Entrée de carnet

Le destin sacrificiel de Pinocchio: entre corporéité et loi sociale

Nicolas Roberge
couverture
Article paru dans Ensauvagement du personnage et écriture ensauvagée, sous la responsabilité de Véronique Cnockaert (2017)

C’est par des chants et des danses que l’homme se manifeste comme membre d’une collectivité qui le dépasse. Il a désappris de marcher et de parler; il est sur le point de s’envoler dans les airs en dansant. Ses gestes montrent qu’il est ensorcelé. Maintenant les bêtes parlent, la terre donne du lait et du miel, et en l’homme aussi quelque chose de naturel s’exprime. Il se sent dieu; porté au-dessus de lui-même, il foule le sol, extasié, comme dans son rêve il a voulu faire aux dieux. L’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art: ce qui dans la nature est créateur d’art se révèle ici dans les frissons de l‘ivresse pour la profonde délectation de l’être originel. Ici se pétrit l’argile la plus noble, se sculpte le marbre le plus précieux: l’homme lui-même, et aux coups de ciseaux du démiurge dionysien répond l’appel des mystères d’Eleusis: «Vous vous écroulez, millions d’être? O monde, pressens-tu ton créateur?»

– Nietzsche, La naissance de la tragédie

De nombreux ethnologues ont aperçu, depuis quelques décennies, que les contes pavaient un chemin privilégié vers la compréhension d’une société donnée: porteurs d’une «double fonction, qui est, d’une part, de représenter les termes et les conditions de l’existence sociale, et, de l’autre, de les maintenir tels» (Fabre-Vassas et Fabre, 30), à travers cette forme narrative, il est donné à entendre «tous les bienfaits que l’on retire à suivre ce que les rites édictent» (Idem). Pourtant, la lecture de ces ethnographies ne va pas de soi, car entre le lecteur et le texte, il s’est déposé les sédiments du temps. Effectivement, dans Les Aventures de Pinocchio, qu’est-ce à dire que Collodi mette en scène l’immolation, l’humiliation, le vol, l’égorgement et la pendaison subséquentes de son fameux pantin? De nombreux critiques ont passé sous silence cette somme importante de violences commises à l’égard de Pinocchio pour ne retenir, au final, qu’une représentation du rite de passage tel que l’entendait Van Gennep. Si nous adhérons en partie avec ces interprétations qui vont poser le «devenir garçon» comme l’entéléchie du conte, nous allons toutefois préférer nous concentrer sur le projet diégétique initial de Collodi qui était de mettre à mort Pinocchio par la main des deux brigands au chapitre XV (Marcheschi, 33). Ce faisant, nous allons modifier notre point de vue sur les dimensions ritiques du conte en préférant à un modèle initiatique un système sacrificiel, et de la sorte, observer Les Aventures de Pinocchio non pas comme un récit d’apprentissage, mais bien en tant que la mise en scène du destin mortifère déterminé de Pinocchio. Dans la présente, nous allons donc en premier lieu déployer les modalités du sacrifice en fonction de son caractère éminemment religieux qui va placer Pinocchio comme un bouc-émissaire expiatoire, aborder ensuite le corps liminaire du pantin comme la condition de la réalisation du sacrifice et la manière dont il va participer à l’ensauvagement du monde qu’il habite, et enfin, jeter un œil sur Pinocchio comme représentant négatif de l’ordonnancement social sur qui la Loi sera progressivement inscrite, et par le fait même, réaffirmée.

Collodi écrit Les Aventures de Pinocchio au sortir des bouleversements politiques du Risorgimento, quand l’idée d’unification du Royaume d’Italie va faire place à ses effets matériels: ce sera une période de pauvreté extrême dans laquelle on assistera à une hausse considérable du taux de criminalité. Le conte met donc en scène cette dialectique sociale où, pendant que le discours dominant indique la voie de la thésaurisation, on assiste à la résurgence d’une politique de dépense et de consommation. Autrement dit, Les Aventures de Pinocchio mettent en scène la carêmisation sociale qui refoule, jusqu’à son explosion, le carnavalesque. Effectivement, on remarque que tous les personnages du conte entretiennent une relation problématique avec la nourriture qui sera polarisée en fonction du carême et du carnaval: Geppette, excessivement pauvre, instruira Pinocchio en regard d’une consommation intelligente et parcimonieuse des aliments, Mangefeu va avoir besoin du corps ligneux de Pinocchio pour terminer la cuisson de son rôti, les brigands vont escroquer le pantin pour s’offrir un repas gargantuesque à l’auberge de l’Écrevisse rouge, et finalement, Pinocchio, constamment affamé, cachera son argent dans sa bouche, nombreux éléments qui le placent au centre la consommation. En ce sens, il apparaît que le glissement sémantique par rapport à l’usage du conte opéré par Collodi en début de texte: «Il y avait une fois… – Un roi!… vont s’écrier tout de suite mes petits lecteurs. “Non, mes enfants, vous vous trompez. Il y avait une fois un morceau de bois”» (Collodi, 43), se pose comme la première manifestation d’une politique d’inversion dans la mesure ou le Roi se fait remplacer par le pantin en tant que fournisseur de nourriture, explicitant ainsi la dimension populaire du conte. Comme tous les personnages vont s’inscrire dans une dynamique de dépense, on remarque que l’effectivité du carnaval va advenir lors de la consommation du pantin, ce qui va poser Pinocchio en tant que bouc-émissaire dont la mise à mort entraînera l’apaisement des pulsions latentes figurant au bas de la société, avec lesquelles il est foncièrement lié.

Dans son Essai sur la nature et la fonction du sacrifice l’anthropologue Marcel Mauss institue que le sacrifice se déploie comme «un acte religieux qui, par la consécration d’une victime, modifie l’état de la personne morale qui l’accomplit ou de certains objets auxquels elle s’intéresse» (Mauss, 14), ce qui, dans le cas présent, s’affiche comme étant la modification d’un état de société qui ne parvient pas à s’harmoniser avec ses pulsions carnavalesques. Effectivement, si le refus initial de Pinocchio, alors à l’état de bûche, d’être consommé par le père La Cerise, le consacre en tant que victime potentielle du sacrifice, c’est qu’il s’est départit de sa fonction domestique, soit une bûche de se faire tailler. Ainsi, comme Pinocchio se présente en tant que l’homologue négatif de l’état du sacrifiant, il émerge que c’est par le sacrifice que l’ensemble de l’univers social va être à même de se modifier. Dès lors, Pinocchio va se poser en tant que lieu de canalisation de la violence accomplie de manière organisée et intellectuelle puisque son ethos relève de la constante opposition avec le domestique, ce qui, de facto l’inscrit en tant que victime sacrificielle pour le bien-être de la domesticité, car c’est à travers la destruction de l’opposition incarnée par Pinocchio que pourra être renouvelé le domestique. Effectivement, Collodi institue que le maintient de l’ordonnancement social doit être médiatisé par la victimisation d’un bouc-émissaire, phénomène qu’il va décrire a contrario dans le second chapitre du conte, où il y aura la mise en scène des pulsions carnavalesques désorganisées entre le père La Cerise et Geppette. Au terme d’une conversation ironique et d’un échange d’insultes, ceux-ci vont finir par se battre, ce qui aura pour effet de révéler la dynamique expiatoire du carnaval: «Lorsqu’ils eurent ainsi réglé leurs comptes, il se serrèrent la main de nouveau et, de nouveau, se jurèrent de rester de bons amis pendant toute leur vie» (Collodi, 46-50) Si cet extrait va surdéterminer le renouvèlement propre à la violence carnavalesque par la répétition des termes «de nouveau», nous allons toutefois retenir que c’est à cause de la prise de parole injurieuse de Pinocchio que l’expiation est advenue, ce qui le positionne en tant qu’embrayeur du carnaval. Le destin sacrificiel de Pinocchio est donc déterminé par un état de victime qui le place simultanément comme le représentant et l’objet du sacrifice qu’il va administrer.

Mauss explicite que «la chose consacrée sert d’intermédiaire entre le sacrifiant, ou l’objet qu’il doit recevoir les effets utiles du sacrifice» (Mauss, 13), et de rajouter que, généralement, la chose consacrée l’est depuis sa naissance (30). Peu après la rixe entre le père La Cerise et Geppette, ce dernier va emporter la bûche irrévérencieuse dans sa demeure, une petite pièce au rez-de-chaussée, dont le mobilier est composé d’une «chaise lamentable, un misérable lit, une table en ruine» (51), où est peint dans le fond de la pièce un foyer et un pot-au-feu. C’est donc à l’intérieur de ce lieu décrépit et indigent que Geppette nommera son pantin Pinocchio en référence à une riche famille afin que celui-ci lui porte bonheur, pour ensuite «courageusement» entreprendre la sculpture de son pantin. De la sorte, il apparaît que Pinocchio est prédisposé au rite sacrificiel étant donné que Geppette va le parer d’attributs qui vont orienter sa destinée, soit d’enrichir son maître, si bien que le pantin s’instituera comme l’intermédiaire entre le sacrifiant (Geppette) et l’objet convoqué par le sacrifice, (l’argent). Or, l’acte créateur de Geppette est double et paradoxal car, d’un seul geste, il crée l’objet de son enrichissement, de même qu’une bouche à nourrir, et ce faisant, il incarne à l’intérieur de Pinocchio les contradictions qui régissent l’univers social dans lequel le pantin évolue, soit carême et carnaval. De même, il y a entre le créateur et son œuvre une relation filiale qui se transposera sur l’ensemble de la société puisque l’enfant est né par exogénèse, si bien qu’il va se poser en tant que le fils de tous, enfant partagé à travers lequel il pourra enfin s’orchestrer, comme l’indique Mauss, «le passage du domaine commun au domaine sacré» (Mauss, 11). Ce sera donc à travers les diverses formes de désobéissance que Pinocchio adressera aux figures paternelles, soit le père La Cerise et le refus de se faire tailler, Geppette et la vente de son abécédaire et finalement Mangefeu et la résistance à se faire consommer, que s’officialiseront les relations filiales, car ces oppositions vont justement les instituer. De la sorte, il émerge que la figure sacrificielle de Pinocchio va être en mesure d’embrasser l’ensemble de l’univers social par une posture discordante, et ainsi étendre la portée de son sacrifice. Effectivement, Mauss expose que:

Le fidèle qui a fourni la victime, objet de la consécration, n’est pas, à la fin de l’opération, ce qu’il était au commencement. Il a acquis un caractère religieux qu’il n’avait pas, ou il s’est débarrassé d’un caractère défavorable dont il était affligé; il s’est élevé à un état de grâce ou il est sorti d’un état de péché. Dans un cas comme dans l’autre, il est religieusement transformé. (Idem)

Dès lors, il émerge que le sacrifice sera pris en charge par Pinocchio qui, au travers des tensions entre carême et carnaval, procèdera à la fédération de l’univers social par un ethos d’opposition pour finalement performer l’expiation sacrificielle.

Dans Par-delà nature et culture, Philippe Descola écrivait que «l’efficacité imputée au dispositif sacrificiel vient du fait que la victime se présente comme un paquet composite de propriétés diverses dont certaines sont identiques à celles du sacrifiant» (Descola, 400). Effectivement, on remarque que l’identité trouble du pantin, appartenant à plusieurs régimes représentatifs, soit humain/végétal ou encore humain/animal, va, d’une part, le placer de facto dans une posture de victime à cause de sa nature préalablement liminaire qui va légitimer le sacrifice dans la mesure où Pinocchio n’entretient pas un rapport d’équivalence avec le sacrificateur, et de l’autre, de remplir une fonction «de connecteur par le biais de l’identification de chacun des acteurs du rite à l’une au moins de ses propriétés» (Descola, 401), et ce faisant, de permettre l’expiation du sacrifiant. Ainsi, il apparaît que c’est dû à la nature trouble de Pinocchio que celui-ci pourra être en mesure de réunir le carnaval et le carême qui organisent les tensions de l’univers social du récit. En effet, à chaque rencontre que le pantin fera, qu’elle soit d’ordre du carême ou du carnaval, celui-ci s’instituera comme son contraire. Par exemple, il se dégage que Pinocchio ne retiendra jamais la morale que les personnages de l’ordre du carême lui feront, soit Geppette et le Grillon-parlant, ce qui l’installe dans une corporéité propre au carnaval, et inversement, lors de l’expérience du populaire, comme dans le théâtre de Mangefeu, Pinocchio fera appel à son père, le plaçant de la sorte dans l’ethos temporel et hiérarchique du carême. À ce propos, l’ethnocriticienne Marie Scarpa définit la fonction sociale du personnage liminaire, ce «trompeur-trompé, dériseur, ensauvagé et civilisateur – qui fait tourner la roue du destin par son ambigüité même» (Cnockaert, Privat, Scarpa, 187), comme celui qui explorera «les “vérités négatives” sur lesquelles peuvent se construire les systèmes culturels et de faire surgir, éventuellement, d’autres possibles» (Idem). Si l’on remarque que, comme il a été illustré plus tôt, l’univers dans lequel Collodi inscrit son personnage oscille entre le carême et le carnaval, il apparaît que le personnage de Pinocchio se place en tant que le fédérateur antinomique de ces deux opposés, que le sacrifice va en fin de compte dissocier. Ou encore, comme le postule Descola:

On pourrait donc appréhender le sacrifice comme un moyen d’action développé dans le contexte des ontologies analogiques afin d’instituer une continuité opératoire entre des singularités intrinsèquement différentes, et qui utilise pour ce faire un dispositif sériel de connexions et de déconnexions fonctionnant soit comme un attracteur – d’une connexion en sens inverse –, soit comme un disjoncteur – d’une connexion déjà existante sur un autre plan et que l’on cherche à interrompre. (Descolas, 401)

Comme Pinocchio se déploie en tant que victime sacrificielle idéale en raison de sa liminarité, et donc de l’instauration d’un rapport de contiguïté entre les deux facettes de l’univers social qui seront momentanément liées à travers le personnage, on observera que, conformément aux propositions de Mikhaïl Bakhtine dans  François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, c’est par l’élection de Pinocchio en tant que «pape des fous» qu’adviendra l’expiation sacrificielle, puisque que le pantin va se poser comme le trait d’union temporaire entre carême et carnaval (Bakhtine: 1970). Effectivement, si l’on assiste à la préfiguration du destin de Pinocchio en tant que bonhomme carnaval lors du spectacle de marionnettes de Mangefeu: «Bientôt le tumulte augmenta, car les Marionnettes, au lieu de continuer la comédie, redoublaient leurs cris et leur tapage. Elles juchèrent Pinocchio sur leurs épaules et le portèrent en triomphe» (Collodi, 80), on constate que c’est par un système d’inversions carnavalesques que, progressivement, Pinocchio s’institue comme tel.

Ayant jusqu’à présent illustré l’antinomie caractérielle du personnage de Pinocchio qui va le placer comme le bouc-émissaire du renouvellement sociétal en fonction des effets de sa liminarité comme l’exploration des «vérités négatives», nous observerons à présent la corporéité du pantin comme l’expression même du carnaval, à partir duquel le sacrifice sera canalisé. En effet, Pinocchio va incarner l’ensemble négatif de ce qui détermine le bien-être du Royaume d’Italie: il est la désobéissance, la naïveté, la colère, la dérision, le mensonge et, plus que tout, il est incorrigible. Son corps, par le fait même, sera déterminé par ces attitudes: ses pieds seront brulés quand il s’enfuira en début de texte de chez Geppette, sa bouche va tantôt s’ouvrir en beuglements pleurnichards, tantôt se sceller et camoufler de l’argent, et enfin, son nez s’allongera quand il profèrera des mensonges. Comme le corps et la conduite de Pinocchio sont intimement intriqués, il apparaît donc que le sacrifice, pour enrayer de tels comportements, va opérer sur le corps du pantin. De la sorte, la liminarité du corps ligneux de Pinocchio s’avère déterminante dans une perspective sacrificielle étant donné qu’elle le place dans une posture de sauvagerie et, a fortiori, d’ensauvagement, qui va révéler le caractère éminemment carnavalesque du pantin.

Effectivement, tel que l’expose Pierre Vidal-Naquet dans Le Chasseur noir, l’ensauvagement suppose la disparition temporaire de la culture afin d’assister à la résurgence de l’indéterminé sauvage, puissance latente mais constitutive de la domesticité: au même titre que la dynamique de compensation entre carême et carnaval, le sauvage surgit en tant que lieu de savoir sur le familier par l’exacerbation de ses vérités négatives (Vidal-Naquet: 2005). Pourtant, contrairement à la pratique de l’ensauvagement telle qu’observée dans le monde grec par l’historien, où l’ailleurs se pose comme la condition sine qua non de l’initiation, on remarque que, dans Les Aventures de Pinocchio, Collodi fait intervenir le sauvage à l’intérieur de l’univers social, et ce faisant, le  caractère ensauvagé du pantin se départit de sa fonction ritique pour se déployer à l’instar des modalités du sacrifice et du carnaval. Dès lors, appartenant au régime du sauvage par son attitude oppositionnelle et par sa liminarité, Pinocchio est celui qui sera à même de déclencher au sein du familier les pulsions basses et violentes étouffées par l’ordonnancement hiérarchique et carêmisé de l’univers social du Risorgimento, ou, en d’autres mots, d’ensauvager le monde qu’il habite. En effet, Vidal-Naquet constate que, des apprentissages que les jeunes Grecs faisaient lors de l’expérience de l’ensauvagement, la ruse apparaissait comme la qualité principale à acquérir. De fait, il émerge que les mésaventures de Pinocchio seront toutes déterminées, d’une part, par son caractère profondément carnavalesque, et de l’autre, par l’astuce de l’altérité qui vise à profiter de lui, si bien que, de Geppette, vieux et pauvre, qui souhaite s’enrichir avec son pantin, jusqu’aux brigands qui l’arnaquent pour lui voler son argent, Pinocchio s’institue en tant qu’«ensauvageur» de l’état de société qu’il habite étant donné qu’il va participer à faire émerger chez l’Autre ce non-civilisé propre au carnaval. Dès lors, par ce déshabillement du domestique emblématique de l’ensauvagement, Pinocchio est à même de révéler à cette société à récit une connaissance sur elle-même déprise du règne hiérarchique du carême, lui préférant une raison marginale et populaire.

Comme l’expose Bakhtine, le carnaval se déploie en tant que l’inversion momentanée des hiérarchies dont les effets sont, d’une part, l’expiation du refoulé par son exubérance, et de l’autre, de réaffirmer et de réinstituer les règles qu’il a temporairement suspendues. Si Pinocchio occupe la fonction de civilisateur par une constante politique d’inversion en regard des lieux qu’il va parcourir et des rencontres qu’il va faire, il apparaît que cette remise en ordre va être instaurée par le corps grotesque du pantin qui va prédéterminer sa posture sacrificielle, parce que celui-ci résiste fondamentalement à n’importe quelle forme de loi. Par exemple, le pantin va échapper à toute réalité corporelle parce que son corps est indestructible étant donné sa nature ligneuse, ce qui lui permet de recevoir une somme importante de châtiments corporels sans pour autant en pâtir et ce faisant, de participer à la performance expiatoire de la violence. C’est donc dans une perspective d’indétermination que Pinocchio va s’inscrire dans une dynamique de (re)mise en ordre parce qu’il ne fera jamais ce qui est attendu de lui, car, surdéterminé par ses attributs physiques, il va quitter la sphère de l’intellectuel et du cérébral. Le carnaval, comme l’entend Bakhtine, est marqué par une «pesanteur matérielle et corporelle» typique du populaire, ce qui positionne Pinocchio en tant que dispositif sacrificiel puisque son destin a été déterminé par les outils de Geppette. Dès lors, il apparaît que c’est en fonction du caractère foncièrement liminaire et ensauvagé de Pinocchio que celui-ci sera à même de performer une remise en ordre des lois qui organisent l’univers social dans lequel il gravite, car, au fil d’une relation de contiguïté entre le sacrifié et le sacrifiant, il va se définir comme étant la figure carnavalesque qui va, au final, participer à l’expiation de ce qu’il incarne.

Ayant jusqu’à présent observé les modalités sociales et corporelles du sacrifice, nous investiguerons la manière dont va se performer la remise en ordre des lois qui ont été suspendues par et à travers le personnage de Pinocchio. Michel de Certeau indique que depuis le «parricide» de 1789 qui portait en lui la dimension symbolique du sacrifice, l’ordre social est désormais assuré par l’ensemble des textes de loi (De Certeau: 1990)  qui vont simultanément assujettir les citoyens et être médiatisés par ceux-ci. Nul n’étant censé ne pas la connaître, la Loi est le dispositif sur lequel la socialisation jette ses bases, si bien que chacun des individus d’un univers social donné se pose vis-à-vis de l’Autre en tant que représentant de celle-ci. Comme Michel Foucault l’a théorisé dans Surveiller et punir, depuis les bouleversements politiques de la Révolution française, il s’est opéré un glissement dans la manière dont est traité le corps du condamné, en ce sens que d’une spectacularisation de la douleur à travers l’exécution publique, on est passé à un «enfouissement bureaucratique de la peine» (Foucault, 16). L’historien va poursuivre en exhibant que le châtiment ne consiste pas à simplement punir, il «cherche à corriger, redresser,  “guérir”; [c’est] une technique de l’amélioration [qui] refoule, dans la peine, la stricte expiation du mal» (17). Dans le cas présent, la politique du châtiment est donc double car on va simultanément assister au spectacle punitif de Pinocchio et à cette démocratisation de la punition qui vise à la formation de «l’âme» qui est produite «en permanence, autour, à la surface, à l’intérieur du corps par le fonctionnement d’un pouvoir qui s’exerce sur ceux qu’on punit – d’une façon plus générale sur ceux qu’on surveille, qu’on dresse et corrige, sur les fous, les enfants, les écoliers» (38). Effectivement, Collodi est à même de faire coïncider ce double tempérament du châtiment par la mise en récit du conte, parce que c’est à travers un ordre collectif qu’il tracera la trajectoire individuelle de Pinocchio, si bien que l’expiation sacrificielle sera prise en charge par le pantin au fil d’une expérience du «tout» qui vise à le «redresser». De plus, il apparaît que la forme du conte choisie par Collodi pour mettre en scène le destin de son personnage va aller de pair avec la situation politique du Risorgimento car, tout en instituant la figure du Roi en début de conte, il va procéder à un renversement ironique, ce qui place l’intrigue aux prises entre deux systèmes idéologiques qu’elle va rejoindre, soit le carême et le carnaval. Tel qu’exposé plus haut, comme Pinocchio se déploie en tant que le fils exogamique de nombreuses figures paternelles au sein du récit, on va remarquer que la dimension correctionnelle procède, de la même manière que Geppette, à la sculpture corporelle du pantin, en ce sens que le corps de Pinocchio se présente comme le lieu d’écriture de la Loi. En effet: Geppette va sculpter son pantin afin de s’enrichir, les pieds de Pinocchio seront brûlés après avoir demandé l’aumône au chapitre VI, Mangefeu va projeter de l’immoler parce que le pantin aura dérangé le spectacle de marionnettes après avoir vendu son alphabet et finalement, les brigands vont tour à tour lacérer et pendre Pinocchio pour prendre son argent. Or, comme il l’a été explicité plus haut, Pinocchio ne va pas corroborer le projet de son maître étant donné que le processus de sujétion va constamment opérer chez lui un inversement oppositionnel. Ainsi, comme le caractère dépensier du pantin a été prédéterminé par la main de Geppette, le plaçant de la sorte dans une posture carnavalesque, on va remarquer que ce sera au nom de la thésaurisation du carême que Pinocchio sera châtié, et ce faisant, la Loi s’inscrit dans son corps. De Certeau va évoquer la notion d’intertextuation pour définir l’incorporation du texte légal à l’intérieur du corps, concept qui mène à penser que le corps marqué s’affiche comme étant une représentation de la loi sociale. Suite à l’étude de la pratique de la stigmatisation sur les prisonniers, le philosophe expose que ce phénomène entraîne l’expulsion du forçat de la communauté des hommes et par le fait même, il procède à une réactualisation de la Loi par l’écriture. Cette double dimension du châtiment trouve bien entendu écho dans Les Aventures de Pinocchio, car sur l’écorce de ce pantin qui incarne la force du carnaval, on va procéder à la mise en corps de la Loi. Or, ainsi que le projetait Collodi de mettre à mort son patin, l’intertextuation se pose en temps de carnaval comme un processus de mise à l’écart de la Loi. Étant donné que le sacrifice vise à modifier l’état religieux de celui qui le performe, il émerge dans le cas présent, que la surdétermination stigmatisée du corps de Pinocchio l’inscrit dans une perspective expiatoire. Comme le conte se déploie en tant que «savoir sur la société» et «savoir de la société» tel que l’exposent Claude Fabre-Vassas et Daniel Fabre dans la préface de Coutume et destin (15), il apparaît que le fatum de Pinocchio et de la société qui l’a vu naître sont profondément reliés, étant donné qu’il s’agit d’une «société à destin» où «la biographie de chacun peut être déchiffrée à travers ce modèle du monde.» (22) C’est-à-dire que Pinocchio ne se pose pas en tant que repoussoir aux yeux la société, en miroir duquel elle se définit, mais bien comme le dispositif par lequel elle s’institue, en ce sens que le pantin va se placer comme sa condition inversée, si bien que l’ordre mis à mal par l’existence même du pantin, va se réinstituer par sa pendaison. Dès lors, il apparaît que le destin mortifère de Pinocchio s’avère prédéterminé, car les sociétés ritualisées ont besoin d’un bouc-émissaire, fabriqué de toute pièces en fonction de ce qui doit être expié, à travers duquel la violence sera canalisée.

Comme Michel de Certeau l’expose, la Loi est ce qui précède et socialise l’individu par une prise en charge du corps, si bien que le caractère foncièrement artificiel de Pinocchio se pose comme le réceptacle de l’ordonnancement social, dont le destin mortifère va en assurer la restitution. Si nous avons fait le choix de nous en tenir qu’au récit de Collodi tel qu’écrit en 1881 qui se conclut par la mort de Pinocchio, c’est qu’en dressant un bref portrait de la nature des sociétés ritualisées, nous sommes maintenant à même d’observer la dynamique sacrificielle que l’auteur a lui-même appliquée à son récit. Effectivement, lorsqu’il fait «ressusciter» Pinocchio dans la version de 1882, Collodi va de la sorte se soumettre à certains aspects de la Loi qui régulait le Royaume d’Italie. Effectivement, c’est suite à de nombreuses lettres de jeunes lecteurs que Collodi va modifier la trajectoire narrative de son ouvrage, en ce sens que, du sacrifice de Pinocchio en tant que bonhomme carnaval, il va en faire le récit initiatique du «devenir garçon», et ce faisant, retirer à son œuvre sa dimension sacrificielle. Bien que, comme il a été soulevé, les conditions du sacrifice sont relativement homologues aux déterminations du rite de passage, on ne peut aujourd’hui que sourire de cette ironie, car la manifestation carnavalesque de Pinocchio a été supplantée par le caractère carêmisé de la société dans laquelle il a vu le jour.

Dans Les Aventures de Pinocchio, Collodi met donc en scène l’ordonnancement sociétal de l’univers du conte par l’écriture corporéisée de la Loi, ce qui va, dans une perspective sacrificielle, opérer la purgation du refoulé. On remarque aussi que la liminarité de Pinocchio le pose en tant que victime sacrificielle, parce qu’elle va se déployer comme le trait d’union entre le carême et le carnaval, assurant ainsi le passage du pantin, ce fils exogamique, de l’ordre du commun au régime du sacré. À travers le dispositif carnavalesque de Pinocchio, on assiste à l’exposition des vérités contraires qui organisent les sociétés à destin, de même que l’ensauvagement du pantin marque son caractère civilisateur, car il sera dès lors à même d’incorporer l’Autre au sein de la société pour laquelle il se sacrifie. Choix audacieux mais efficace, la forme du conte préférée par Collodi a rendu possible, par sa propension ironique et populaire, une prise de parole similaire à celle de son fameux pantin: une fois déprise du joug hiérarchique et temporel du carême, l’auteur est à même de formuler une prise de position quant à l’univers social dans lequel il écrit. Véritable parole du Fou du roi, Les Aventures de Pinocchio peuvent donc se lire comme une ethnographie libre de toute détermination carêmisée.

Bibliographie

Bakhtine, Mikhaïl,  François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, «Tel», 1970, 471p.

Collodi, Carlo, dans Les Aventures de Pinocchio, trad. par la Comtesse de Gencé, Paris, Le Livre de Poche, «Les Classiques de Poche», 1990 [1881-1882], 253p.

Cnockaert, Véronique, Jean-Marie Privat et Marie Scarpa, L’ethnocritique de la littérature, Montréal, Les Presses de l’Université du Québec, 2011, 300p.

De Certeau, Michel, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Folio, «Essais», 1990, 416p.

Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, «Folio essais», 2005, 792p.

Fabre-Vassas, Claude et Daniel Fabre, «Du rite au roman. Parcours d’Yvonne Verdier», dans Coutume et destin d’Yvonne Verdier, Paris, NRF Gallimard, 1995, pp.7-37.

Foucault, Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, «Tel», 1975, 228p.

Marcheschi, Daniela, «Introduction», dans Les Aventures de Pinocchio de Carlo Collodi, trad. par la Comtesse de Gencé, Paris, Le Livre de Poche, «Les Classiques de Poche», 1990 [1881-1882], pp.7-23.

Mauss, Marcel et Henri Hubert, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, 634p.

Vidal-Naquet, Pierre, Le chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, Éditions La Découverte, 2005, 490p.

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