Entrée de carnet

La cartomancie du territoire: de la prise de conscience à l’amorce d’une guérison

Diane Gauthier
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

La cartomancie du territoire : de la prise de conscience à l’amorce d’une guérison.

La cartomancie du territoire suscite l’intérêt sur plusieurs plans : son contenu, bien sûr mais par sa forme également. Avant d’aborder l’analyse de la pièce, quelques mots sur son auteur, Philippe Ducros. Il a été directeur artistique du théâtre Espace Libre de 2010 à 2014 et est actuellement à la tête des productions Hôtel-Motel. Auteur et metteur en scène, il a écrit plusieurs œuvres dont un roman (Eden Motel), des carnets de voyage (La rupture du jeûne et Les lanceurs de pierres) ainsi que de nombreuses pièces dont L’affiche, finaliste pour le Grand prix de la dramaturgie, La porte du non-retour ou encore Dissidents, finaliste pour le Prix du Gouverneur général et pour le prix Michel-Tremblay.

Une première version de la pièce a été lue le 5 mai 2016 au théâtre Aux Écuries, à Montréal, dans le cadre du Festival du Jamais Lu. Elle a été présentée plus récemment, au Théâtre Périscope et à l’Espace libre au début de l’année 2020. Devant l’impossibilité d’assister à une représentation de la pièce, je me suis référée au texte imprimé et aux extraits vidéos disponibles en ligne. Basée sur des informations factuelles qui sont présentées essentiellement sous forme de monologues, de projections d’images et de vidéos, la pièce rend compte de la situation des autochtones et à travers elle, de la crise écologique que nous vivons tous. Au premier contact avec la pièce, une question surgit : existe-t-il un lien entre la forme de l’œuvre et son message?

La cartomancie du territoire débute par un monologue de Moi, joué par l’auteur :

« Cachés derrière le paysage qui nous porte et qui nous façonne, éparpillés en lui, il y a des gens qu’on a tenté d’assimiler, de nier. Chassés, blessés à la moelle, ils guérissent tant bien que mal, ils reprennent des forces, se relèvent, en des restants de territoire enfouis creux dans les placards de notre histoire… Les réserves. Osselets rongés, laissés derrière par le grand festin colonialiste.

[…]
À l’hiver 2015, j’ai décidé d’arrêter de détourner le regard. D’aller voir. Avec l’intuition qu’à travers eux, je comprendrais mieux. Je comprendrais ce qui se passe derrière le paysage de notre modernité, derrière ces pipelines qu’on veut greffer à ses veines, ce pétrole qu’on s’injecte et cette mémoire qu’on coupe à blanc. Comprendre aussi un peu l’épuisement dans lequel m’ont plongé mes semaines de quatre-vingts heures, cet esclavage moderne que je me suis moi-même imposé. Moi, en tant que peuple, moi, en tant qu’artiste. Moi en tant qu’homme défriché, miné, vidé de ses réserves. En tant qu’homme colonisé.» (Ducros, 2016, p. 22 – 23)

Moi, c’est l’auteur qui joue son propre rôle. Il adopte une posture d’observation et d’écoute devant les témoignages des personnages autochtones. Il précise sa posture auctoriale et ce qui a motivé l’écriture de la pièce dans le mot de l’auteur :

«Peu à peu, je suis témoin de l’exploitation radicale du sol et du sous-sol chez nous, du chacun pour soi qui vient automatiquement avec le sabotage de l’austérité, de la précarité croissante des gens que j’aime. Peu à peu, au retour de mes errances à travers le monde, je me suis mis à ne plus reconnaitre la quiétude de notre coin de Terre. J’ai donc commencé à ressentir le besoin de tourner mon regard vers notre propre aliénation.» (Ducros, 2016, p. 11)

Dès le début, le spectateur est intégré à la pièce par le nous. Il est inclus dans le paysage et l’Histoire qui sont les nôtres. Le lien entre l’auteur, le spectateur et les personnages autochtones passe d’une part, par le colonialisme qu’ils subissent et dont nous sommes responsables et, d’autre part, par l’aliénation créée par l’exploitation du territoire que nous partageons. On comprend dès lors que les blancs occidentaux sont considérés comme des colons vis-à-vis des autochtones mais comme colonisés à leur tour en raison de l’exploitation du territoire qu’ils occupent.

«Moi

Mine de rien, la colonisation nous mine tous. Elle nous objectifie en consommateurs divertis qui regardent ailleurs pendant qu’un million de trucks donnent le territoire aux multinationales, et transforment les feuillus en portefeuilles à risques publics, mais à profits privatisés. Il doit bien y avoir d’autres moyens de créer des jobs au Québec que de vendre en solde à la criée l’immensité et nos dernières réserves de beautés?» (Ducros, 2016, p. 76 – 77)

En raison de son contenu et de son hétéromorphie, la pièce s’inscrit dans le champ du théâtre documentaire. Sa démarche auto-ethnographique contribue à convoquer plus particulièrement le spectateur québécois en le confrontant à sa réalité. D’ailleurs, Hervé Guay écrit dans son article De la polyphonie hétéromorphe à une esthétique de la divergence :

«[…] l’hétéromorphie convient à un ensemble d’œuvres qui, de diverses manières, tentent de brouiller les frontières entre la réalité et la fiction, entre l’art et la vie, ce qui n’a certes pas la même portée sur la scène que dans un écrit. [Un] aspect de l’adjectif hétéromorphe qu’il m’apparaît utile de souligner a trait à la possibilité qu’il offre d’admettre l’altérité dans la fabrication d’un discours collectif […].» (Guay, 2010, p. 16)

Dans La cartomancie du territoire, l’enchevêtrement des langues innu-aimun, du français et de l’anglais permet l’altérité. Quant aux pronoms utilisés pour désigner les personnages, ils soulignent, par leur particularité anonyme et englobante, le caractère collectif du discours.

Sur le plan du contenu, la place accordée à la parole et plus spécifiquement la réappropriation de leur langue maternelle par les autochtones a capté mon intérêt dès la première lecture.

«Lui 

Apu mishatsh tshekuan tan tshipa eshi uitekanu. Tshek aimun tshipa apishtakanu ? Ne aimun ka ushkuishtakuian tshetshi aimian makie nane ka untshessitatuman?

(Tellement peu de mots pour dire. Lesquels utiliser? Ceux de la langue forcée, ou ceux de la langue oubliée?)» (Ducros, 2016, p. 33)

Déjà par cette mise en scène de la prise de parole des personnages autochtones, une tentative de rencontre s’élabore. Comme le souligne Guay dans son article, ce contexte demande une attention particulière, une écoute plus vigilante et une adaptation de la part du spectateur.

«Dans un contexte d’hétéromorphie, la polyphonie passe […] aussi bien par la mise en place d’une situation d’énonciation particulière aux émetteurs que dans la pluralité des discours et des langages dans lesquels ces discours s’énoncent. […] Chacun peut alors créer des conditions de réception variables au sein d’une même représentation, ce qui oblige le spectateur à opérer de constants ajustements perceptifs.» (Guay, 2010, p. 17)

La cartomancie du territoire s’avère une pièce écopoétique en raison de son texte imagé et de la place qu’elle fait à la langue, à la parole. Mais elle est surtout une pièce écopolitique par les différents thèmes écologiques qu’elle aborde et par la forme choisie par l’auteur. En s’adressant directement à lui, elle interpelle le spectateur. De plus, les personnages sans costumes ni maquillages créent un lien de proximité avec lui. Aussi, elle provoque une prise de conscience sur les questions écologiques et sur la situation des Premières Nations autant par sa forme que par son contenu. La pièce met en lumière une responsabilité certaine que nous devons assumer tant vis-à-vis les Premières Nations que sur le plan écologique. En privilégiant l’écoute, elle encourage un mouvement vers ceux avec qui nous partageons le territoire et elle nous amène à comprendre qu’ « [à] travers leur combat, c’est notre survie à tous qui se joue. La protection du bien commun, de la beauté, la décolonisation de notre pensée, l’appropriation de notre destinée, de la langue qui l’imagine et la transmet, et du territoire qui la porte.». (Ducros, 2016, p. 82)

J’ai tenté ici de tisser quelques liens entre la forme de la pièce et son contenu. L’auteur, quant à lui, a tenté de tisser des liens avec les nations autochtones et «[m]algré toute la maladresse qu’il peut impliquer, le geste d’écrire sur ces réalités reste quand même une main tendue vers la guérison, un désir de compréhension et de reconnaissance.» (Ducros, 2016, p. 92) Parmi les pistes qui restent à explorer, le retour des autochtones à leur culture spirituelle ancestrale serait intéressant à aborder. Ce retour aux traditions cosmologiques s’avèrera-t-il un chemin nécessaire vers la renaissance de leur culture et surtout sera-t-il un chemin vers la guérison de leurs blessures et de celles du territoire ?

Bibliographie

Ducros, Philippe, La cartomancie du territoire, Montréal, Atelier 10, 2016, 93 p.

Guay, Hervé. (2010) «De la polyphonie hétéromorphe à une esthétique de la divergence», Voix divergentes du théâtre québécois contemporain Numéro 47, printemps 2010, [En ligne]. DOI : https://doi.org/10.7202/1005613ar

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