Entrée de carnet

Manger et être mangé ensemble: attachement, devenir et mort d’un lapin nommé Bernard

David Paquette-Bélanger
couverture
Article paru dans Produire, préparer, manger ensemble, sous la responsabilité de Jonathan Hope (2018)

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« There is no way to eat and not to kill, no way to eat and not to become with other mortal beings to whom we are accountable, no way to pretend innocence and transcendence or final peace. Because eating and killing cannot be hygienically separated does not mean that just any way of eating and killing is fine […], and killing well is an obligation akin to eating well. This applies to a vegan as much as to a human carnivore. » (Haraway, 2008: 295-296)

Je fais attention à ce que je mange: je ne suis pas végétarien, mais j’ai diminué mes portions de viande. Je mange régulièrement des repas qui n’en contiennent pas. Je consomme plus de poissons et le moins possible de viandes industrielles. Jusqu’à récemment, je trouvais cela suffisant: je faisais, comme on dit, ma part.

Cette posture témoigne d’un refus d’aller jusqu’au bout et de penser ma pratique alimentaire dans une globalité qui ne se restreint pas à l’assiette et à mes choix personnels, de l’illusion d’un équilibre entre le dégoût pour l’industrie alimentaire à grande échelle et le désir, ma bouche qui salive, devant une bonne viande. Peut-être n’ai-je jamais vraiment été en équilibre: « responsibility is excessive or it is not a responsibility. » (Derrida, 1991: 118

Parce que j’en ai toujours été séparé, je n’ai jamais dû réfléchir à la violence que je causais, matériellement ou par sémiose, à d’autres vivants lorsque je mange. Comme beaucoup aujourd’hui, je n’ai jamais tué moi-même un animal pour me nourrir. Mon expérience alimentaire consistera donc à adopter un lapin d’un éleveur et de m’en occuper, chez moi, pendant 12 semaines, au terme desquelles il sera mangé.

Je souhaite par là réfléchir à la manière dont on donne la mort avec l’intention de se nourrir, mais également à la ligne que l’on trace culturellement et personnellement entre les animaux qui peuvent être mangés et ceux qui ne peuvent l’être. Se fonde-t-elle sur la séparation entre le sauvage et le domestique, entre le cute et le laid, entre l’utile et le nuisible? Sur la responsabilité du dominant ou sur la nature du carnivore?

Bernard ne sera pas qu’un lapin: il participera au phénomène Bernard co-construit, par intra-action (Barad), par Bernard, moi-même, tous les individus qui participent à la sémiosphère de mon appartement, parents, copine, ami(e)s, chat, ainsi que par les réponses émotionnelles, les réflexions et les discours qui seront tenus face à cette expérience alimentaire. Y prendront part également les divers points de vue sur les questions qu’elle soulève: peut-on synchroniquement aimer et manger une seule et même chose; comment tue-t-on respectueusement; manger l’animal donne-t-il un sens à sa mort ou n’en a-t-elle jamais; puis-je manger Bernard seul ou sera-t-il forcément consommé collectivement; et surtout, comment Bernard pourra-t-il nourrir une réflexion collective sur son propre phénomène et notre responsabilité alimentaire en général?

Augustus, Peter. 2014. « Nuggets », Série « Mystery Meat » [Photographie]

Augustus, Peter. 2014. « Nuggets », Série « Mystery Meat » [Photographie]
(Credit : Peter Augustus)

Bibliographie

Derrida, Jacques. 1991. «”Eating Well,” or the Calculation of the Subject: An Interview with Jacques Derrida», dans Who Comes After the Subject? New York: Routledge.
Haraway, Donna. 2008. When Species Meet. Minneapolis: University of Minnesota Press.
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