Entrée de carnet

Gaïa: le théâtre du vivant et ses personnages

Maxime Fecteau
couverture
Article paru dans Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs, sous la responsabilité de Catherine Cyr (2022)

Si la surface de la Terre devait s’avérer la scène d’un astronomique «théâtre du vivant», qui détiendrait le premier rôle? À ne s’intéresser qu’aux événements des cent dernières années – avancées scientifiques et technologiques majeures, mondialisation de l’économie, accroissement fulgurant du tourisme international, augmentation exponentielle de la population, extraction massive des ressources naturelles, etc. –, sans contredit sommes-nous tentés de répondre: l’humanité.

Mais si l’on rembobine le fil rouge de ce «drame du vivant» jusqu’au tout début, c’est-à-dire il y a quatre milliards d’années, à qui doit-on le titre de protagoniste? Sans la nommer comme telle, mais plutôt en la mettant en récit et en scène, c’est cette question aujourd’hui vitale – et de nature manifestement scientifique – que nous pose le philosophe français Bruno Latour dans sa conférence-performance intitulée «Moving Earths».

Pour entamer ledit drame, Latour se rend au beau milieu de la scène et s’assied à une table de travail. Un rétroprojecteur le surplombe. Derrière lui, au grand écran, on pourra voir tout ce qu’il aura sous la main. Hors champ se trouvent: quelques livres, des portraits de scientifiques, des photos d’instruments, des clichés d’êtres vivants. Mais avant tout, recouvrant la table entière: un tableau noir sur lequel le professeur pourra marquer l’avancée de son exposé.

La réflexion qu’il nous livre commence à prendre son sens au moment où il trace à la craie une ligne horizontale. D’un côté, on retrouve la vision du monde que nous héritons de 1610, année où Galilée publie les résultats de ses découvertes célestes: le sol que nous foulons ne se trouve pas au centre de l’univers, mais forme plutôt une planète parmi tant d’autres. En constante révolution autour de son étoile, voilà que la Terre nous apparaît insérée – inconcevablement minuscule – dans une infinité d’espace. Et c’est alors pareil pour tout ce qui vit à nos côtés, sur cette même croûte terrestre:

Vous voyez peut-être dehors les feuilles d’un arbre, les nuages que le vent fait passer dans le ciel, les contours d’une montagne… […] objets parmi les objets, tous insérés dans l’espace infini, tous distinctement peints. (Aït-Touati et Latour, 2022, p. 78)

Mais de l’autre côté de la ligne, Latour commence à nous raconter une péripétie qui change profondément la donne. Se révèle alors une nouvelle vision du monde; une vision qui découle de la découverte d’abord faite par le chimiste britannique James Lovelock et la microbiologiste américaine Lynn Margulis dans les années 1960, et qui a à voir avec l’improbable proportion d’oxygène et de dioxyde de carbone qu’on retrouve dans l’atmosphère terrestre. «Quand Lovelock essaie de débrouiller le rôle joué par [cette] étrange proportion [pour le maintien de l’habitabilité de l’environnement terrestre]», écrit Latour, «il joue […] de l’effet de surprise. Le drame se déploie toujours plus ou moins de la même manière: la Terre devrait être comme Mars, un astre mort. Elle ne l’est pas. Quelle force est donc capable de retarder sa disparition?» (Latour, 2015, p. 123) 

Qui donc joue le rôle principal?

C’est alors qu’un (méta-)personnage vital – invisible, mais présent et actif partout où le vivant est à l’œuvre – fait son entrée en scène: Gaïa.

Voilà que peu à peu les choses se compliquent. Les nuages de pluie qui couvrent l’horizon, ce sont des bactéries qui les ont ensemencés. Le ciel où courent les nuages se maintient parce que les microbes y ont entassé leurs déjections depuis des milliards d’années. La température moyenne dont vous profitez, l’air même que vous respirez, c’est aux arbres que vous voyez dehors que vous le devez. Est-ce que vous vous rendez compte de ce qui se passe? Les animés ne se tiennent plus côte à côte mais commencent à se superposer, à baver les uns sur les autres, à se mêler, à s’entrelacer. Ces belles et profondes pensées que vous aviez, c’est tout un milliard de bactéries dans vos intestins respectifs qui vous autorisent à les tenir. (Aït-Touati et Latour, 2022, p. 78)

Gaïa, c’est ce phénomène (ce véritable théâtre du vivant) qui débute avec l’agentivité microbiologique, et qui, après des centaines de millions d’années de recyclage matériel et gazeux, stabilise les proportions chimiques de l’atmosphère et la température moyenne, permettant par le fait même l’émergence des océans et la prolifération d’organismes multicellulaires de plus en plus complexes.

Maintenant: est-ce à dire que Gaïa – le nom donné à ce grand système terrestre autorégulateur dans lequel nous vivons – est une sorte de « grande âme sensible » qui chercherait à prendre soin de ses créations? Au contraire, insiste Latour. Le «concept de Gaïa capture [plutôt] l’intentionnalité distribuée de tous les agents [vivants] dont chacun modifie son entourage à sa convenance» (Latour, 2015, p. 132). Un complexe interactif qui, de fil en aiguille, engendre un environnement climatique favorable à la survie de la plupart des espèces.

Enfin, jusqu’à ce que soudain, un nouvel antagoniste de toute cette (bio)histoire s’active effrénément, signalant le début d’un nouvel acte: celui de l’Anthropo(s)cène.

Bibliographie

Aït-Touati, Frédérique et Latour, Bruno (2022). «Moving Earths», dans Trilogie terrestre. Paris: B42, 120 p.

Latour, Bruno (2015). Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique. Paris: La Découverte, 400 p.

Lovelock, James (1979). Gaia: A New Look at Life on Earth. Oxford: Oxford University Press, 157 p.

Lovelock, James (2021). We Belong to Gaia. London: Penguin Books, 2021, 86 p.

Margulis, Lynn (1998). Symbiotic Planet: A New Look at Evolution. New York: Basic Books, 147 p.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.