Entrée de carnet

Heroes & Saints: à l’intersection des luttes ouvrières, féministes et environnementales

Katherine Marin
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

La pièce Heroes & Saints écrite par Cherrie Moraga, qui a vu le jour en 1994, est inspirée de faits réels : les années 1960-1980 ont vu naître plusieurs mouvements des travailleur.euses latinos employés par des fermes agricoles faisant un abus excessif de pesticides. Ces produits produirent des milliers de cas de graves problèmes de santé (notamment plusieurs types de cancers infantiles et de déformations à la naissance) : le pourcentage d’enfants atteints de cancer est à ce jour, dans ces communautés, anormalement élevé (Carter-Pokras et al., p. 307-308, 311). À ce sujet, le documentaire Wrath of Grapes, publié en 1986, présente des interviews avec plusieurs travailleur.euses qui font état de cette crise et des impacts sur leurs familles.

Comme le reflète bien la pièce[1], ces communautés ne peuvent quitter ces conditions inhumaines en raison de leur situation extrêmement précaire, ce qui permet au cycle de la pauvreté de se perpétuer : celle-ci (la pauvreté) dépend de l’existence d’une classe riche qui elle-même dépend de la destruction des écosystèmes. Et donc, par inférence, la pauvreté dépend de la destruction des écosystèmes. Ces communautés, comme la terre qui les nourrit tout en les rendant malades (indirectement), sont soumises au silence.

La symbolique chrétienne comme mécanisme poétique d’empouvoirement

Un parallèle est posé entre Cerezita et le champ de plantation à travers la symbolique chrétienne qui traverse l’œuvre. La mise en scène de la métamorphose de Cerezita en « la Virgen », ainsi que la « plantation » des corps crucifiés des enfants décédés des effets des pesticides dans le champ des récoltes sont deux moyens poétiques permettant une reprise de pouvoir de l’individue et de la terre.

Ce rapprochement entre la terre et Cerezita va plus loin : étant l’une des premières enfants nées avec une grave déformation causée par les pesticides (elle ne dispose pas de membres : son corps se limite à la tête) qui l’empêche de se déplacer librement et qui pousse sa mère à la garder cachée, Cerezita, comme la terre, est réduite au silence. La déformation de Cerezita sert aussi de rappel : la destruction des écosystèmes touche les femmes et les enfants le plus sévèrement (Gebara, p. 96), et Cerezita représente ces deux populations.

Ce rapprochement entre terre et individu est d’autant plus fort dans le monologue final de Cerezita :

« Put your hand inside my wound. Inside the valley of my wound, there is a people. A miracle people. In this pueblito where the valley people live, the river runs red with blood; but they are not afraid because they are used to the color red. It is the same color as the river that runs through their veins, the same color as the sun setting into the sierras, the same color of the pool of liquid they were born into » (Moraga, p. 148).

Ici, l’individu et la terre ne font plus qu’un : tous deux sont faits de chaire, et tous deux sont blessés par la même force. Ces communautés et la terre entretiennent une relation transcendentale (la nature vit dans l’individu, l’individu vit dans et grâce à la nature) qui est rendue évidente par la maladie. Nous l’avions vu avec le cycle de la pauvreté, et cette relation est ici mise en scène pour parler de la survie et du cycle de la vie : lorsque la terre est déréglée, l’humanité l’est aussi.

Cerezita poursuit :

« The fruits that pass through your fingers are too many to count–luscious red in their strawberry wonder, the deep purple of the grape inviting, the tomatoes perfectly shaped and translucent. And yet, you suffer at the same hands. (Pause.) You are Guatemala, El Salvador. You are the Kuna y Tarahumara. You are the miracle people too, for like them the same blood runs through your veins. The same memory of a time when your deaths were cause for reverence and celebration, not shock and mourning » (ibid).

Ce passage touchant rappelle encore une fois que l’existence de la richesse (représentée ici par les récoltes) implique de facto l’appauvrissement de la terre et des travailleur.euses. Cerezita lance un appel à la révolte qui implique un retour vers soi. Or, nous l’avons vu, l’individu entretient un lien circulaire avec la nature ; retrouver ses origines signifie retourner vers la terre (ancestrale). Dans cette scène finale, Cerezita fait sa première et sa dernière apparition sous sa nouvelle forme de « la Virgen », et une dernière offrande (le corps d’un bambin décédé des suites d’un cancer) est faite au champ. La boucle est bouclée : en retournant vers ses origines (Cerezita fait référence à la religion de par sa seule présence et elle rappelle le lien que tous.tes entretiennent avec la terre à travers (1) son monologue qui métaphorise la fusion du corps et de la nature, et (2) par sa mention de la Guadelupe qui fait aussi référence à la Notre-Dame de Guadelupe), la communauté trouve la force de se révolter.

Appréciation de la pièce

Somme toute, j’ai trouvé la symbolique très bien intégrée au texte, et la métamorphose finale et sainte de Cerezita un appel à la révolte et un moment d’empouvoirement touchant. Toutefois, bien que cette symbolique soit utilisée dans le cadre d’une repossession d’une identité chicana (Yarbro-Bejarano, p. 392), il est dans l’ordre des choses de spécifier que des penseures féministes chicana comme Anzaldua ont critiqué l’usage de telles symboliques dualistes comme celle de La Virgen/La malinche en raison de leur caractère misogyne (Henriquez-Betancor, p. 40). Pour Anzaldua, la repossession de l’identité chicana passe plutôt par la figure de la mestiza, soit une figure née de la rencontre de plusieurs origines, qui permet de briser les préjugés patriarcaux tout en créant un nouveau mythos féministe (ibid). Il faut aussi souligner qu’à la conclusion de la pièce, Cerezita devient une martyre puisqu’elle meurt des coups de fusil de l’ennemi (que le spectatorat peut présumer être son employeur. Or la figure de la mestiza délaisse ce mécanisme poétique de la brebis sacrificielle pour adopter la figure de la « priestress at crossroads » qui garde la figure féministe vivante et puissante (ibid, p. 50).

Bibliographie

Corpus étudié

Moraga, C. (1994). Heroes & Saints and Other Plays. Albuquerque: West End Press.

Corpus théorique

Carter-Pokras, O. et al. (2007). The Environmental Health of Latino Children. J Pediatr Health Care, 21(5), p. 307-314.

Gebara, I. (2003). ECOFEMINISM: A Latin American Perspective. CrossCurrents, 53(1), p. 93-103.

Henriquez-Betancor, M. (2012). ‘Anzaldúa and ‘the new mestiza’: A Chicana dives into collective identity. Language Value, 4(2), p. 38-55.

Parlee, L., et al (aut.). (1986). The Wrath of grapes. Keene : United Farm Workers.

Yarbro-Bejarano, Y. (1986). The Female Subject in ChicanoTheatre: Sexuality, “Race,” and Class. Theatre Journal, 38(4), p. 389-407.

[1]

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.