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Les nouveaux pionniers selon Levi’s: anachronismes et propagande sociologique dans la campagne Go Forth 2009

Joël Gauthier
couverture
Article paru dans Un malaise américain: variations sur un présent irrésolu, sous la responsabilité de Jean-François Chassay, Bertrand Gervais et Laurence Côté-Fournier (2012)

Ryan McGinley, Wieden+Kennedy. 2009. «Pionnier 1» [Photomontage]

Ryan McGinley, Wieden+Kennedy. 2009. «Pionnier 1» [Photomontage]
(Credit : Levi Strauss & Co.)

En 2009, les jeans Levi’s ont confié à la firme de publicité indépendante Wieden+Kennedy, basée à Portland, le développement du volet nord-américain de leur campagne publicitaire annuelle. Les deux directeurs à la création chargés du projet, Danielle Flagg et Tyler Whisnand, ont alors décidé de s’entourer de trois icônes de la scène artistique néo-hipster émergente pour la réalisation de la campagne.

Leur but: repositionner la marque à la fine pointe du cool et s’accaparer la très difficile clientèle néo-hipster1 Pour une définition du mouvement néo-hipster, voir l’article de Douglas Haddow: «Hipster: The Dead End of Western Civilization» (2008).. La tactique: profiter du momentum néo-hipster pour essayer de devancer les tendances plutôt que de se rabattre sur des valeurs commerciales déjà établies –ou, comme le dirait Agamben à propos de la temporalité de la mode (nous y reviendrons plus loin), essayer d’établir une relation avec le temps qui n’est «pas encore» (Agamben, 2008: 32) au lieu de se contenter de citer le présent.

La campagne Go Forth de 2009 a ainsi été essentiellement réalisée par le cinéaste Cary Fukunaga, grand gagnant au Sundance Film Festival de 2009 grâce à son film Sin Nombre; le photographe Ryan McGinley, plus jeune artiste à avoir exposé en solo au Whitney Museum of American Art de New York; et M. Blash, un proche de Gus Van Sant dont le premier film, Lying, a été présenté à Cannes en 2006 alors que Blash n’avait que 28 ans. Fait intéressant: la plus vieille personne impliquée dans le projet Go Forth avait 32 ans au moment de réaliser la campagne, autre indice évident de la volonté de Wieden+Kennedy de confier le travail à de jeunes loups plutôt que de s’en remettre à l’«ancienne garde».
 
C’est le 4 juillet 2009, à l’occasion du Jour de l’Indépendance, que la campagne a été officiellement lancée dans les médias. Dans le communiqué de presse, Susan Hoffman, la directrice exécutive à la création de Wieden+Kennedy, présentait le résultat en ces termes: «Levi’s has a rich history, steeped in American ingenuity and bravery. We wanted this campaign to pay homage to that heritage, but also to refresh and reinvent the idea of a pioneering spirit for the times in which we live» (Media News International, 2009). La campagne est composée de deux films d’une minute destinés à la télévision et au cinéma, d’un volet photographique ayant servi pour la publicité imprimée dans les magazines et les affiches extérieures, ainsi que d’un volet Web comportant un site Internet interactif et une chasse au trésor virtuelle.
 
Après une brève période hors-ligne en 2010, le site Internet interactif mis en place par Levi’s (Levi Strauss & Co., 2009) est aujourd’hui à nouveau accessible. On y retrouve notamment plusieurs informations sur la chasse au trésor virtuelle de 2009. Il est aussi possible de visualiser les deux films publicitaires ainsi que des images de la campagne Go Forth 2009 sur le site Web de Wieden+Kennedy (Wieden+Kennedy, 2009a). De même, d’autres informations supplémentaires (captures d’écran du site Web de la campagne, publicités imprimées et crédits de réalisation) pouvaient jusqu’à tout récemment être consultées sur le blogue de la division Portland de Wieden+Kennedy (Wieden+Kennedy, 2009b).
 
Notre analyse tournera principalement autour de trois grandes questions. Premièrement, nous nous intéresserons au discours développé dans la campagne elle-même. Comment s’adresse-t-on au consommateur et que cherche-t-on à susciter grâce à cette forme d’adresse? Parallèlement, quels sont les éléments puisés à même l’imaginaire populaire qui sont utilisés pour donner forme à ce discours? Deuxièmement, nous nous interrogerons sur la façon de penser la construction temporelle hétérogène mise en place dans la campagne Go Forth. Nous nous attarderons entre autres à la façon dont elle nous renseigne sur la nature dialectique de l’anachronisme (Didi-Huberman, 1997: 17)2Chez Didi-Huberman, l’appellation «dialectique» n’est pas confinée à son usage hégélien. Elle réfère à l’art général de la discussion et de l’argumentation et aux diverses méthodes visant à démontrer, réfuter et convaincre. et sur notre relation au temps. Troisièmement, nous aborderons les enjeux politiques ou enjeux de pouvoir soulevés par la temporalité du contemporain. Autrement dit, que se passe-t-il quand des constructions anachroniques comme la campagne Go Forth entrent dans l’espace public? Comment y sont-elles reçues?
 
Mécanique du discours
 
Commençons par analyser les mécanismes du discours mis en place dans le volet imprimé de la campagne publicitaire –c’est-à-dire le seul volet textuel réellement original de celle-ci, les films publicitaires étant accompagnés de textes empruntés à Walt Whitman. Première constatation, nous retrouvons dans les publicités imprimées de la campagne Go Forth plusieurs aphorismes qui gravitent autour de l’idée du pionnier: «BRUISES HEAL», «STINK IS GOOD», «APATHY IS DEATH», «AFTER THE DARKNESS COMES THE DAWN», «THERE IS A BETTER TOMORROW» (Wieden+Kennedy, 2009b) 3Toutes les citations tirées de la campagne (campagne imprimée et site Web) ont été prises sur le blogue de la division Portland de Wieden+Kennedy en décembre 2010 (Wieden+Kennedy, 2009b). À l’avenir, elles seront identifiées par les lettres W+K entre parenthèses, placées à la fin de la citation. , etc. Ces aphorismes rappellent les slogans utilisés au temps de la colonisation et de la poussée vers l’Ouest américain, mais aussi lors des différentes crises économiques qui ont frappé les États-Unis depuis leur fondation. Déjà, les créateurs de la campagne pigent à même un imaginaire partagé par un grand nombre de sujets pour créer un esprit de communauté.
 
Les créateurs de la campagne pigent à même un imaginaire partagé par un grand nombre de sujets pour créer un esprit de communauté.
 

Wieden+Kennedy. 2009. «Pionnier 2»

Wieden+Kennedy. 2009. «Pionnier 2»
(Credit : Levi Strauss & Co.)

Ces aphorismes sont combinés à un ensemble de phrases qui s’adressent directement au consommateur, que ce soit grâce à la seconde personne du singulier, le «you», ou par l’impératif: «TAKE UP YOUR PEN», «HOLD YOUR INK AT THE READY», «ALL YOU COME TO FORGE A BETTER TOMORROW», «COME WITH YOUR NEW FLAGS AND GRAND IDEALS» (W+K). Les créateurs visent à faire naître chez le consommateur le sentiment que la publicité lui est destinée en propre et que sa rencontre avec celle-ci n’est pas le fruit du hasard. Ils ne veulent pas que le consommateur reste passif devant la publicité, mais qu’il se sente directement concerné, interpellé personnellement par elle.
 
De même, en plus de s’adresser directement au consommateur, les créateurs de la campagne le qualifient, lui attribuent une identité nominative: «CALLING ALL CITIZENS», «YOU GENERAL OF THE NEW REVOLUTION», «BRAVE TRAVELERS», «YOU SONS AND DAUGTERS OF PROGRESS» (W+K)… Ainsi, les créateurs de la campagne s’adressent au consommateur, mais en décidant eux-mêmes de cet autre «je» qu’ils posent comme leur interlocuteur. Ce n’est pas le sujet «pur» (non exposé à la campagne) que les publicistes sollicitent, mais l’identité construite qu’ils invitent le consommateur à s’approprier comme étant sienne, déjà structurée par les publicistes de manière à se cristalliser autour de termes nominatifs soigneusement choisis pour faire écho à l’imaginaire des pionniers américains évoqués dans les aphorismes.
 

Wieden+Kennedy. 2009. «Pionnier 3» [Capture d’écran]

Wieden+Kennedy. 2009. «Pionnier 3» [Capture d’écran]
(Credit : Levi Strauss & Co.)

Pour consolider le lien avec le consommateur, les créateurs de la campagne l’invitent même à agir, à se manifester, en allant participer sur Internet à la rédaction d’une «Nouvelle Déclaration d’indépendance» («The New Declaration»). Celle-ci est constituée des réflexions de tous les participants sur l’état actuel du pays, 233 ans après la rédaction de la Déclaration d’indépendance de 1776: «The New Declaration is a fresh look at the document that founded this country, letting people add their own voices, thoughts, and opinions to the original text» (Wieden+Kennedy, 2009b). Les participants peuvent aussi soumettre en ligne des vidéos, des photos et des textes sur leur expérience de l’Amérique. Ceux-ci sont destinés à être intégrés à une gigantesque mosaïque exposée dans plusieurs villes, dans le cadre d’un sous-projet intitulé «The New Americans»:
 
The New Americans is an interactive art project, asking people to submit their videos, images, thoughts, and feelings about this country. It’s a collective look at the state of our nation today, one that will paint a portrait of the voices in a changing country. (Wieden+Kennedy, 2009b)
 
Le consommateur à qui les créateurs de la campagne s’adressent est donc un consommateur qu’ils ne font pas que qualifier en le nommant mais dont ils sollicitent l’action pour l’engager à sortir de sa posture passive relevant de la simple spectature.
 
Cette logique de l’engagement se retrouve d’ailleurs au cœur d’un dernier glissement discursif des plus intéressants, lorsque le texte passe du «you» au «I» et que les publicistes ne font plus que s’adresser au consommateur mais prennent littéralement la parole à sa place:
 
I AM THE NEW AMERICAN PIONEER. […] I WILL WORK FOR BETTER TIMES. […] ALL I NEED IS ALL I GOT. […] I STRIKE UP FOR THE NEW WORLD! […] THE ONE I WILL MAKE TO MY LIKING. […] GO FORTH WITH ME. (W+K)
 
L’identité du consommateur, de la cible des messages de Levi’s, se trouve momentanément entièrement déplacée dans le «je» publicitaire collectif. Bref, pour reprendre les théories de Jacques Ellul, il s’agit de propagande sociologique en bonne et due forme:
 
La propagande politique (celle des gouvernements, partis et groupes de pression) se distingue de la propagande sociologique qui, moins visible, se rapproche de la socialisation. Socialisation que l’on peut définir comme le processus d’inculcation des normes et valeurs dominantes par lequel une société intègre ses membres. […]
 
Cette propagande sociologique, que l’on répugne à désigner sous ce terme dans nos démocraties pluralistes, agit «en douceur», par «imprégnation». Elle s’exprime par la publicité, le cinéma commercial, les relations publiques, la technique en général, l’éducation scolaire, les services sociaux… (Troude-Chastenet, 2006)
 
Le discours de propagande, publicitaire ou autre, sert à intégrer un ensemble de sujets à un groupe possédant des normes et des valeurs définies, pour les pousser (dans l’immédiat ou dans un avenir plus ou moins rapproché) à poser des actions concrètes et à adopter des comportements jugés bénéfiques par les auteurs du message auquel ils sont exposés.
 
Mais paradoxalement, Go Forth reste avant tout une bouillie délirante d’anachronismes.
 
Mais paradoxalement, même si le recours aux mécanismes de la propagande suppose une certaine volonté chez les publicistes de Wieden+Kennedy de se situer dans une logique du devenir, déjà un peu au-delà du présent de la scène néo-hipster qu’ils courtisent, Go Forth reste avant tout une bouillie délirante d’anachronismes. À la base, l’inspiration première des créateurs de la campagne est une petite annonce publiée dans les journaux de Londres en 1912 par Sir Ernest Shackleton pour trouver des volontaires en prévision d’une expédition au Pôle Sud (Wieden+Kennedy, 2009b):
 
MEN WANTED: FOR HAZARDOUS JOURNEY. SMALL WAGES, BITTER COLD, LONG MONTHS OF COMPLETE DARKNESS, CONSTANT DANGER, SAFE RETURN DOUBTFUL. HONOUR AND RECOGNITION IN CASE OF SUCCESS. SIR ERNEST SHACKLETON. (The Antartic Circle, 2010)
 
Quand les gens sont invités à écrire la «Nouvelle Déclaration d’indépendance» sur Internet, les publicistes leur présentent d’abord des extraits de la première Déclaration de 1776 ainsi que des textes sur les idéaux des pères fondateurs. Walt Whitman occupe aussi beaucoup de place dans la campagne. Les deux films publicitaires utilisent des lectures de ses poèmes (détail intéressant, l’enregistrement d’«America» dans le film de Fukunaga a été réalisé par Thomas Edison avec Walt Whitman lui-même vers 1888) et, sur le site Internet, nous retrouvons des textes qui traitent de l’importance de l’expérience de la Guerre de Sécession (1861-1865) pour Whitman:
 
AMERICA’S POET WAS AN OPTIMIST AT A TIME WHEN IT WAS EASIER TO BE A PESSIMIST. HE LIVED THROUGH THE CIVIL WAR, ONE OF THE DARKEST PERIODS IN AMERICAN HISTORY, AND DREW STRENGTH FROM THE STRUGGLE. (W+K)
Wieden+Kennedy. 2009. «Pionnier 4»

Wieden+Kennedy. 2009. «Pionnier 4»
(Credit : Levi Strauss & Co.)

 
Notons que les deux poèmes choisis, «America» et «Pioneers! O Pioneers!», abordent les thèmes de l’égalité des chances, de la jeunesse héroïque et de l’esprit pionnier.
 
Du côté des images, les photographies de McGinley montrent des espaces vierges, en référence aux premiers pionniers américains, alors que les films développent plutôt une esthétique inspirée de l’imaginaire de la Beat Generation: reprise des figures de la bande sauvage et du voyageur solitaire, de la route et de la ville, etc. Les représentations de la nature (forêts majestueuses, cascades, falaises) dans le film tourné par M. Blash rappellent les images du film Into the Wild de Sean Penn (2007), lui-même inspiré du livre Into the Wild de Jon Krakauer paru en 1996. Ce dernier raconte l’histoire de Christopher McCandless, jeune homme qui, sous l’influence des écrits de Henry David Thoreau, quitta sa Virginie natale pour aller explorer les grands espaces et mourut en 1992 au milieu de la forêt alaskienne, à l’âge de 24 ans. Quant à lui, le film de Fukunaga a été tourné en grande partie à la Nouvelle-Orléans, dans les zones dévastées par Katrina. La dévastation de Katrina est de surcroît mise en relation avec le crash boursier d’octobre 2008, grâce à l’interpolation d’images d’un homme d’affaire visiblement en train de «craquer». (N’oublions pas que la campagne est lancée en 2009, alors que la population est durement touchée par la crise économique.) Finalement, la pièce utilisée en trame sonore dans le film de Fukunaga est un morceau datant de 2005 enregistré par Owen Pallett, jeune phénomène de la scène musicale alternative-indie-pop très prisé dans le milieu néo-hipster underground.
 
Ainsi, alors même que les créateurs de la campagne Go Forth essaient de capitaliser sur l’âge de la compagnie Levi’s (fondée en 1853) pour faire vibrer la corde sensible des «nouveaux pionniers» en évoquant certains grands moments de l’histoire de la nation, l’imaginaire déployé dans la campagne opère dans les faits une étrange compression du passé des États-Unis qui donne naissance à une entité temporelle unique nécessitant, pour la comprendre, un détour du côté des théories de l’anachronisme et du contemporain.
 
Bien sûr, il peut sembler facile de se servir d’une campagne publicitaire mise en place par une compagnie de jeans pour parler de notre relation au temps et de l’anachronisme, surtout à la suite des réflexions de Benjamin, qui affirme que la mode «sait flairer l’actuel, si profondément qu’il se niche dans les fourrés de l’autrefois» (la mode se pensant en quelque sorte comme un «saut du tigre dans le passé»; Benjamin, 2000 [1972]: 439), et d’Agamben, qui voit dans la temporalité de la mode une relation particulière s’établissant avec le passé et avec le futur sur le mode de la citation (Agamben, 2008: 31-32). Mais nous croyons que c’est oublier que notre objet d’étude n’est pas le jeans lui-même comme objet matériel ou la façon dont il se porte, mais sa commercialisation, sa monétarisation médiatisée par la création d’une communauté agissante de consommateurs.
 
Construire un temps hétérogène
 
Passons donc au deuxième volet de notre analyse –qui, au fond, constitue son véritable centre nerveux. D’abord, qu’est-ce qu’un anachronisme? Au-delà de sa simple identité d’«image fragmentaire de l’histoire» (Boivin Fillion, 2005: 2) ramenée dans un présent qui n’est pas le sien, l’anachronisme se définit comme un mode relationnel au temps; il est une des manières dont nous transformons le passé en actuel. Selon la définition d’Yves Hersant:
 
Ce que la métaphore fait dans la langue, [l’]anachronisme l’opère dans le temps: par transport et déplacement, il crée des contemporanéités «artificielles» (c’est-à-dire construites par l’intellect, comme est artificielle la perspective). (Hersant, 2000: 113)
 
À l’image du faussaire vénitien, vers 1530, qui ajouta un pastiche de Michel-Ange sur une stèle antique (exemple développé par Hersant à partir des travaux de Panofsky; 2000: 114), l’anachronisme pose le référent original classique comme étant non moins actuel que l’œuvre contemporaine et l’œuvre contemporaine comme étant non moins classique que le référent original. En ce sens, l’anachronisme se présente, pour utiliser l’expression de Didi-Huberman, comme une «configuration dialectique de temps hétérogènes» (1997: 17), configuration qui ne se substitue pas à l’histoire mais qui écrase plutôt des fragments de celle-ci dans le présent pour donner naissance à un arrangement inédit que Benjamin nomme «constellation» (2000 [1972]: 443). L’anachronisme fait dialoguer entre eux différents moments de l’histoire dans le but de démontrer, réfuter ou convaincre, s’inscrivant de plain-pied dans une logique argumentative.
 
Cette définition de l’anachronisme comme configuration dialectique nous incite d’ailleurs à rappeler l’importance de l’inactuel au sens d’esthétique de l’écart dans la pensée du contemporain. Pour revenir à Agamben, déjà évoqué en introduction, le contemporain est en effet
 
[…] celui qui, par la division et l’interpolation du temps, est en mesure de le transformer et de le mettre en relation avec d’autres temps, de lire l’histoire d’une manière inédite, de la « citer » en fonction d’une nécessité qui ne doit absolument rien à son arbitraire, mais provient d’une exigence à laquelle il ne peut pas ne pas répondre. C’est comme si cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par ce faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment. (Agamben, 2008: 39-40)
 
Dans cette perspective, l’anachronisme est bel et bien pour le contemporain un moyen de penser le présent, de faire l’archéologie de sa part de «non-vécu» (Agamben, 2008: 35), et se conçoit comme un mouvement visant à révéler l’origine grâce à l’écart (Agamben, 2008: 34). Pourrions-nous conséquemment parler de la lecture anachronique de l’histoire américaine et de la mythologie de l’américanité dans la campagne Go Forth comme d’un présent inactuel? L’anachronisme dans ces publicités peut-il être vu comme un moyen de saisir le contemporain dans sa relation inactuelle à l’être américain mythifié? Il nous semble bien en effet que la campagne Go Forth ne cesse de travailler dans cette direction. Premièrement, elle invite le consommateur à partager son expérience de l’Amérique (sous-projet «The New Americans») et à créer une «Nouvelle Déclaration d’indépendance» à partir d’une vision inactuelle de l’Amérique présentée comme territoire des «nouveaux pionniers». Deuxièmement, cette construction propagandiste sert essentiellement d’outil de définition identitaire pour permettre au sujet de penser et de surmonter dans le présent le traumatisme de la crise économique: «Nous en avons vu d’autres. Les crises précédentes ont fait de nous ce que nous sommes. Nous survivrons à celle-ci.» Ainsi, dans la campagne Go Forth, c’est en invoquant le passé que le présent acquiert un sens, plongeant le consommateur dans cette relation inactuelle à son propre temps caractéristique de la construction anachronique.
 
Mais l’histoire anachronique contemporaine, définie comme voie d’accès au présent sous forme d’«archéologie» (Agamben, 2008: 35), n’est pas passive, bien au contraire. Comme le rappelle Aude Boivin Fillion dans un texte sur la pensée de Walter Benjamin:
 
Même s’il est légitime de considérer l’anachronisme comme étant une image fragmentaire de l’histoire, il est néanmoins nécessaire de la concevoir comme un Bild ayant acquis une fonction précise: laisser son empreinte dans l’imagination. […] L’anachronisme [est] une intention de représentation, qui déplace l’interprétation de son support temporel vers un système plus englobant, la constellation, afin de devenir une présence active, organisatrice et «uniformatrice». (Boivin Fillion, 2005: 2)
 
L’anachronisme ne se présente pas de lui-même: il est puisé à même la mémoire et l’imagination par le contemporain pour appuyer ou réinventer sa compréhension du présent. Faire une histoire anachronique comme celle de la campagne Go Forth, c’est opérer des choix conscients dans la représentation pour l’engager dans l’actuel.
 
En tant que récit, l’histoire anachronique agit en effet sur le passage de l’expérience. Elle ne transmet pas une antécédence pure, mais en modèle plutôt la forme même. Pour reprendre Jean-François Hamel, le récit «donne jour à ce que nous appelons le passé» (Hamel, 2006: 7). Plus encore, toujours selon Hamel, le passé produit par le récit est orienté vers l’avenir, manifestant le présent et sa présence, ses possibilités toujours vives » (Hamel, 2006: 7). C’est une histoire nietzschéenne au sens propre, conçue « pour la vie et pour l’action » (Nietzsche, 1964 [1874]: 197). Elle demeure en cela remplie de trous, d’espaces d’oubli. Dans le cas des films de la campagne Go Forth, cette nature «trouée» de l’histoire est d’ailleurs résolument mise en évidence par la façon dont nous sautons de 1620 à 2009 en passant par 1776, 1861, 1912, 1957, etc., en 60 secondes bien comptées. Pour inspirer l’action, l’histoire nietzschéenne efface peut-être encore plus qu’elle ne rappelle. Citons ici un passage de la deuxième considération inactuelle de Nietzsche:
 
La sérénité, la bonne conscience, la joie dans l’action, la confiance dans l’avenir, tout cela dépend, chez l’individu comme dans la nation, de ce qu’il existe une ligne de démarcation entre ce qui est clair et peut être saisi du regard et ce qui demeure confus et obscur. Il s’agit de savoir oublier à temps comme on sait se souvenir à temps; il faut qu’un instinct vigoureux nous avertisse quand il est nécessaire de voir les choses historiquement, quand il est nécessaire de ne pas les voir historiquement. (Nietzsche, 1964 [1874]: 209)
 
Les publicitaires de Wieden+Kennedy racontent l’Amérique de manière à pousser un ensemble de consommateurs à agir selon certaines normes et valeurs profitables pour Levi’s.
 
C’est d’autant plus vrai dans le cas de la campagne Go Forth que nous nous trouvons dans le domaine de la propagande sociologique. Les publicitaires de Wieden+Kennedy racontent l’Amérique de manière à pousser un ensemble de consommateurs à agir selon certaines normes et valeurs profitables pour Levi’s –c’est-à-dire en épousant l’idéologie des «nouveaux pionniers» et en adoptant le jeans Levi’s comme symbole de leur «engagement». L’histoire nietzschéenne «monumentale» de l’Amérique déployée dans la campagne Go Forth ne mesure pas sa valeur contre ce que nous savons de l’histoire, contre ce dont débattent entre eux les universitaires qui s’intéressent à la question, mais à l’échelle des dollars, du cash, de la part de marché que Levi’s réussira ou non à arracher à ses concurrents.
 
Enjeux de pouvoir
 
Ceci nous amène finalement à la question du politique, dernier volet de notre analyse. Comme nous l’avons vu, être contemporain implique une problématisation particulière de l’histoire qui passe par la manipulation consciente, non naïve, de l’expérience du passé comme fabrication. Et bien qu’il semble presque inutile à ce stade d’énoncer pareille évidence: cette conscience de l’anachronisme, cette volonté de saisir l’histoire dans une constellation partielle et partiale pour construire le sujet contemporain, implique des enjeux de pouvoir importants. Si l’époque contemporaine se caractérise aussi par la pluralité des représentations, il va sans dire que des discours de propagande comme le récit de l’Amérique anachronique de Levi’s restent rarement incontestés. Les organes médiatiques hypertrophiés du contemporain offrent de nombreux espaces de résistance où les discours s’affrontent et se mesurent les uns aux autres, exposant leur artificialité respective.
 
C’est peut-être d’ailleurs ce qui explique en partie l’échec commercial de la campagne Go Forth (Garfield, 2009), au-delà de la simple question des contraintes économiques propres au marché du jeans: comment produire un nouvel esprit pionner pour l’Amérique en passant par des médias déjà inondés de discours antiaméricains? Comment être sûr que ce que nous cachons, ce que nous aimerions taire et faire oublier, ne sera pas ramené ailleurs à la mémoire? L’abondance des informations qui circulent sur le Web et ailleurs facilite la propagande autant qu’elle l’entrave. Cette opposition de fond à la campagne Go Forth se lit en effet partout dans les critiques qui circulent sur Internet. Par exemple dans un article de Dan Brooks pour la revue COMBAT!, justement intitulé «New Levi’s Commercial Offers Hope to Dirty, Half-underwater America»: «Where are we supposed to Go Forth to, exactly? We’re not even wearing shoes» (Brooks, 2009). Ou de manière plus évidente encore, dans la critique de Bob Garfield pour Advertising Age:
 
Do people who can’t figure out how to cover the car payment, much less imagine the proverbial white picket fence, really want to be offered, as an alternative, some 19th-century concept of manifest destiny? (Brooks, 2009)
 
Nous aimerions d’ailleurs mentionner l’existence d’une parodie de la campagne Go Forth publiée sur le site Funny or Die (The Midnight Show, 2010). Cette parodie, réalisée par The Midnight Show, est accompagnée en trame sonore d’une lecture du poème «Dinosauria We» de Charles Bukowski et se conclut avec les mots «WHERE DO WE GET OFF» inscrits sur une bannière portée par une bande de jeunes acteurs, ces deux éléments venant prendre les places initialement occupées par les lectures des poèmes optimistes de Whitman et le slogan «GO FORTH» à la fin des deux films originaux de Fukunaga et M. Blash. La description du film parodique de The Midnight Show, inscrite juste au-dessus de la fenêtre de visionnement sur le site Funny or Die, s’avère elle-même très révélatrice de la posture résistante de ses créateurs: «Levi’s drops their pioneer posturing and tries a poet better suited to this time of collapse» (The Midnight Show, 2010). Qui, en effet, a le droit de dire ce qu’est l’histoire, de définir le présent? Comme nous le démontre cette habile parodie, il suffit parfois de bien peu de choses dans l’arène médiatique contemporaine pour que s’écroulent même les constructions propagandistes les plus coûteuses.
 
En prenant le pari de devancer les tendances, Wieden+Kennedy a opéré un bien étrange saut dans le passé. L’Amérique mythique de la campagne, que l’on devine même derrière les détails les plus bassement logistiques de celle-ci (par exemple, le choix du 4 juillet pour le lancement médiatique des premières publicités), n’a toutefois rien d’une étude historique naïve. Les aphorismes, l’usage de l’impératif, le recours à un «je» collectif, etc., sont autant de procédés qui inscrivent le discours de Go Forth du côté de la propagande sociologique. La logique temporelle dont procède la campagne permet d’ailleurs de la penser comme une constellation d’éclats de temps hétérogènes, comme une construction anachronique née d’un travail conscient sur l’histoire et le passage de l’expérience.
 
Parallèlement, les enjeux de pouvoir soulevés par une telle construction sont nombreux. Mais comme nous l’avons vu, l’expansion médiatique qui caractérise le contemporain rend difficile l’exercice d’un contrôle sur les discours. Que doit-on «savoir oublier à temps» pour conserver cette sérénité toute nietzschéenne envers l’avenir (Nietzsche, 1964 [1874]: 2009)? De quoi doit-on se souvenir? Mêmes les campagnes les mieux construites ne sont pas à l’abri des contestations virulentes.
 
En définitive, le contemporain engage une multitude de phénomènes qui se déploient dans toutes les sphères de la société et interpellent le chercheur ou l’étudiant jusque dans son quotidien. Plus que jamais, il s’agit d’un état dont on ne peut se débarrasser simplement en sortant des murs de l’institution académique. Quand même les campagnes de jeans s’en mêlent, il faut savoir admettre que nous n’irons probablement jamais plus «de l’avant» tout à fait de la même manière… mais étant donné le côté extrêmement ludique de l’exercice (un peu de Whitman aux heures de grande écoute, c’est quand même beau), nous ne nous en plaindrons pas trop.
 
 
Bibliographie

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Benjamin, Walter. 2000. «Sur le concept d’histoire», dans Oeuvres 3. Paris: Gallimard, p. 427-443.

Boivin Fillion, Aude. 2005. «L’anachronisme de l’image (Bild): critique de la théorie de l’histoire de Walter Benjamin». Konstellations, 8 octobre 2005. <http://konstellations.net/asmb/asmb_pdf/0501.02.pdf >.

Didi-Huberman, Georges. 1997. «La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte», dans L’empreinte. Paris: Éditions du Centre Georges Pompidou, p. 15-190.

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Haddow, Douglas. 2008. «Hipster: The Dead End of Western Civilization». Adbusters, 21 janvier 2008. <http://www.adbusters.org/magazine/79/hipster.html >.

Hamel, Jean-François. 2006. Revenances de la modernité. Introduction.

Hersant, Yves (dir.). 2000. Dossier «Être contemporain des Anciens». Le genre humain, vol. 35, p. 113-124.

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[Anonyme],. 2009. «Levi’s Brand Launches ‘Go Forth’ Campaign». Media News International, 2 octobre. <http://www.mnilive.com/2009/06/levis-brand-launches-go-forth-campaign/>.

Nietzsche, Friedrich. 1874. «De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie», dans Considérations inactuelles I et II. Paris: Aubier-Montaigne, p. 196-389.

Penn, Sean (réal.). 2007. Into The Wild. États-Unis: Paramount Vantage/Art Linson Productions/Into the Wild/River Road Entertainment, 148 min.

[Anonyme],. 2010. «Shakelton Quote». The Antartic Circle, 10 novembre.

[Anonyme],. 2010. «Levi’s ‘Go Forth’ Bukowski ad parody». Funny or Die. The Midnight Show, 20 novembre 2010.

Troude-Chastenet, Patrick. 2006. «Propagande, communication, information». Association Internationale Jacques Ellul, 8 novembre 2006. <http://www.jacques-ellul.org/les-grands-themes/propagande-communication-information>.

Weiden+Kennedy. 2009. Go Forth. < http://www.wk.com/campaign/go_forth >.

 
  • 1
    Pour une définition du mouvement néo-hipster, voir l’article de Douglas Haddow: «Hipster: The Dead End of Western Civilization» (2008).
  • 2
    Chez Didi-Huberman, l’appellation «dialectique» n’est pas confinée à son usage hégélien. Elle réfère à l’art général de la discussion et de l’argumentation et aux diverses méthodes visant à démontrer, réfuter et convaincre.
  • 3
    Toutes les citations tirées de la campagne (campagne imprimée et site Web) ont été prises sur le blogue de la division Portland de Wieden+Kennedy en décembre 2010 (Wieden+Kennedy, 2009b). À l’avenir, elles seront identifiées par les lettres W+K entre parenthèses, placées à la fin de la citation.
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