Entrée de carnet

Brésil, corporalité, cyberpunk 3: «Singularités brésiliennes de la fiction cyberpunk contemporaine», par Rodolfo Rorato Londero (prof. UFSM/Unicentro), 2010

Daniel Grenier
couverture
Article paru dans Chantier Posthumain, sous la responsabilité de Jean-François Chassay (2011)

«Singularités brésiliennes de la fiction cyberpunk contemporaine», par Rodolfo Rorato Londero (prof. UFSM/Unicentro), 2010. Traduction de l’article “Singularidades brasileiras da ficção cyberpunk contemporânea“.

Le cyberpunk s’est établi comme tendance dans la science-fiction brésilienne au cours des deux dernières décennies du vingtième siècle, période qu’il est convenu d’appeler la “Seconde Vague”, principalement à travers des auteurs comme Fausto Fawcett et Guilherme Kujawski qui, dans la première moitié des années 1990, connurent un certaine notoriété dans les pages des journaux et revues en publiant, respectivement, Santa Clara Poltergeist (1991) et Piritas siderais (1994) (FERNANDES, 2007, P. 74). Mais les références de Fawcett comme celles de Kujawski ne sont pas tant les romans de William Gibson et de Bruce Sterling (écrivains initiateurs du mouvement cyberpunk des années 1980), bien qu’ils aient tous deux été publiés au Brésil dès le début des années 1990, que les oeuvres précurseures de la fiction cyberpunk – principalement cinématographique, comme Blade Runner (1982) et Videodrome (1982) -, voire la zeitgest économique et culturelle de la fin du vingtième siècle (néolibéralisme et postmodernisme, respectivement). En ce sens, alors que la “Seconde Vague” a plutôt produit des oeuvres liées de façons indirectes et analogues à la fiction cyberpunk, les écrivains qui produisent actuellement s’inscrivent dans le genre de façon directe. C’est le cas de Fábio Fernandes qui, en plus d’être un chercheur dans le domaine (“A construção do imaginário cyber” [“La construction de l’imaginaire cyber”], 2006), est aussi l’auteur de Os dias da peste [Les jours de la peste] (2009), un roman qui présente plusieurs éléments du cyberpunk (virus, cyberespace, gadgets, implants, intelligence artificielle, etc.) tout en les transcendant dans la rencontre d’un de ses mythes dérivés: la post-singularité. Steven Shaviro, qui identifie les liens entre la post-singularité et le cyberpunk, définit la première à partir de son exemple le plus connu:

  • Accelerando (2005), de Charles Stross, est un roman sur la post-singularité, l’exemple le plus connu d’un petit, mais croissant, sous-genre de la science-fiction. La science-fiction de la post-singularité tente d’imaginer, en travaillant au-delà des conséquences, ce que les techno-futuristes ont appelé la Singularité. C’est-à-dire le moment supposé – à proprement parler, inimaginable – où la race humaine traverse un portail technologique et devient définitivement post-humaine. En acoord avec ce scénario, l’accroissement exponentiel du pur pouvoir des ordinateurs, jumelé aux avancées technologiques de l’intelligence artificielle, des nano-machines et de la manipulation dénétique, modifiera complètement la nature de qui et de ce que nous sommes (SHAVIRO, 2009, p. 103).

D’un autre côté, au contraire de Accelerando, Les jours de la peste est putôt un roman pré-singularité, ou mieux, pré-convergence entre les hommes et les “intelligences construites” (comme les intelligences artificielles sont appelées dans le roman). En effet, le narrateur-protagoniste Artur Mattos, à travers des entrées diaristiques postées sous formes de blogues ou de podcasts, est témoins des événements qui précèdent la “Convergence” (phénomène vaguement décrit au long du roman, mais qui semble pouvoir être rapproché de la définition de la Singularité). Une des caractéristiques stylistiques du narrateur-protagoniste, capable de fournir des métaphores de la “Convergence”, est une intertextualité réccurente, qui amène un de ses amis à dire que “ce qui gâte le monde est l’excès de références (FERNANDES, 2009, p. 164). Dans tous les cas, c’est cet excès de références qui permet, par exemple, de risquer une réponse à l’énigme suivante en forme de haïku:

  • comment tirer la prise
  • quand le système est sans-fil
  • coeur inquiet (FERNANDES, 2009, p. 92).

À un autre moment (FERNANDES, 2009, p. 33), par l’entremise d’un collègue professeur, Artur prend connaissance de Electronic Disturbance (1997), oeuvre inclassable du collectif Critical Art Ensemble, mélange de discours politique et de “poésie plagiée”, qui présente le concept de “pouvoir nomade”. Le modèle de ce pouvoir est pris chez les scythes, une tribue décrite par Hérodote comme invicible en raison de son nomadisme: “Sans villes ou territoire fixe, cette “horde migratoire” ne pouvait vraiment jamais être localisée. En conséquence, elle ne pouvait jamais être placée en position de défense et être conquise. Elle maintenait son autonomie au moyen du déplacement” (CRITICAL ART ENSEMBLE, 2001, p. 23-24). Toutefois, ce qui les intéresse est la reprise de ce “modèle archaïque de distribution du pouvoir et cette stratégie prédatrice” par le “capitalisme tardif”, s’appuyant sur “l’ouverture technologique du cyberespace” (CRITICAL ART ENSEMBLE, 2001, p. 24). Autrement dit, à travers le cyberespace, le capitalisme tardif ne se fixe pas en institutions reconnaissables, ce qui rend difficile toute tentative de subversion, puisque “pour savoir à quoi s’opposer il faudrait que les forces oppressives soient stables et puissent être identifiées et classifiées (CRITICAL ART ENSEMBLE, 2001, p. 22). Le capital ne se rencontre pas dans les marchés ou dans les entreprises, mais fluctue librement dans les systèmes financiers informatisés. Donc, pour retourner à notre énigme, comment saboter un système quand celui-ci est partout et par conséquent nulle part? C’est dans ce sens que “la Singularité est vraiment un fantasme du capital financier” (SHAVIRO, 2009, p. 115), mais c’est aussi dans le sens où la Singularité, telle que définie dans Os dias da peste comme un simple “échange” entre l’homme et la machine, est la métaphore de la valeur d’échange exponentielle propre au capital financier, car si le capital en soi est l’abstraction/équivalence de la valeur d’usage, alors le capital financier est l’abstraction de l’abstraction (SHAVIRO, 2009, p. 113). La Singularité, tout en étant une métaphore du capital financier, est l’échange absolu qui surgit quand il n’existe plus aucune distinctions, quand rien ne peut plus être défini par ses qualités inhérentes: si n’importe qui peut abolir son “orientation spéciale standard, le patron du corps humain dit traditionnel” (FERNANDES, 2009, p. 9), qu’est-ce qui définit chacun d’eux? D’après Ray Kurzweil, le gourou de la Singularité, “il n’y aura aucune distinction, après la Singularité, entre l’homme et la machine ou entre les réalités physiques et virtuelles” (KURZWEIL, cité in SHAVIRO, 2009, p. 104). Il n’y a pas d’échange entre ceci et cela, puisque il n’y a pas de différenciation: il n’y a que l’échange.   

La métaphore méticuleuse du capitalisme tardif proposée dans Os dias da peste ne se solde pas par une représentation dystopique d’un futur proche, comme c’est le cas dans le cyberpunk en général: au contraire, Os dias da peste, tout comme Accelerando (SHAVIRO, 2009, p. 109), est technico-utopique, bien qu’Artur, toujours méfiant, tarde un peu à percevoir les bienfaits de la “Convergence”. En fait, pour Shaviro, des extrapolations comme la Singularité démontre bien que “le capitalisme en soi, aujourd’hui, est directement et indirectement utopique: c’est peut-être là une des choses les plus terrifiantes à son sujet” (SHAVIRO, 2009, p. 115). Terrifiante, puisque l’utopie, bien que non-lieu, est quand même le lieu de l’autre et non le lieu du même. En ce sens, la Singularité va jusqu’à abolir les distinctions entre l’autre et le même, offrant tautologiquement la possibilité au capitalisme d’être troqué pour le capitalisme. Dans tous les cas, utopique ou non, le cyberpunk (et ses dérivés) est “l’expression littéraire suprême, sinon du postmodernisme, du moins du capitalisme tardif lui-même” (JAMESON, 2006, p. 414, italiques de l’auteur). À partir de là, comment imaginer la fiction cyberpunk dans les pays du “Tiers Monde”, c’est-à-dire dans ces lieux qui sont “à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du système multinational” (GAZOLLA, 1994, p. 15)? La scène économique, militaire et technologique formée par les pays de l’axe-sud que Richard DIegues propose dans Cyber Brasiliana (2010) n’est possible qu’en fonction des ressources premières (secteur primaire) de ces pays qui sont exclus du capitalisme financier mondial (avec l’exception de l’Australie): grâce à un embargo sur les aliments imposé par la République de l’union Brasiliana (DIEGUES, 2010, p. 102) et à la substitution de l’argent par des pierres précieuses promu par l’Africanisia (DIEGUES, 2010, p. 33), les pays de l’axe-nord entrent en décadence, voyant ses richesses et ses terres spoliées par des corprations multinationales. C’est comme si la dystopie néolibérale récurrente au cyberpunk, d’un monde gouverné par les entreprises, s’était limitée aux pays de l’hémisphère nord, alors que la présence et l’intervention estatuale se déployait dans l’autre hémisphère.   L’autre, le différent, est donc présent dans Cyber brasiliana, mais il n’est pas non plus nécéssairement utopique (au sens large): dans les programmes de deux pays, propagés et publicisés par la République Brasiliana, “l’idée était d’amplifier la sécurité et d’offrir une meilleure instruction aux jeunes, créant ainsi des hommes aptes à la défense de la souveraineté” (DIEGUES, 2010, p. 133). On perçoit ici une (anti) utopie spartiate justifiée par une rhétorique nationaliste.

Il existe des utopies radicales dans Cyber Brasiliana, mais au lieu de se réaliser à travers l’économie et la politique, elles le font à travers l’écologie et le cyberespace. D’ailleurs, alors que la première ouvre le roman, la seconde le clôt. L’absence de pollution à São Paulo est le premier indice de la richesse des pays de l’axe-sud:  

  • En 2106, quand il avait huit ans, il y avait encore des jours où la pollution à São Paulo atteignait des niveaux absurdes – ça se rendait jusqu’à quatre-vingt-dix pour cent durant les périodes de pointe, comme ça arrivait encore dans plusieurs pays du Conclave Américo-Vieilleuropéen. Mais depuis que les gens passaient le plus clair de leur temps branchés dans leur maison, le discours des ONG et les lois – impositions de merde! – environnementales, la pollution, c’était quelque chose de risible. Des voitures, il n’y avait pratiquement que celles des livraisons et des travailleurs subalternes (DIEGUES, 2010, p. 11)

Une des causes de cette réduction drastique de la pollution, comme on peut le voir, vient du fait que les gens restent “branchés dans leur maison”: dans Cyber Brasiliana, le cyberespace s’appelle l’Hypermonde, um milieu de réalité virtuelle partagé par les usagers du réseau mondial d’ordinateurs. Bien que Diegues ne le cite pas au nombre des écrivains de science-fiction qui l’ont inspiré, son Hypermonde ressemble beaucoup au Metavers proposé par Neal Stephenson dans Snow Crash (1992), principalement dans la commercialisation de l’espace et la publicité, ce qui renforce l’hypothèse de la réception directe de cette nouvelle génération d’écrivains brésiliens. D’un autre côté, après l’échec du plan des corporations de l’axe-nord afin de dominer l’Hypermonde, celui-ci est complètement reconfiguré, demeurant pour un instant sans aucune loi: “Le son de tumultes commençait à éclore dans tous les coins. L’anarchie commençait à prendre le dessus. Et amenait le chaos avec elle. Elle savait qu’il ne restait plus de Développeurs pour arranger les choses. Pour tout remettre à sa place” (DIEGUES, 2010, p. 243). Ceci perdure jusqu’à les usagers découvrent que “leurs comptes bancaires et documents de possession étaient en ordre, soupirant en voyant que la Virtual HM Banl et le Geo-4-ce étaient forts et fermes” (DIEGUES, 2010, p. 245). L’imaginaire anarchiste d’une terre sans lois, représenté par les cowboys du cyberespace des premières années du mouvement cyberpunk, se voit remplacé rapidement par les lois commerciales qui ont envahi internet dans les années 1990: dans ce sens Cyber Brasiliana est littéralement post-cyberpunk, c’est-à-dire, postérieur à la mort du genre, telle que décrétée par Arthur et Marilouise Kroker, dans “Johnny Mnémonic: le jour où le cyberpunk est mort (1995):

  • Johnny Mnémonic, le film, représente le jour où le cyberpunk est mort. (…) Assassiné par la simple accélération culturelle, par le simple fait que la métaphore cyberpunk des années 80 ne fonctionne plus dans les années 90 virtuelles, l’échec populaire de Johnny Mnémonic témoigne de la fin de la phase charismatique de la réalité numérique et du commencement de la loi de fer de la standardisation technologique (KROKER; KROKER, cité in MORENO, 2003, p. 69)

C’est également ce dont témoigne la fin de Cyber Brasiliana, qui assassine l’esprit anarchiste du cyberpunk une seconde fois, quinze ans plus tard. S’il existe encore une trace du cyberpunk dans le roman, c’est seulement à travers une certaine nostalgie: “Les idées étaient parties. C’était un nostalgique du temps où tout le monde connaissait la programmation. Maintenant il ne restait que des perdants. Maudits usagers” (DIEGUES, 2010, p. 164). Quand tout le monde connaissait la programmation, chacun créait ses règles dans le cyberespace, contrairement aux usagers qui doivent suivre des règles établies par d’autres. Après la “révolution” qui arrive dans  l’Hypermonde, c’est le protagoniste du roman, Kamal (nom de code Pistoleiro), qui en vient à établir les règles, affirmant que “suite à ces changements, le contrôle s’installera” (DIEGUES, 2010, p. 246). Il n’est pas surprenant, à la lumière de ce qui a été exposé plus haut, que Kamal gagne des pouvoirs extraordinaires dans l’Hypermonde après une expérience de Singularité élucidée seulement dans les dernières lignes du roman:

  • – Tu est un dieu? – demanda l’avatar d’un gamin, près de lui. – Tu es venu te substituer aux antérieurs?
  • (…)
  • -Gamin, sincèrement, je préfère qu’on m’appelle Pistoleiro.
  • Kamal sourri, prouvant qu’il était encore humain.
  • En partie (DIEGUES, 2010, p. 247)

Plus que de prouver qu’il est encore humain, le sourrire de Kamal est l’ironie devant les changements de surface, le millénarisme téchnologique qui subsiste dans le discours de la Singularité, qui “est précisément nous amener vers l’utopie sans prendre le temps de questionner nos contextes sociaux et économiques actuels” (SHAVIRO, 2009, p. 106)

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