explorer ce genre artistique dans le présent texte en explicitant, d’abord, les transformations qu’amène, dans l’art québécois, l’arrivée massive d’artistes femmes bien résolues à intégrer et à transformer ce milieu. Ensuite, nous analyserons l’évolution de l’autoreprésentation des artistes femmes durant les quarante dernières années.

Deux mises en garde. Premièrement, l’analyse des répercussions de la pensée féministe dans l’art ne peut pas se faire en tenant compte des seules artistes qui se revendiquent clairement de cette idéologie. Dans les années 1970, l’art des femmes et l’art féministe sont indissociables, au sens où les artistes femmes sont unies dans une lutte égalitariste visant leur inclusion dans les institutions de l’art et la reconnaissance de leur talent. De plus, l’air du temps et les valeurs sociales influencent nécessairement les sensibilités artistiques, le regard porté sur le monde par les artistes et les procédés esthétiques et formels adoptés. Ceci est vrai à toutes les époques. Deuxièmement, analyser l’art des artistes femmes selon une certaine périodisation, et notamment à partir des seuls autoportraits, que toutes n’ont pas réalisés, est nécessairement réducteur. La caractéristique première de cette production est sa diversité et son hétérogénéité. En ce sens, il est plus juste d’affirmer que nous faisons ici un survol des spécificités retenues par les spécialistes de l’art (historiens/historiennes, critiques, sociologues, etc.) que de la production artistique en elle-même, toujours plus plurielle et complexe que son analyse.

Art des femmes artistes et autoportrait

À la fin des années 1960 et au début des années 1970, au Québec comme dans tous les pays industrialisés, les artistes femmes s’engagent dans un combat visant leur inclusion et leur reconnaissance. Elles s’interrogent sur le fait d’être à la fois femme et artiste dans une société patriarcale, ce qui fait converger les questionnements sur le milieu de l’art et sur la société : normes esthétiques et sociales en vigueur, rôles traditionnels attribués aux femmes (artistes ou non), représentations souvent sexistes, etc. Malgré la diversité des productions des artistes femmes, plusieurs de ces dernières réintroduisent le social dans l’art en conjuguant teneur critique et innovation formelle. Elles rejettent les normes dominantes du milieu de l’art qui valorise alors un art moderniste formaliste1L’art est une sphère d’activités autonomes fonctionnant selon une logique intrinsèque au développement formel et esthétique des œuvres, de façon autotélique., dont les critères ont été conceptualisés par Greenberg (1965). Ces artistes femmes s’en prennent aussi à la vision binaire omniprésente dans l’histoire de l’art (figuration/abstraction, neutralité/engagement, masculin/féminin, autoréférentialité/référence au monde social, etc.). À l’encontre de cette vision, elles adoptent plutôt «une approche plus volontiers inclusive, au diapason d’une certaine complexité des êtres et des choses» (Landry, 2010: 131).

Le contenu, le sens, l’expérience sociale sont réintroduits par les artistes femmes qui créent des œuvres intimement liées à leur vécu, leur compréhension du monde, leur sexe. Comme l’explique Arbour (1996: 139): «[…] l’identité de l’artiste a alors été prise comme paramètre structurant de l’œuvre d’art et de l’histoire de l’art». Le sujet femme apparaît au premier plan des productions artistiques avec l’objectif de rendre visibles et audibles leurs expériences. Cette mise de l’avant s’accompagne de la lancinante question de l’identité: Qu’est-ce qu’être femme, individuellement et collectivement?

L’exploration artistique du corps féminin, de même que les pratiques photographiques et performatives d’autoreprésentation prendront donc une importance décisive dans l’art créé par les femmes. Cette présence marquée de l’autoportrait, selon Susan Bright, s’explique, en partie, par la richesse qu’offre ce procédé dans une période où les questions d’identité deviennent centrales et où le concept du «moi» est interrogé: «L’auteur d’un autoportrait présente toujours une image impossible, puisqu’il ne peut présenter à l’identique la réalité physique perçue par les autres. Cet “auto”, ce “soi-même”, est donc toujours un peu “autre”» (2010: 8). Ce décalage offre une source d’inspiration intarissable pour les artistes.

En concordance avec l’évolution des conceptions artistiques et féministes, nous pourrons observer un changement de paradigme dans la façon d’envisager et de créer les autoportraits. Les artistes femmes commencent leur combat dans un contexte de modernité artistique. Le sujet est alors perçu comme stable et universel. Le «moi» est une entité immanente, identifiable, qui peut être représentée. Les artistes femmes dans les années 1970 vont à la fois être influencées par cette conception et contribuer à sa disqualification. La vision postmoderne, au contraire, comprend le sujet, le «moi», comme une chose, complexe, floue, variable, impossible à figer ou à appréhender dans son entièreté. Le «moi» authentique n’existe pas ou il est, en partie du moins, construit. Toute représentation ou autoreprésentation est subjective, partielle, pour ne pas dire partiale. Elle cache autant qu’elle dévoile.

Découpage temporel de l’évolution des autoportraits

Il est important de préciser que la critique de la représentation par le biais de l’autoportrait commence bien avant l’influence du féminisme en art. Au niveau international, Alice Austen (à la fin du 19e siècle), Claude Cahun et plusieurs surréalistes (dans les années 1920 et 1930) sont de celles et ceux qui jouent déjà avec les codes sociaux et artistiques de la représentation picturale et photographique.

Cependant, la critique de la représentation traditionnelle des femmes va prendre une importance décisive, à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Dans cette optique, le procédé de l’autoportrait photographique ou performatif sera une stratégie déterminante adoptée par de nombreuses artistes afin de rejeter la position d’objet, de devenir sujet/actrice et de critiquer les codes machistes de la représentation autant dans l’histoire de l’art que dans la société.

La brève histoire du féminisme en art est, souvent, découpée en trois phases dont la délimitation n’est pas tranchée et qui se superposent. Ces différentes phases nous paraissent aussi pertinentes pour éclairer l’évolution des caractéristiques dominantes des autoportraits créés par les femmes:

[La phase] des années 1970 cherchait à valoriser les expériences particulières des femmes, celle des années 1980 a plutôt travaillé à la déconstruction des présupposés théoriques et des images, et enfin celle des années 1990 ―qui se prolonge aujourd’hui dans le courant queer notamment― entérine l’idée de multiculturalisme et cherche à agir sur des points précis de cette identité multiple. (Sofio et Dumont, 2007: 33)

Autoportraits des années 1970

Dans les années 1970, l’exploration des questions identitaires par les artistes femmes se fait à partir d’une réflexion sur le sexe, la sexualité et l’ethnicité. Le corps des femmes —celui des artistes et des autres femmes— est extrêmement présent dans la production artistique qui, d’ailleurs, se diversifie avec l’arrivée et l’expansion des pratiques performatives, de l’installation et de la vidéo. Comme l’explique Gourlay (2002: 132), l’idée première des artistes femmes est d’interroger leur place dans le monde artistique, social et politique, de dévoiler ce qui ne l’avait jamais été ou, pour le dire autrement, de présenter diverses composantes de l’identité des femmes et de leurs activités quotidiennes au lieu de les représenter, de les objectiver selon des codes artistiques et des schémas comportementaux stéréotypés et sexistes: l’icône, la déesse, la muse, la sorcière, la séductrice, etc.

En s’appropriant les moyens de production artistique et en revendiquant la valeur des œuvres créées, les artistes femmes deviennent maîtres de leurs représentations, promeuvent leurs réalités (et non une vision à la fois idéalisée et réductrice de ces dernières), insistent sur la pluralité des façons de vivre et d’incarner l’identité «femme» (quand elles ne la remettent pas complètement en cause) et luttent contre toute représentation sexiste. La performance, entre autres, permet aux artistes femmes de rejeter leur rôle assigné de figurantes, ainsi que de devenir sujets et personnes agissantes (Lamoureux, 1982: 63). Il en est de même pour la photographie:

En s’appropriant l’appareil et en portant un regard sur elles-mêmes ou sur les autres femmes, certaines femmes photographes font basculer la notion de femme-objet, dépendante du regard de l’autre. Alors qu’elles étaient auparavant celles dont «ils» parlaient, objets de questionnement, objets de désir ou objets de domination, en se mettant en position d’énonciation, elles se constituent sujets. (Gagnon, 1990: 57)

L’autoreprésentation permet à de nombreuses artistes de revendiquer l’identité «femme», de l’assumer et de la montrer. Chez certaines artistes, elle sert aussi d’outil critique à l’encontre des représentations stéréotypées de cette identité. Chez d’autres enfin, elle favorise la dissociation avec l’idée même d’une identité tributaire d’un sexe. Les autoportraits photographiques et performatifs deviennent pour plusieurs un journal intime, une autobiographie visuelle inspirée de leur quotidien, de leurs rapports affectifs (famille, amitiés, amours), de leurs activités usuelles, ainsi que de lieux de vie déterminants pour elles. Plusieurs emploient l’esthétique de la photo de famille classique ou celle de la photo de reportage avec ses clichés en rafale. Un jeu s’engage entre une «représentation» du corps et de la vie des artistes femmes, et la fiction, puisque les instants «croqués» sont mis en scène ou inventés. La sexualité est aussi une question abondamment explorée. Le corps sous toutes ses facettes est omniprésent. Comme l’explique O’Reilly (2009: 13), l’intervention féministe en art, dans les années 1970, s’empare du corps, l’investit, l’explore, le déconstruit, du moins dans sa version de corps-objet, représenté à partir du regard, des fantasmes et des aprioris des hommes. Ces expérimentations, vecteurs d’affirmation de soi par les femmes artistes, sont souvent assez provocantes. Le corps devient une des arènes fondamentales du débat identitaire et un marqueur d’appartenance. 

Pour ne donner que quelques exemples, Raymonde April et Cohen Sorel contribuent à transformer la tradition photographique en mettant en scène, de façon intimiste, leur perception d’elles-mêmes, de leur réalité, des personnes importantes dans leur vie. Il n’est plus question ici de sujet universel, mais bien de sphère privée et de singularité. Les performances du groupe Mauve revêtent une dimension critique plus explicite. Lors de l’exposition Montréal plus ou moins, présentée au Musée des beaux-arts de Montréal en 1972, Catherine Boisvert, Ghislaine Boyer, Céline Isabelle, Thérèse Isabelle, Lise Landry et Lucie Ménard se présentent habillées en robe de mariée. La montée du bel et long escalier du parvis du musée ne sert pas à faire une entrée remarquée, comme celle des vedettes, mais plutôt à accéder à ses colonnes afin de bien les nettoyer, les astiquer. Ce collectif écrira un manifeste sur la représentation des femmes et créera, par la suite, des parodies de concours de beauté dans certains centres commerciaux. Marie Chouinard, depuis ses premières danses performatives, traite, de façon souvent provocante, la question du corps, du souffle vital, du cri, de la sexualité. Dans Marie chien noir (1982), elle se dévoile au public en explorant des rituels intimes, incluant la masturbation.

Selon plusieurs théoriciennes, il est possible de diviser les œuvres des artistes femmes de l’époque en deux catégories. La première, «art féminin», s’ancre dans l’exploration de la différence, souvent considérée comme biologique, des femmes et tend à un certain «culte du féminin». Elle sera a posteriori considérée comme essentialiste. L’œuvre phare de cette catégorie est le Diner party de Judy Chicago. La deuxième tendance, l’art féministe, s’exerce à critiquer la représentation de la féminité produite par la société patriarcale. Elle est dite constructiviste. Au Québec, Rose-Marie Arbour a repris cette distinction, mais en articulant différemment les deux concepts de la différence et de la dissidence:

La dissidence fait qu’une personne ou un groupe d’individus cesse de se soumettre à une autorité établie pour s’en séparer radicalement. […] [La différence] se vit en terme de distinction plutôt que de rupture. La différence ne questionne pas les cadres institutionnels de l’art contemporain ni de la société. Elle vise ici un effet esthétique qui fait pressentir des domaines de l’intime et de la subjectivité dans un contexte de vie quotidienne. (Arbour, 1999: 123 et 133)

Dans le contexte particulier des autoportraits, cette distinction permet de rendre compte de deux intentions différentes: la valorisation des dimensions multiples de l’identité féminine et la déconstruction des préjugés et des stéréotypes par rapport à cette identité. Cela dit, elle escamote l’élément déterminant de cette période, soit que les artistes femmes prennent le contrôle de leur (auto)représentation. Peu importe la forme adoptée par les artistes femmes, ce geste est en soi un acte politique, du moins au sens que lui donne Rancière (1995: 65) d’un acte «qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou la destination d’un lieu; qui fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre le discours là où seul le bruit avait lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit».

Autoportraits des années 1980

Suivant le passage du modernisme au postmodernisme en art et l’influence au sein du féminisme du poststructuralisme et de la psychanalyse, l’art des femmes artistes se transforme au début des années 1980. Eu égard aux questions de l’identité, de la représentation et des autoportraits, deux idées seront vivement critiquées: un soi authentique et stable ainsi que la prétendue objectivité de la représentation ou, pour reprendre la belle expression d’Arbour (1999: 38), d’un «œil sans intermédiaire».

Le postmodernisme engendre une remise en cause du lien entre la réalité et la représentation. La représentation ne rend pas compte d’une réalité objective, mais elle constitue, d’une certaine façon, la réalité. Comme l’exprime Arbour (1999: 38): «Nous sommes ce que nous devenons à travers et par les représentations que nous nous faisons de nous-mêmes et du monde, et cette relation est en continuelle mouvance». Il existe toujours une proximité étroite entre l’art et les conditions sociales de sa production, mais la réalité sociale n’est plus ce que représente, dévoile l’art, mais plutôt ce qui rend possible une œuvre en tant qu’œuvre d’art. Ce qui devient décisif, ce n’est plus l’œuvre en elle-même, mais ses conditions de production et de monstration, qui affectent profondément son sens, le rendent instable et mouvant. Le contexte de création et de diffusion devient constitutif de l’œuvre en elle-même. En ce sens, l’important n’est plus de représenter, de montrer, mais de rendre visible le mode de construction de toute représentation.

Parallèlement à cette vision postmoderne, les principes théoriques féministes influents en art se modifient. Les questions de genre, de sexe et d’appartenance culturelle font toujours l’objet d’une exploration artistique par les artistes femmes, mais à l’encontre de toute vision essentialiste de la féminité, elles se tournent vers une critique radicale de la représentation de la féminitude, cette représentation, dans une société patriarcale, étant considérée comme une des bases de l’oppression des femmes. En outre, elles rejettent les oppositions binaires, celles-ci reproduisant les hiérarchies, le sexisme et les différentes formes de discrimination et de stigmatisation: homme/femme, hétérosexuelle/homosexuelle, blanche/non blanche, etc.

L’influence du féminisme en art a eu pour résultat d’impulser les questions identitaires au cœur des productions artistiques des femmes. Paradoxalement, il a aussi contribué à mettre en évidence les mécanismes de construction des identités dans et par la représentation. Il a donc fortement contribué à une critique déconstructive de toute identité homogène, stable, bien définie, en opposition à un contraire, représentable, objectivable. Le thème d’une exposition organisée par la Centrale en 1990 l’illustre bien: Instabiliti: la question du sujet. Les artistes femmes, du moins majoritairement, exploreront donc dans leurs œuvres la variabilité du «moi» et la difficulté, voire l’impossibilité, de le représenter. Plusieurs dévoileront aussi les mécanismes, stratégies, procédés qui interfèrent dans toute représentation et qui, conséquemment, la rendent nécessairement subjective.

Les stratégies adoptées dans les autoportraits déjouent, brisent l’approche globale, la totalisation de la représentation, et illustrent le multiple, l’irréductible et l’hétérogène. La représentation du corps féminin devient un terrain de jeu dans lequel les artistes femmes s’évertuent à mettre au jour la relation protéiforme et conflictuelle entre le sujet et les images. À la fois métaphore de la photographie et moyens de rendre visibles les dispositifs en jeu, plusieurs autoportraits donnent à voir des miroirs ou des reflets. La représentation autobiographique et intimiste des artistes femmes joue couramment avec le reflet, l’ombre, l’imprécision des images, le travestissement, la mise en relief d’une zone tellement restreinte du corps que celui-ci devient abstrait, adoptant ainsi la symbolique de l’irreprésentable. Comme l’explique Ross (1990: 20), grâce à ces stratégies «la limite qui scissure et inscrit la différence gagne en fluidité, incite à l’écart, amorce l’interstice». Il en est de même avec les performances dans lesquelles les artistes femmes, entre autres, s’inventent des identités fictives. L’identité est un phénomène construit et manipulable.

L’évolution des autoportraits et de la représentation photographique intimiste des Cohen Sorel (An Extended and Continuous Metaphore #6, 1983), Geneviève Cadieux (Hear Me With yours Eyes, 1989) et Nicole Jolicoeur (Déprises II, 1999) rend bien compte de cette exploration, par les artistes femmes, de la complexité identitaire contemporaine et des difficultés que cela occasionne pour la représentation. Cette définition de l’art des artistes femmes, proposée par Major (1996: 19), en est aussi très révélatrice:

[…] loin d’être réduite à une idée, l’image devient une véritable identité qui se fragmente à l’infini, fluctue en fonction des rencontres et ne peut plus être circonscrite ou fixée. Le féminin dans ces histoires symbolise la transgression des interdits et l’abolition des frontières dans la fusion perpétuelle des opposées. Ni empreinte négative, ni empreinte positive… Les limites sont repoussées. Les modèles transgressés. Les corps recherchent leur intégrité. L’art invente et permet d’imaginer l’ailleurs.

Années 1990 à aujourd’hui

Contrairement à ce que les années 1980 auraient pu laisser croire, les autoportraits n’ont pas disparu du paysage artistique. Bien au contraire, ils ont repris de l’importance (Bright, 2010: 18). Les artistes —dont les femmes— se sont réapproprié ce procédé avec des démarches extrêmement variées. La caractérisation de l’autoreprésentation actuelle est plus difficile à faire, et ce, pour deux raisons: la production artistique en générale est beaucoup plus éclatée que dans les périodes antérieures (médiums, styles, références à des questions sociales multiples, etc.) et il manque la distance historique qui facilite une lecture plus globale.

Cependant, le côté très conceptuel, théorique, abstrait, voire abscons de la pensée et de l’art des artistes féministes des années 1980 est questionné et remis en question (Dumont et Sofio, 2007: 34). En outre, selon Susan Bright (2010: 18, 19), la présence de plus en plus importante, dans l’art contemporain international, d’artistes non occidentaux favorise le retour d’un art engagé plus explicite et revalorise le corps comme lieu privilégié d’interrogation. Il faudrait ajouter à cette analyse le rôle plus important joué par des artistes d’origines diverses à l’intérieur même des champs artistiques nationaux, comme ceux du Québec et du Canada. Ces artistes abordent, à partir de leur autoreprésentation, les questions d’identités collectives dans un contexte de mondialisation croissante et de bouleversements migratoires. Ils et elles opèrent une critique de la représentation très souvent raciste ou pleine de préjugées à l’encontre de «l’autre», qu’il soit non occidental ou non identifié à la culture dite dominante.

Ce retour du portrait et de l’autoportrait se caractérise par la création d’œuvres favorisant l’empathie et l’identification du spectateur. L’esthétique est moins conceptuelle, plus spontanée, directe, bricolée. Les artistes reconnaissent la difficulté de la représentation d’un « moi » authentique et global, ce qui ne les empêchent pas «d’en exprimer certains aspects à travers la figuration du visage ou du corps ou en le considérant purement comme un concept théorique qu’il s’agit de subvertir» (Bright, 2010: 21).

Les démarches d’autoreprésentation utilisées par les artistes femmes sont fort variées, tout comme, d’ailleurs, les divers ancrages de la réflexion qui associe art et féminisme. Entre autres choses, l’exploration de la complexité identitaire et du dépassement de soi se poursuit dans le prolongement du poststructuralisme avec le cyberféminisme et la théorie queer en art. Cependant, cette exploration se fait en autorisant la représentation du corps, sa mise en image. De plus, aux différences sexuelles et raciales explorées sans dichotomie binaire, se joignent d’autres formes d’hybridations (humains/animaux, humains/machines, humains transformés génétiquement, grâce à des prothèses ou à la chirurgie, etc.). Ce corps hybride est souvent utilisé comme allégorie des réalités identitaires, sexuelles, sociales, politiques, technologiques et scientifiques. L’objet de l’œuvre reprend de l’importance. Les artistes favorisent non plus la lourdeur théorique, mais la légèreté. Le plaisir, la mascarade, la parodie sont très présents.

Les fictions performatives et photographiques, quoiqu’absolument pas nouvelles, prennent une place décisive. Cette théâtralisation permet à la fois d’introduire le scepticisme actuel à l’égard de la représentation —d’illustrer comment toute représentation est une mise en scène—, tout en donnant une grande liberté à l’artiste. La parodie, la mascarade autorisent les artistes à réaliser leurs fantasmes ou encore à traiter une question politique avec la voix de quelqu’un d’autre ou en gardant une certaine distance. Ces procédés peuvent donc être libérateurs et transgressifs. Bien souvent, les personnages adoptés figurent moins le réel que des archétypes ou des stéréotypes. Chez certaines artistes, les fictions identitaires durent assez longtemps ou reviennent constamment, créant ainsi un double, un alter ego. «L’Autre» présent en chacun de nous peut ainsi vivre, d’une certaine façon, son existence réelle.

Dans un autre ordre d’idées, plusieurs artistes femmes explorent, d’une part, les questions des douleurs engendrées par les guerres, les viols, les génocides, les déplacements de population et leurs répercussions psychiques, physiques et culturelles (influencées par les théories postcolonialistes et les trauma studies) et, d’autre part, les questions des marques et blessures corporelles, du vieillissement, de la maladie, du deuil (provoquées, notamment, par le vieillissement de plusieurs des artistes femmes). Dans ce cadre, la vision du corps sera celle d’un «corps déchu, lieu de sévices, de maladie, de traumatisme, le corps-poubelle» (Phelan, 2005: 24). Chez certaines artistes, l’art jouera alors un rôle thérapeutique, leur permettant d’appréhender leur réalité avec une certaine distance salutaire et d’exprimer leurs réactions, leurs émotions. Comme l’explique Susan Bright (2010: 62): «La fascination pour le corps démembré, devenu abstrait de par son examen intense, est l’inévitable corollaire du genre. C’est le moyen le plus évident de faire du corps un “autre”, un étranger, lointain et bizarre.» Les interrogations autobiographiques sur l’identité, la beauté, la réalité quotidienne prennent donc des voies nouvelles.

Pour ne donner que quelques exemples, Devora Neumark, depuis le début des années 1990, a créé plusieurs performances et interventions dans l’espace urbain qui s’inspirent d’événements intimes —comme l’expérience d’un appartement ravagé par le feu— et de réflexions liées à son identité, notamment, en tant que femme et immigrante (entre autres, S(us)taining, 1996). Suzy Lake2Artiste d’origine américaine qui a vécu à Montréal dans les années 1970 et qui réside depuis en Ontario. et Sylvie Cotton explorent d’une façon différente les blessures, marques, traces sur leurs corps. La première, dont l’œuvre est marquée par l’autoreprésentation et la réflexion identitaire, explore depuis quelques années les transformations de son corps qu’induit son vieillissement. En dévoilant, en gros plan, les stigmates du temps (rides, poils et autres), elle rend visible ce qu’une majorité de femmes cachent, maquillent, réparent avec pudeur et honte, et rejette l’idéal de beauté et de jeunesse perpétuelle (Beauty At A Proper Distance/Pluck, 2002). Sylvie Cotton, dans la série d’œuvres Ton corps, mon atelier (depuis 2004), s’intéresse aux taches de naissance, grains de beauté et tatouages des gens qu’elle rencontre. Prétexte à des discussions et à des confidences, ces marques identitaires font l’objet d’un échange; l’artiste copiant, au crayon, les siennes sur le corps des participantes et participants et eux faisant de même sur le sien. Selon Cotton, le mélange des corps et des marques corporelles permet de représenter l’influence des autres dans la constitution identitaire de chacun: «Les autres sont certainement présents dans nos vies pour que nous nous transformions» (propos de Cotton reproduits dans Fullum-Locat, 2007: 63). Enfin, les très colorées Fermières obsédées créent des interventions dans l’espace public qui s’attaquent aux clichés féminins, aux conventions qui régissent les corps et les attitudes, grâce à des mises en scène parodiques et débridées: «Parce qu’elles contreviennent aux normes, parce qu’elles agissent en infraction quant aux conventions esthétiques et du genre, les Fermières obsédées sont les bad girls de grand chemin qui renversent les convenances en les animant d’un revirement bienfaisant» (St-Gelais, 2010: 10).

Conclusion

Il est donc possible de conclure que la pratique d’autoreprésentation des artistes femmes est passée d’une période de revendication du genre féminin à celle de sa déconstruction, du moins dans un contexte où il est compris de façon essentialiste, globalisante, totalisante. La majorité des artistes femmes se positionnent à l’encontre de tous les archétypes modélisants, de toutes les identités figées, de tous «les discours officiels qui constituaient le sujet dans sa différence sexuelle, socio-économique, raciale, éthique et autre» (Ross, 1990: 19). 

Cependant, comme nous avons tenté de le montrer, cette déconstruction identitaire n’a entraîné de désintérêt ni pour l’exploration de la question de la construction de l’identité ni pour l’autoreprésentation, même si le «moi» est difficile à saisir, changeant, ambigu, construit, manipulable. 
La politologue en nous ne peut s’empêcher de transposer cette réflexion artistique à la question de la représentation politique des sujets contemporains et, particulièrement, aux enjeux qu’elle soulève pour les luttes dites identitaires des mouvements sociaux, comme le féminisme. Les questions de la représentation et de l’identité collective de lutte deviennent difficiles dans un contexte où les appartenances culturelles, sexuelles et socioéconomiques sont plurielles, et les identités kaléidoscopiques et mouvantes. Cela dit, les artistes femmes actuelles explorent, par le biais de leur autoreprésentation, une dynamique identitaire écartelée entre, d’une part, la constitution d’une identité individuelle, singulière, et, d’autre part, les effets qu’ont encore les rapports de pouvoir, de domination sur la constitution de cette identité. Il nous semble qu’une majorité d’artistes femmes ne pourraient qu’être d’accord avec la façon dont Diane Lamoureux théorise une idée similaire. Reprenant l’analyse de Giddens (1991) voulant que les individus de la modernité choisissent leur identité, Lamoureux (2006) argumente que si cette option existe effectivement, elle est court-circuitée par les inégalités structurelles: 

Les rapports sociaux font en sorte que certaines identités sociales sont choisies, d’autres sont construites, d’autres encore sont assignées et que l’on peut assister autant à des malaises identitaires qu’à des révoltes identitaires. De plus, les identités se déclinent sur plusieurs registres. Le premier est celui des rapports sociaux dominants, qui organisent les places sociales occupées. Le deuxième est celui de la révolte, qui se manifeste usuellement par le rejet de l’identité assignée, sans qu’il soit possible de définir les aspirations. Le troisième est celui de la reconstruction identitaire qui suit la recomposition des rapports sociaux résultant des luttes sociales. Il s’ensuit un bricolage identitaire qui est tributaire à la fois d’un effort personnel de construction de soi en fonction des multiples rapports sociaux dans lesquels nous sommes inséréEs —ce que l’on pourrait qualifier d’identité narrative— et de modes collectifs d’existence et de relations qui sont tributaires des luttes sociales et des rapports qui s’y nouent. (Lamoureux, 2006: 210-211)

À partir de leur outil propre —l’art—, les artistes femmes réfléchissent aux réalités contemporaines et les éclairent d’une façon différente, mais tout aussi importante, selon nous, que la théorie et la lutte sociale féministe. Nous ne pouvons qu’espérer que leur travail ait une plus grande influence sur le mouvement féministe, et ce, non seulement dans l’utilisation qui pourrait être faite des œuvres dans la sensibilisation du public, mais également dans la prise en compte des développements théoriques qu’engendre l’exploration artistique.

 

Références

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ST-GELAIS, Thérèse. 2010. «Les fermières obsédées sont là», dans Les fermières obsédées, Trois-Rivières: Éditions d’art Le Sabord, p. 9-10.

  • 1
    L’art est une sphère d’activités autonomes fonctionnant selon une logique intrinsèque au développement formel et esthétique des œuvres, de façon autotélique.
  • 2
    Artiste d’origine américaine qui a vécu à Montréal dans les années 1970 et qui réside depuis en Ontario.
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