Entrée de carnet

Watatatow (début d’une réflexion sur le vernaculaire adolescent)

William S. Messier

Je me souviens qu’à l’adolescence, mon vocabulaire et mon écriture ont tous les deux pris de nouvelles formes. C’est un drôle de souvenir, dans la mesure où, on le sait bien, à peu près tout change durant cette période, mais je me souviens plutôt bien du moment où le langage a arrêté d’être un simple coffre à outils et qu’on s’est mis à l’investir de codes. Les amis et moi avions décidé tout à coup de se serrer la main en guise de salutation –à la manière des rappeurs qui se saluent dans les vidéoclips– chose que nous n’aurions jamais pensé faire à douze ou treize ans. Quelqu’un avait introduit les mots “chill”, “wack” et je ne sais plus quel autre emprunt slang qui pouvait vouloir dire plusieurs choses à la fois. Par exemple, on pouvait “chiller”, se “chiller”, quelque chose ou quelqu’un pouvait être “chill”. J’ai délaissé l’écriture en lettres attachées pour une calligraphie qui s’approchait –dans ma tête, du moins– de celle d’un tagueur. Bref, parmi les changements vécus à l’adolescence, au coeur des interactions sociales, ces nouveaux codes servaient principalement –sans qu’on en soit vraiment conscient, bien sûr– à nous distinguer des adultes et des enfants et de leur langage “utilitaire”, “commun”, “banal”.

De Huck à Gurion en passant par Holden

Il ne s’agit pas ici de réfléchir à mon adolescence, ni à celle des jeunes d’Amérique du Nord. L’idée de ce billet n’est pas, non plus, de poser un regard extérieur d’adulte watatatowisant sur l’adolescent et son langage. J’ai cependant l’impression qu’il existe un sous-genre littéraire qui met précisément en scène ce moment de surcodage dans le langage des adolescents: appelons-le provisoirement la littérature du vernaculaire adolescent.

Dans un pavé de quelques 1030 pages intitulé The Instructions (McSweeney’s, 2010), Adam Levin raconte l’avènement d’un messie juif nommé Gurion Maccabee dans une école secondaire de la banlieue de Chicago. L’auteur y invente un vernaculaire adolescent spécialisé et parfois hermétique pour représenter l’idiolecte de son narrateur. Comme d’autres personnages narrateurs adolescents ayant marqué le canon littéraire américain – je pense ici à Huckleberry Finn de Twain et, surtout, à Holden Caulfield de Salinger –, celui-ci s’exprime dans le langage de ses contemporains. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir apparaître quelques mentions des deux personnages dans la narration de Gurion, comme s’il appartenait à ce groupe de personnages narrateurs : “You get socked in the mouth and wait a couple heartbeats, whoever you are – Nathan Zuckerman or Huckleberry Finn, Peter Tarnopol or Peter Pan, Tom Sawyer, Holden Caulfield, or Akaky Akakievich, Seymour or Zooey or Franny Glass – the sting will numb out, you’ll feel some relief”1Adam Levin. The Instructions. McSweeney’s, San Francisco, 2010, p. 569. Toutes les citations du roman sont tirées de cette édition et seront désormais indiquées entre parenthèses dans le texte.. Plus fortement, il s’exprime en fonction du savoir technique de son époque. À preuve, pour expliquer que la respiration de son surveillant l’a déconcentré, il dira : “My A got D’d by [Monitor] Botha’s mouth-breathing.” (304) Les deux premières lettres de l’acronyme ADHD, pour désigner le trouble de deficit de l’attention avec hyperactivité, tiré d’un discours pédopsychiatrique des plus actuel, deviennent ici, par une curieuse métonymie, des néologismes propres à l’univers de Gurion.

Un Yoda afro-américain obèse morbide

Or, ce langage circonscrit tant bien que mal l’espace romanesque via une narration qui, d’une part, cherche à en dire souvent trop, et d’autre part, restreint sa propre portée en surcodant, justement, son langage. Un homme qui offre des conseils à Gurion sur la façon dont il devrait écrire ses “scriptures”, personnage obèse morbide dont le langage slang parfois cryptique le fait sonner comme un Yoda afro-américain, se sert des vers d’une chanson des Fugees [lien à 2:00] pour interroger Gurion au sujet de son langage: “You got more than enough logic and theory, we both know that, but what is you motherfucker? Like you motherfucking vernacular? You goin’ get heard, you gotta signify, right?” (327) Cette dernière phrase est plutôt paradoxale dans la mesure où l’homme, surnommé Flowers, parle un idiolecte plutôt particulier qui rend justement ardue la signification. Au sujet du style trop didactique de Gurion, Flowers dit: “Why you writing Obi-Wan style? You didn’t use to write Obi-Wan style at all. Every chapter you give me’s more kenobi than the last though” (325).

Qui plus est, on retrouve fréquemment les personnages du roman en train de s’expliquer l’un à l’autre ou d’argumenter entre eux au sujet du choix et de la signification d’un terme appartenant à leur langage vernaculaire. The Instructions met donc continuellement en scène l’élaboration de son propre langage : “Whenever my mom was upset with me at dinner, we’d have a conversation about our conversation” (350). À l’usure, le lecteur en vient à assimiler le lexique du roman. Des adjectifs comme “chomsky” et “dumont”, des verbes comme “to hyperscoot” et des noms comme “I explode” (oui, il s’agit bien d’un nom dans le roman) deviennent plus signifiants quand ils sont utilisés sur une longue durée (c’est-à-dire 1030 pages, dois-je le rappeler).

Traitement de texte

Une autre dimension plutôt singulière du langage des adolescents mis en scène dans le roman de Levin est l’omniprésence de notions typographiques, donc de l’écriture. Pour affliger une correction à un camarade, un ami s’écrie: “Let me cross his t, Gurion. Let me double-space him” (621). Charles Newman explique dans The Post-Modern Aura comment chaque époque connaît un rapport singulier à la réalité selon les outils technologiques qui lui sont disponibles2Charles Newman. The Post-Modern Aura. Northwestern University Press, Evanston, 1985, p. 66 : « [a]s each age defines its own reality, each reveals its own preference of perspective, often influenced by technology ».. En ce sens, il n’est sans doute pas anodin de voir, dans une critique de The Instructions, la narration du roman décrite comme étant “word-processed”3Joshua Cohen. « Holy Warrior » dans The New York Times, November 5, 2010 (article consulté en ligne : <http://www.nytimes.com/2010/11/07/books/review/JCohen-t.html>)..

D’ailleurs, que peut-on dire de l’utilisation récurrente du symbole mathématique d’équation dans la narration de Gurion, que nous pouvons traduire par “which means” (ou “which doesn’t mean” dans le cas d’une inéquation) ? “Desormie made the noise “Tch” ≠ anything meaningful. Bam made the noise “Tch” back at him, and then he chinned the air at me and winked his left eye = “We just made accidental eye-contact and I am only doing what is done when that happens, but still I want you to know that we are in this together.”” (13) Plus souvent qu’autrement, le signe d’équation de Levin vient confirmer ce que le lecteur savait déjà ou ce qu’on aurait très bien pu le laisser deviner. Cela constitue, à mon sens, une faute d’excès de prise en charge: “I set my hand on Vincie’s shoulder = It’s fine” (314). En d’autres mots, le langage de Gurion paraît d’autant plus surcodé. Pour reprendre la formule de Gérard Genette au sujet de Proust, Levin se situe à la fois à l’extrême du showing et à l’extrême du telling, “et même un peu plus loin, dans ce discours parfois si libéré de tout souci d’une histoire à raconter, qu’il conviendrait peut-être de le nommer simplement, dans la même langue, talking.”4Gérard Genette. Discours du récit. Coll. Points, Éditions du Seuil, Paris, 1972 [2007], p. 171.

Dans le cas de l’exemple cité, le signe d’équation doit être perçu à la fois comme un raccourci lexical et une marque de style qui n’est pas anodine dans le cadre du roman. Il rappelle l’utilisation, dans Infinite Jest de l’Américain David Foster Wallace, des abréviations de formules de correspondance bureaucratique (l’auteur y écrit “re” au lieu de “regarding”, “w/o” au lieu de “without”, “w/r/t” au lieu de “with regard to” etc.). Comme chez Wallace, le signe typographique chez Levin instaure un rapport de distance avec le texte, il va au-delà des limites de la mimésis du discours en n’étant pratiquement plus verbal. Ce rapport de distance, de pair avec les nombreux calligrammes qui tapissent le roman et les emprunts à différentes formes textuelles (le courriel, ou la retranscription d’une entrevue télévisuelle, par exemple), expose toujours plus le texte pour ce qu’il est : un ramassis de symboles plus ou moins hétérogènes servant à signifier par métonymie le réel et, surtout, l’acte même de représentation.

Bibliographie

Levin, Adam. 2010. The Instructions. San Francisco: McSweeney’s, 1030p.

  • 1
    Adam Levin. The Instructions. McSweeney’s, San Francisco, 2010, p. 569. Toutes les citations du roman sont tirées de cette édition et seront désormais indiquées entre parenthèses dans le texte.
  • 2
    Charles Newman. The Post-Modern Aura. Northwestern University Press, Evanston, 1985, p. 66 : « [a]s each age defines its own reality, each reveals its own preference of perspective, often influenced by technology ».
  • 3
    Joshua Cohen. « Holy Warrior » dans The New York Times, November 5, 2010 (article consulté en ligne : <http://www.nytimes.com/2010/11/07/books/review/JCohen-t.html>).
  • 4
    Gérard Genette. Discours du récit. Coll. Points, Éditions du Seuil, Paris, 1972 [2007], p. 171.
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