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Meilleurs vendeurs et Fidèles Lecteurs

Pierre-Alexandre Bonin
couverture
Article paru dans Les meilleurs vendeurs, sous la responsabilité de Pierre Luc Landry (2012)

C’est une évidence, un «meilleur vendeur» obtient son titre par ses chiffres de vente. Divers outils existent pour mesurer l’impact commercial d’un livre (qu’il soit roman ou ouvrage pratique), comme les palmarès ou les suggestions des librairies. Ces derniers cherchent également à cerner l’intérêt du joueur le plus important de «l’industrie du meilleur vendeur». Nous pensons évidemment au lecteur, pour qui les palmarès sont dressés chaque semaine et qui est directement visé par les stratégies éditoriales (bandeaux promotionnels vantant le nombre d’exemplaires déjà vendus, ou annonçant le dernier titre d’un auteur à la mode, etc.).

Le fan, plus qu’un simple lecteur

Mais existe-t-il un lecteur type pour les meilleurs vendeurs? Répondre par l’affirmative serait réducteur, puisqu’on assimile ainsi une frange de la population à un type de lecture bien précis. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’auteurs qui développent une base de lecteurs qui suivent avec attention la sortie d’un nouveau roman. On pourrait penser que celui qui attend avec impatience le dernier Patrick Sénécal n’est pas le même qui se précipite également à sa librairie pour se procurer le nouveau Danielle Steel. Ce qui nous intéresse particulièrement est un aspect spécifique du lectorat des meilleurs vendeurs, soit le concept de fan.

Pour simplifier les choses, nous définirons le fan comme un lecteur inconditionnel, qui a lu tous les ouvrages de son auteur favori, et qui connaît l’univers du romancier sur le bout des doigts. Mentionnons également que le terme «fan» est en fait un diminutif de «fanatique», comme le démontre parfois le comportement de certains lecteurs! Le «fan» qui nous intéresse particulièrement ici est celui des univers de fiction, des auteurs de romans. Puisqu’il nous est impossible d’aborder la question du lecteur dans son ensemble, tout comme il est inconcevable de parler de tous les types d’ouvrage pouvant être qualifiés de meilleurs vendeurs, nous avons choisit de ne pas tenir compte des ouvrages de cuisine ou de développement personnel, par exemple, et de nous en tenir aux romans.

Fan et Fidèle Lecteur: quelle relation?

Afin de développer notre réflexion sans nous éparpiller, nous avons choisi de nous attarder à un seul auteur, et d’articuler notre analyse autour de l’intégralité de son œuvre. Ce faisant, nous sommes convaincus qu’il devient possible d’établir certains constats qui, bien que n’étant tirés que de l’œuvre d’un auteur unique, pourront tout aussi bien s’appliquer à d’autres auteurs de meilleurs vendeurs, permettant ainsi de nouvelles études complémentaires. Le romancier que nous avons choisi pour cette étude est actif depuis 1974 et, dès la sortie de son premier roman, a vu son œuvre occuper régulièrement la première position du palmarès du New York Times. Depuis, il a publié quarante romans, une novella, un scénario de téléfilm, sept romans sous un pseudonyme, deux essais, neuf recueils de nouvelles et treize nouvelles publiées ailleurs que dans un recueil. De plus, sa première comédie musicale sera présentée sur scène à partir d’avril 2012. Son nom est depuis longtemps synonyme de meilleur vendeur, et il a vendu pas moins de trois cent cinquante millions d’exemplaires de ses romans à travers le monde. Il s’agit de Stephen King, considéré par plusieurs comme le «maître de l’horreur».

Chez King, le fan a un statut particulier. En effet, l’auteur s’adresse  régulièrement à ses lecteurs dans le paratexte. Toutefois, un changement important se produit dans la préface de Skeleton Crew: «I hope you’ll like this book, Constant Reader. I suspect you won’t like it as well as you would a good novel, because most of you have forgotten the real pleasures of the short story» (1985: 21). L’appellation «Constant Reader»1Puisque le texte a été traduit en français, c’est donc le terme français de Fidèle Lecteur que nous retiendrons pour les suites de notre analyse. illustre très bien, selon nous le rapport que King entretient avec ses fans. En effet, il est parfaitement conscient que, sans le (Fidèle) lecteur, son art ne peut exister. Il le démontre de manière éclatante dans la dédicace de The Dark Tower (2004), septième et dernier tome du cycle du même nom: «He who speaks without an attentive ear is mute. Therefore, Constant Reader, this final book in the Dark Tower cycle is dedicated to you.» Bien que le terme Fidèle Lecteur ne soit pas utilisé systématiquement par King (on le retrouve seulement dans neuf de ses œuvres), il a tout de même son importance dans la lecture et l’appréciation même du corpus kingsien.

Le Fidèle Lecteur: raisons d’être et conséquences sur la lecture

King s’adresse à son Fidèle Lecteur pour deux raisons. La première est pour le remercier d’être de nouveau au rendez-vous à la publication de l’œuvre en question. On en retrouve un exemple dans Skeleton Crew:

Most thanks are to you, Constant Reader, just like always –because it all goes out to you in the end. Without you, it’s a dead circuit. If any of these do it for you, take you away, get you over the boring lunch hour, the plane ride, or the hour in detention hall for throwing spitballs, that’s the payback (1985: 22).

La seconde raison est, à nos yeux, la plus intéressante. En effet, lorsque King ne remercie pas son Fidèle Lecteur, il s’applique plutôt à créer un sentiment de complicité avec lui, sentiment sur lequel nous construirons la suite de notre analyse. Ainsi, dans Nightmares and Dreamscapes, King avoue candidement que

the job is still getting to you, Constant Reader, getting you by the short hairs and, hopefully, scaring you so badly you won’t be able to go to sleep without leaving the bathroom light on. It’s still about first seeing the impossible… and then saying it. It’s still about making you believe what I believe, at least for a little while (1993: 5).

Cet extrait démontre parfaitement la dynamique qui existe entre King et son Fidèle Lecteur. D’une part, l’auteur qui cherche à tout prix à terrifier son lecteur, et d’autre part, un lecteur consentant qui recherche activement les sensations fortes promises par l’auteur. Bien que cette dialectique puisse paraître malsaine aux yeux de certains, il reste qu’elle illustre tout à fait, à notre avis, ce qui fait la force de King, en plus de lui assurer une popularité constante, à savoir un désir de la part de l’auteur de partager une connaissance, voire des croyances qui seraient normalement «interdites».

D’autres interventions sont beaucoup moins sérieuses, comme dans la postface de From a Buick 8: «What bothers me, especially when it’s late and I can’t sleep, is that sneermouth grille. Looks almost ready to gobble someone up, doesn’t it? Maybe me. Or maybe you, my dear Constant Reader. Maybe you» (2002: 487). Cet aspect ludique du rapport que King entretient avec son Fidèle Lecteur est un autre facteur sur lequel nous souhaitons insister pour la suite de notre analyse.

Le Fidèle Lecteur et l’œuvre kingsienne: quels avantages?

Le sentiment de complicité que nous avons mentionné plus haut, tout comme l’aspect ludique de l’utilisation de l’adresse au lecteur par King, ne se retrouvent pas uniquement dans le paratexte. En fait, le Fidèle Lecteur entretient une relation particulière avec l’œuvre de King. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il retire davantage de l’œuvre qu’un simple lecteur occasionnel. Comme le mentionne Marie Loggia-Kee dans Stephen King’s Constant Reader: An Insider’s Perspective,

Stephen King refers to his regular readers as Constant Readers. A relationship thus exists between a writer and a reader who is very familiar with the author’s work. In a sense, having Constant Readers is less work for the author because the backstory has already been created, and the readers who are aware of the backstory and intertextual references tend to get more out of the tale (2005: 11).

La question se pose: existe-t-il réellement des antécédents romanesques et des références intertextuelles dans l’œuvre de King? La réponse courte est oui. Mais dans les faits, la situation est beaucoup plus complexe. En fait, l’œuvre de King est traversée par un véritable réseau d’antécédents intertextuels. À tel point qu’un livre a été écrit sur la question: The Complete Stephen King Universe, publié en 2006 par Stanley Wiater, Christopher Golden et Hank Wagner, s’intéresse effectivement à tous les liens qu’il est possible de tisser entre les divers romans et nouvelles de King. Un exemple de ce réseau servira pour illustrer l’ensemble de ceux qui existent.

Le point de départ de ce réseau d’antécédents intertextuels se situe dans The Dead Zone, publié en 1979, premier roman de King à mettre en scène la ville fictive de Castle Rock, dans le Maine. On y retrouve Johnny Smith, un jeune professeur de littérature qui acquiert d’étranges pouvoirs à la suite d’un coma causé par un violent accident de voiture. Grâce à son nouveau don, il parvient à aider le shérif de Castle Rock, Georges Bannerman, à résoudre une série de meurtres sordides, commis par son adjoint, Frank Dodd. C’est avec Cujo, publié en 1981, que le lecteur retrouve la ville de Castle Rock. L’introduction du roman emprunte au conte de fées, en reprenant la formule du «il était une fois».

Once upon a time, not so long ago, a monster came to the small town of Castle Rock, Maine. […] He was not werewolf, vampire, ghoul, or unnameable creature from the enchanted forest of from the snowy wastes; he was only a cop named Frank Dodd with mental and sexual problems. A good man named John Smith uncovered his name by a kind of magic, but before he could be captured –perhaps it was just as well– Frank Dodd killed himself (1981: 2-3).

Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que King, rappelle à ses lecteurs, sans jamais nommer le roman, l’existence de The Dead Zone, en plus d’assurer la continuité ontologique de l’univers (fictif) de Castle Rock. En plus de Dodd et Smith, le shérif Georges Bannerman fait également un retour dans Cujo, mais il se fait tuer par Cujo, le saint-bernard enragé, avant d’avoir pu mettre fin à son règne de terreur. Par la suite, Cujo et Dodd sont mentionnés épisodiquement dans d’autres romans de King, pour le plus grand plaisir du Fidèle Lecteur, puisqu’il s’engage avec King dans un jeu de cherche-et-trouve littéraire où le but est de découvrir le plus de références possible à des œuvres précédentes.

C’est d’ailleurs le cas avec Needful Things, roman publié en 1991 et racontant la destruction de Castle Rock. On y retrouve le shérif Alan Pangborn, remplaçant du shérif Bannerman, qui a trouvé la mort dans Cujo. Pangborn a d’abord été présenté dans The Dark Half (paru en 1989), où il enquête sur une série de meurtres apparemment commis par Thad Beaumont, un auteur à succès. Needful Things est particulièrement intéressant, parce qu’il permet au Fidèle Lecteur d’établir des liens entre plusieurs œuvres antérieures de King (en plus d’avoir des échos dans certains textes postérieurs). Ainsi, en plus de Pangborn, on retrouve Ace Merill, une crapule notoire qui a commencé sa carrière criminelle comme adolescent violent et tyrannique dans The Body, une nouvelle tirée de Different Seasons (1982). Ace est le neveu de Reginald «Pop» Merrill, ancien propriétaire du Gallorium Emporium, mélange de marché aux puces et comptoir de prêteur sur gages. Pop meurt dans l’incendie de sa boutique à la fin de The Sun Dog, une autre nouvelle, tirée cette fois de Four Past Midnight (1990). Norris Ridgewick, l’adjoint du shérif Pangborn, revient quant à lui pour une brève apparition dans Bag of Bones (1998), où il mentionne que Pangborn et Polly Chalmers, l’amoureuse de ce dernier et ancienne propriétaire d’une boutique de couture à Castle Rock, habitent maintenant le New Hampshire.

Ce que l’exemple de Needful Things et des autres histoires se déroulant à Castle Rock démontre hors de tout doute, c’est la valeur ajoutée que le Fidèle Lecteur retire de la structure intertextuelle complexe érigée dans l’œuvre de King, qui constitue en quelque sorte une récompense pour l’assiduité de sa lecture. Comme le mentionne Loggia-Kee,

King creates a world of interweaving storylines and returning characters that makes his Constant Readers feel like they possess special knowledge. The interconnected worlds created by Stephen King develop a reader who shares a common history with other readers. If the reader is “constant” in the author’s work, then he possesses the framework of knowledge of what came before, even if that knowledge is not evident at the time (2005: 9).

Ainsi, la présence de multiples références intertextuelles incite le lecteur à rester fidèle à King. En effet, ces dernières font partie du plaisir de la lecture et c’est le propre du Fidèle Lecteur que de chercher à tirer le plus d’informations possible du réseau de références intertextuelles présent dans l’œuvre de King. L’importance de ce savoir est au centre de la lecture du travail le plus ambitieux de King, à savoir le cycle de The Dark Tower (1982-2004), comprenant sept tomes et une nouvelle2Il convient de noter qu’un nouvel opus de The Dark Tower est prévu pour avril 2012. Ce nouveau roman, intitulé The Wind Through the Keyhole se déroulera entre les tomes 4 et 5 du cycle.. Non seulement King fait-il constamment référence à des événements présentés dans les tomes précédents ou présentés sous un jour nouveau dans les tomes subséquents, mais, de plus, il ramène des personnages tirés de romans n’ayant de prime abord absolument rien à voir avec The Dark Tower. L’exemple le plus probant de cette situation est sans contredit le retour de Father Callahan, le prêtre déchu incapable de faire face au vampire qui sévit dans sa congrégation, que l’on retrouve dans Salem’s Lot (1975). King ne fait pas qu’intégrer un personnage tiré d’un roman publié antérieurement, il inclut également les antécédents propres à Salem’s Lot sans les rappeler complètement, se fiant ainsi à la mémoire et aux connaissances de son œuvre que devrait posséder tout Fidèle Lecteur qui se respecte.

Cette manière de faire n’est pas une invention de King. En effet, il existe des antécédents importants à cette pratique. Le meilleur exemple est probablement Balzac, avec sa Comédie humaine, où des personnages reviennent d’un roman à l’autre, donnant ainsi l’impression d’une seule histoire continue, découpée en divers romans. D’un point de vue contemporain, d’autres auteurs ont suivi la même voie. Par exemple, Irvine Welsh, autre romancier habitué de la liste des bestsellers, reprend de roman en roman les personnages de Trainspotting (par exemple en mentionnant Renton et Begbie dans Filth et en les reprenant dans Porno), ou encore Will Self qui reprend le personnage de Zack Busner dans ses nouvelles et romans. Toutefois, deux éléments distinguent King de ces auteurs. Le premier est le véritable foisonnement intertextuel, comprenant à la fois des lieux, des personnages, voire même des événements qui sont repris d’un roman à l’autre. Cela donne à l’œuvre de King une unicité et une cohérence qui se rapproche de La Comédie humaine tout en la dépassant (ne serait-ce qu’en terme d’œuvres uniques concernées). Le second est la complicité nécessaire de la part du lecteur, dans le but d’actualiser l’ensemble des références intertextuelles présentes dans l’ensemble des romans de King. Comme le rappelle Nathalie Piegay-Gros, dans Introduction à l’intertextualité, «L’intertextualité sollicite fortement le lecteur: il appartient à celui-ci non seulement de reconnaître la présence de l’intertexte, mais aussi de l’identifier puis de l’interpréter» (1996: 94).

Le Fidèle Lecteur, un modèle pour les auteurs de meilleurs vendeurs?

Comme nous avons pu le voir au cours de notre analyse, non seulement King cherche-t-il à fidéliser son lecteur, en lui donnant un titre qui lui est propre, mais il «récompense» cette fidélité en permettant au Fidèle Lecteur de découvrir des liens plus ou moins cachés entre ses différentes œuvres, en plus de lui proposer une certaine forme de connaissance qui lui sera utile dans la compréhension d’œuvres à venir. Bien que cette façon de faire ne soit pas une véritable tendance au sein des meilleurs vendeurs, il reste qu’il s’agit là d’une manière à la fois efficace et originale de s’assurer une place de choix dans les nombreux palmarès, en mettant à contribution le lecteur lui-même. Et certains auteurs semblent avoir compris cette réalité. En effet, quel lecteur assidu de Patrick Sénécal ne s’est pas exclamé en découvrant l’identité de la Reine Rouge, à la fin d’Aliss (2000)? Il faudra donc voir, au cours des prochaines années, si l’utilisation de l’intertextualité comme processus de fidélisation du lecteur se transforme en tendance, ou si, au contraire, le procédé ne demeure que le fait de quelques auteurs désirant sortir des sentiers battus.

 

Bibliographie

KING, Stephen (1979), The Dead Zone, New York, The Viking Press.

——— (1989), The Dark Half, New York, Signet Book.

——— (1990), «The Sun Dog», dans Four Past Midnight, New York, Signet Book.

——— (1991), Needful Things, New York, Signet Book.

——— (1993), «The Body», dans Different Seasons, New York, Signet Book.

——— (1998), Bag of Bones, New York, Scribner.

——— (1999), Salem’s Lot, New York, London, Toronto, Sidney, Pocket Books.

——— (2002), From a Buick 8, New York, London, Toronto, Sidney, Pocket Books.

——— (2004), Nightmares and Dreamscapes, New York, Signet Book.

——— (2004), The Dark Tower VII: The Dark Tower, New York, Pocket Books.

——— (2009), Cujo, New York, Signet.

——— (2009), Skeleton Crew, New York, Signet Book.

LOGGIA-KEY, Marie (2005), «Stephen King’s Constant Reader: An Insider’s Perspective», mémoire de maîtrise, Californie, National University.

PIÉGAY-GROS, Nathalie (1996), Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod (Lettres supérieures).

WIATER, Stanley, Christopher GOLDEN et Hank WAGNER (2006), The Complete Stephen King Universe: A Guide to the Worlds of Stephen King, New York, St Martin’s Griffin.

  • 1
    Puisque le texte a été traduit en français, c’est donc le terme français de Fidèle Lecteur que nous retiendrons pour les suites de notre analyse.
  • 2
    Il convient de noter qu’un nouvel opus de The Dark Tower est prévu pour avril 2012. Ce nouveau roman, intitulé The Wind Through the Keyhole se déroulera entre les tomes 4 et 5 du cycle.
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