Entrée de carnet

«Ceci n’est pas une marchandise»?

Geneviève Sicotte
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Article paru dans Économies // parallèles, sous la responsabilité de Geneviève Sicotte (2011)

C’est devenu un topos des discours alternatifs en tout genre : « ceci n’est pas une marchandise ». « Ceci », c’est-à-dire au choix la culture, la santé, l’éducation, l’espace public, la nature, les gènes, etc. Le récent débat autour du financement de la culture nous en a encore donné un exemple. Alors que la nouvelle droite canadienne incarnée par Nathalie Elgrably-Lévy du Journal de Montréal et Krista Erickson de Sun News se lançait dans une attaque en règle contre les subventions de l’État aux arts et à la culture, la réponse du milieu culturel a été de soutenir que l’art, du moins celui qui ne serait pas tombé au statut de divertissement dépourvu de sens, n’est pas une marchandise, qu’il fonctionne selon une logique autre.

C’est évidemment toute la question de la nature marchandisable ou non des biens qui entre ici en jeu. Alors que pour la nouvelle droite, l’art doit être engagé dans les circuits de la production et de l’achat, les tenants de la vision opposée voient dans la culture un bien d’exception, dont les modes de production et de circulation excèdent l’économie. Pour Nathalie Elgrably-Lévy, « que l’on soit écrivain ou mécanicien, l’équation est simple : on est pauvre quand on n’arrive pas à vendre ce que l’on produit. Je serai franche, au risque d’être politiquement incorrecte. Il n’existe que deux raisons pour lesquelles un artiste vit dans la misère. La première est que son talent n’est peut-être pas en demande. La deuxième est qu’il est peut-être tout simplement dépourvu de talent » (« Non au mécénat public », Le Journal de Montréal, 5 mai 2010). Par contre pour les opposants, l’argument est celui de la non-appartenance au marché. Ainsi pour René-Daniel Dubois, les artistes ont eu le tort d’avoir accepté le concept des « industries culturelles », ouvrant la voie à la marchandisation et à la dévaluation de l’art. Dans le même sens, Marie-Andrée Chouinard se laisse aller au lyrisme : « l’art distille toute sa richesse dans l’étonnement et l’émerveillement qu’il procure, dans sa capacité à nous arracher, l’espace d’un chapitre, d’une mélodie, d’un solo de danse, d’une performance d’acteur, à l’esclavage de l’utilité » (« Financement public des arts – d’art et de dollars »,  Le Devoir, 11 juin 2011).

La logique discursive que met en jeu ce débat révèle des lignes de force de notre imaginaire économique. Tout se passe comme si, dans les représentations que proposent ces deux positions, les domaines de l’activité économique ne pouvaient être régis que par des modèles mutuellement exclusifs : d’une part l’échange marchand, et d’autre part le don. Pour ceux qui veulent cesser le financement public, l’œuvre ne vit que dans la mesure où elle s’inscrit dans le circuit monétaire, et celle qui n’est pas achetée n’a aucune justification à l’existence. Pour les tenants de l’intervention de l’État au contraire, l’œuvre vraie est du côté de la gratuité, du don, et son inscription dans l’ordre économique est en quelque sorte accidentelle et contingente, ne touchant pas son essence.

Évidemment ces positions conduisent à négliger les formes intermédiaires de l’art, celles qui seraient à mi-chemin entre le divertissement de masse et les productions d’avant-garde. Mais elles négligent aussi, plus fondamentalement me semble-t-il, la complexité du régime des échanges économiques. En effet dans l’économie, et bien que cela soit peu reconnu (mais voir par exemple à ce sujet les travaux de Jacques T. Godbout ou de Richard Titmuss), le don se mêle constamment à l’échange marchand. Pensons à toutes les organisations économiques aux formes hybrides qui se structurent autour de cette coexistence : organismes sans but lucratif, coopératives, entreprises de l’économie sociale. Cette présence du don est aussi flagrante dans le cas des secteurs vocationnels. Les infirmières, les médecins, les professeurs, accomplissent leur travail de façon parfois comptable ou routinière, mais aussi bien souvent en allant au-delà du calcul. Dans d’autres circonstances, par exemple dans une négociation où un syndicat fait des concessions à un employeur pour réviser des conditions de travail devenues difficiles à maintenir, on pourrait dire qu’il y a du don, don forcé sans doute, mais qui obéit au moins partiellement à la logique du contre-don sous la forme de concessions à venir ou d’intéressement aux profits. Même dans une transaction, la part du don doit être mise en évidence : la boutique où j’aime aller faire mes emplettes, c’est celle où le rapport échappe en partie à une logique de pur calcul, où l’échange d’argent contre des biens s’organise autour d’une dimension relationnelle. Ainsi même le rapport marchand est-il très souvent doublé d’un don qui en assure l’opérativité, puisqu’il fait en sorte que la chaine des échanges ne s’arrête pas après une seule prestation.

Mais s’il y a constamment un tel mélange, il est juste de dire que dans la plupart des cas, il demeure immatériel, conférant une dimension symbolique à une transaction qui, elle, peut s’évaluer sur des bases matérielles : un temps de travail donné contre une certaine somme. Le don est un surcroît, une sorte d’excédent de la transaction, souvent présent, mais pas toujours. Et on doit aussi admettre qu’en régime capitaliste moderne, cette part du don va sans cesse diminuant, remplacée par des prestations marchandes. Le don, quant à lui, se trouve idéologisé, et prend même des formes aliénantes dans la mesure où il peut devenir obligatoire, instrumentalisé et réasservi à une logique marchande. Par exemple le travail excédentaire des aidants naturels obéit en partie à des motifs de dévouement, mais il a l’avantage objectif de délester un système de santé surutilisé. C’est pourquoi on peut bien comprendre que selon une certaine vision critique, le don soit vu comme un piège, voire comme une illusion archaïque qui permet la perpétuation des mécanismes de domination. Néanmoins on doit constater que le portrait d’une économie fonctionnant uniquement pour le profit direct des agents est partiel et lui-même idéologique. L’économie est mixte, elle a ses voies parallèles, le troc, le don s’y retrouvent, bien que le don soit, en régime moderne, soumis à des pressions qui en minorisent l’importance et la portée.

Or dans ce contexte, l’œuvre d’art occupe une position très particulière. Elle ne saurait se décrire comme pure marchandise, mais elle est bel et bien engagée dans les circuits de la production; par contre elle implique et suscite systématiquement, et plus que beaucoup d’autres productions, du don. Le livre que j’achète génère des revenus pour un auteur, un éditeur, un libraire; mais il est aussi issu du geste par lequel un écrivain s’adresse à un lecteur avec la motivation, simple mais si étrange, d’exprimer une forme. L’œuvre qu’un collectionneur vend à un musée existe dans une logique de profit, et d’ailleurs je paie pour aller la contempler. Mais le choc esthétique qu’elle me procure existe sur un registre qui échappe à la fixation d’un prix, et qui peut se perpétuer bien au-delà du moment circonscrit par la transaction initiale. Ainsi l’expression « industrie culturelle » n’est-elle pas un oxymore, mais le lieu d’une tension : dans l’art, le don et le rapport marchand coexistent et ce, non seulement de façon seconde, par certains aspects de son existence, mais dans le projet même de ce qu’est l’œuvre et dans son actualisation formelle.

Hirst, Damien. 2007. «For the Love of God» [Sculpture] 

Hirst, Damien. 2007. «For the Love of God» [Sculpture]
(Credit : Musée White Cube, Londres)

Dans l’état d’avancement du capitalisme qui est le nôtre, où l’échange gagne toutes les sphères de la vie et où le don est souvent relégué au domaine privé des valeurs dites personnelles, on peut se demander si l’une des fonctions de l’œuvre d’art ne serait pas justement d’actualiser, de montrer et de performer cette tension problématique entre l’échange marchand et le don, de faire (ré)entendre la voix du don. Dès lors, si l’on veut rendre compte du potentiel véritablement critique de l’art dans ce contexte, il faut le considérer non pas comme extérieur à l’économie, comme une sorte de « part maudite » (Bataille) qui parlerait un langage sacré étranger à l’ordre capitaliste. Il constitue plutôt une pratique qui s’intègre de manière unique à cet ordre, qui en articule la complexité et les contradictions. Évidemment, toutes les œuvres n’ont pas explicitement cette portée; entre For the Love of God de Damien Hirst, Les fruits d’or de Nathalie Sarraute, un poème de Baudelaire et la Quinzième Symphonie de Chostakovitch, j’admets bien qu’il y ait des degrés d’explicitation variés. Néanmoins ces œuvres, quelles que soient l’intention ou la thématique qui les portent, existent dans un statut économique ambigu qui est l’une des conditions de leur sens.

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