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L’empathie comme fondement d’un nouveau mode d’existence amené par l’entremise de la fiction: les relations humaines envers le plus-qu’humain

Youssef Sawan
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Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Hope, Jonathan. « Écrire et lire le caribou au lieu de l’achever », The Goose, vol. 16, no. 1 , article 1, 2017,https://scholars.wlu.ca/thegoose/vol16/iss1/1, pp. 1-7.

Jonathan Hope est professeur à l’Université du Québec à Montréal dans le département d’études littéraires depuis 2016. Menant depuis la même année à l’université McGill le projet postdoctoral « Politiques du rapport littérature/nature. Sur des déplacements contemporains de la perspective heideggérienne », Hope a préalablement complété des études en sémiologie ainsi qu’en philosophie. Comme sa formation peut le suggérer, il se penche notamment sur les champs du rapport nature/culture, de la sémiotique et de la biosémiotique.

Son article, présenté ci-dessous, se situe pertinemment dans le cadre encore en friche du champ de savoir de l’écopoétique en mettant à vif le rapport occidental qu’entretient l’humain envers le plus-qu’humain1. Amorçant sa réflexion à partir de l’histoire d’une harde de caribous des bois, situés en Abitibi-Témiscamingue, qui risque de disparaître au profit de l’exploitation des ressources naturelles, Hope montre la relation typique qu’entretient l’espèce humaine envers une autre, voire envers les autres et envers le territoire. Il s’agit d’une relation froide où le plus-qu’humain, n’ayant pour nous pas d’histoire, existe à peine: « Anhistorique, l’animal est pauvre en sens, il n’existe pas à proprement parler, et n’a pas d’état. »2 Si Hope se réfère ainsi à Heidegger pour décrire l’animal au sens large, c’est pour souligner l’ampleur du problème. Comment modifier notre relation envers le plus-qu’humain si ce dernier existe, à proprement parler, à peine pour nous. 

Hope renchérit: « ne pas avoir d’empathie pour les autres signifie que nous ne sommes pas prêts à coexister avec les autres, ni même imaginer de le faire. »3 Si cette évidence aide à définir le problème relationnel auquel nous participons, il précise toutefois simultanément une solution: il serait souhaitable « d’empathiser » notre relation envers le plus-qu’humain.

Cela dit, il ne s’agit pas d’une mince tâche. Dire que nous manquons, ou plutôt que nous n’avons pas, d’empathie reste un euphémisme. Après tout, nous sommes ce que van Dooren et Rose nomment « “les agents d’une extinction massive” »4. Plus que de se réconcilier avec des voisins, il est question de prendre conscience des dommages irréparables que nous avons et sommes en train de commettre en tant qu’espèce afin d’effectuer un changement de paradigme dans notre relation au monde. Il s’agit de « modéliser une existence alternative »5 à la nôtre, et selon Hope il serait possible d’y arriver à travers une utilisation de la fiction et du langage, et sans qualifier cet investissement langagier et fictionnel de complètement nouveau, Hope le considère tout de même assez éloigné de nous pour le qualifier de « risque linguistique »6.

En puisant un nombre d’exemples dans l’œuvre poétique de Joséphine Bacon, Hope montre non seulement que le système de pensée innue existe comme un modèle d’existence alternatif au technocapitalisme, mais aussi que Bacon entretient des relations spécifiques envers le plus-qu’humain au niveau personnel. Ceci est important dans la mesure où Bacon réussit à mettre en langage le plus-qu’humain, ce qui, sous de multiples formes, lui accorde une existence au sein de leurs récits.

Cependant, s’il nous est définitivement possible d’utiliser de tels « récits » comme catalyseurs afin de constater qu’un mode d’existence alternatif sur le plan linguistique et fictionnel est possible, nos relations envers le plus-qu’humain ne se comparent ni aux Innus au niveau culturel, ni à Bacon au niveau personnel. De toute manière, là n’est pas l’enjeu, je ne crois pas que l’intention de Hope en citant Bacon était de proposer un calque à retracer, et je ne crois pas non plus qu’il est question d’inventer de toute pièce des histoires ou un nouveau rapport au plus-qu’humain.

À mon avis, avant de « [f]orcer le langage sur des sentiers inhabituels et [de] se laisser surprendre par les transformations que cela occasionnera en nous »7, il est primordial d’emprunter nous même ces sentiers, de se faire notre propre expérience du plus-qu’humain pour ensuite tenter de le mettre en langage et en fiction. Après tout, comme il est possible de le lire chez Morizot et Zhong: « Les significations et communications sont omniprésentes dans le vivant: leur traduction, leur interprétation est ourlée de mystère, d’énigmes inépuisables, de malentendus créateurs, elle n’a pas la fluidité d’une interaction discursive claire et distincte entre humains, mais elle n’ en est pas moins riche de sens. »8 S’il s’agit d’empathiser nos relations envers le vivant par l’entremise du langage et de la fiction, il est également question d’entrer en contact avec le plus-qu’humain en reconnaissant l’existence de ses histoires et en entretenant des relations non destructrices envers lui.

1 Le terme « plus-qu’humain » porte évidemment une connotation qui cherche à octroyer, ou peut-être à restituer, un certain respect dans la désignation de ce qui n’est pas humain. Peut-être problématique en soi dans la perpétuation d’un dualisme humain/nature, le terme est pertinent dans la mesure où Hope condamne visiblement les actions que porte l’humain envers « le reste », et est même nécessaire de par le fait que, du moins dans la perspective occidentale qui est la nôtre, l’humain se soit lui-même séparé de la nature.

2 Hope, Jonathan. « Écrire et lire le caribou au lieu de l’achever », The Goose, vol. 16, no. 1 , article 1, 2017,https://scholars.wlu.ca/thegoose/vol16/iss1/1, p. 2.

3 Ibid., p. 3.

4 Ibid, p. 4.

5 Ibid., p. 6. Je paraphrase.

6 Ibid., p. 7.

7 Ibid., p.6.

8 Zhong Mengual, Estelle, et Baptiste Morizot. « L’illisibilité du paysage. Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 22, no. 2, 2018, p. 95.

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