Salon double, dossier thématique, 2013

Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines

Pierre Luc Landry
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Les exemples d’oeuvres posthumes sont multiples; ainsi, Ecce Homo de Friedrich Nietzsche, Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, La mort heureuse d’Albert Camus et 2666 de Roberto Bolaño ont tous été publiés —et reconnus comme de grands textes— après la mort de leurs auteurs. Il convient de s’interroger sur cette pratique de publication et sur son impact sur les littératures actuelles, celles qui sont en train de se faire et dont la réception n’est pas encore fermée par un discours académique et institutionnel. Salon double propose, à travers ce dossier, d’interroger certains ouvrages publiés récemment de façon posthume. Peu importe l’année de la mort de leur auteur; ce qui nous intéresse, c’est de questionner l’inscription (ou non) de ces titres dans les littératures actuelles. Il apert d’emblée que le sujet du présent dossier est assez problématique. Il soulève un nombre incalculable de questions intitutionnelles, poétiques, esthétiques, etc., auxquelles nous n’avons pas souhaité répondre: nous avons plutôt choisi de laisser carte blanche à nos collaborateurs, qui ont abordé différents cas que nous vous présentons ici.

Il est évident que ce type de publication pose problème pour quiconque s’intéresse aux littératures actuelles, et nous souhaitons, avec ce dossier, réfléchir à cette problématique particulière engendrée par la pratique de publication posthume.

Il y a d’abord des «contemporains malgré eux». Ce sont ces auteurs «d’une autre époque» dont des oeuvres ont été publiées récemment. Des auteurs qui jusqu’alors étaient inconnus, ou encore des écrivains lus, étudiés et commentés dont on publie un texte demeuré inédit. On peut alors questionner la pertinence d’une telle publication posthume et se demander si cela va au-delà du simple geste de mise en valeur des archives de l’auteur. Il existe bel et bien certains titres qui étaient demeurés inédits en raison de la volonté de l’auteur mais que les ayants droit ont choisi de dépoussiérer et de publier quand même; dans d’autres cas, il s’agit plutôt d’oeuvres inachevées, que la mort de l’auteur est venue interrompre, ou d’oeuvres laissées de côté pour différentes raisons. Est-ce que les titres ainsi publiés font écho à certaines pratiques et esthétiques contemporaines? Se contentent-ils plus simplement d’offrir à un public déjà conquis un inédit de leur auteur préféré désormais mort? Ces oeuvres sont-elles anachroniques, des traces que l’on pourrait considérer comme des expansions de l’oeuvre déjà établie, ou sont-elles plutôt, véritablement, des ouvrages actuels, qui nous sont contemporains? Comment peut-on et doit-on recevoir ces textes? Comme des ouvrages anciens, presque intouchables en raison de la réputation de leur auteur, ou encore comme des textes qui nous côtoient et qui devraient dire quelque chose sur notre monde? Comment la publication d’un texte de manière posthume affecte-t-elle l’appréciation générale de l’oeuvre complète d’un auteur? Vient-elle, dans certains cas, bouleverser une cohérence qui faisait tenir ensemble tous les textes jusqu’alors? Il est intéressant de rappeler que Nietzsche lui-même avait la certitude d’être «né posthume»: est-il possible alors d’écrire de façon «prophétique», en s’adressant au futur? Peut-on être contemporain d’un peuple à venir?

Ultimement, la question qui se pose est la suivante: le fait d’être publié aujourd’hui suffit-il pour inscrire un texte dans la littérature contemporaine? Répondre oui à cette question sous-tend que ce serait l’acte de lecture qui crée le contemporain. À ce rythme, n’importe quel inédit découvert et publié à l’époque actuelle pourrait être considéré comme notre contemporain, peu importe qu’il ait été écrit au XIXe siècle ou par un auteur de la Grèce antique. Qu’est-ce qui fait (ou non) de ces exemples des oeuvres contemporaines. Qu’est-ce que cela signifie et qu’est-ce que cela implique, qu’on leur accole (ou pas) l’étiquette de littérature contemporaine?

Il existe un autre cas de figure qui concerne des auteurs qui nous sont contemporains et dont les textes ont été, pour une raison ou pour une autre, publiés après leur mort. Il peut s’agir de textes prolongeant l’oeuvre poétique ou romanesque de l’écrivain, ou encore d’archives mises au jour par une tierce personne: correspondances, journaux, carnets, etc. On peut questionner ces textes sur la base de leur inscription non seulement dans l’oeuvre de l’auteur, mais aussi dans le vaste champ des publications récentes.

Il apert donc, d’emblée, que le sujet du présent dossier est assez problématique. Il soulève un nombre incalculable de questions intitutionnelles, poétiques, esthétiques, etc., auxquelles nous n’avons pas souhaité répondre: nous avons plutôt choisi de laisser carte blanche à nos collaborateurs, qui ont abordé différents cas que nous vous présentons ici.

D’abord, Audrée Wilhelmy s’intéresse à Testament de Vickie Gendreau, dont le titre exprime la teneur: écrit avant le décès de l’auteure condamnée par une tumeur au cerveau, ce texte antemortem «contredit la mort de l’auteur telle que proclamée par Roland Barthes». Wilhelmy interroge donc le voyeurisme triomphant de notre époque, qui conditionne la réception d’une oeuvre comme celle-ci. Dans un texte consacré aux romans Suite française d’Irène Némirovsky et Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Marius Conceatu met au jour un véritable «jeu de lecture» qui peut faire d’une oeuvre posthume un texte contemporain et d’un texte contemporain une oeuvre posthume. Il affirme en effet, au terme de l’analyse croisée de deux textes aux conditions de publication fort différentes, que «le contemporain est une question de réception, tenant d’une concordance heureuse entre une œuvre et la sensibilité du lecteur momentané». Daria Bardellotto, de son côté, s’interroge sur la pertinence de publier de façon posthume le «brouillon» d’une oeuvre inachevée par son auteur, mort assassiné avant de l’avoir complétée. Elle regarde «l’oeuvre-monstre» Pétrole de Pier Paolo Pasolini et réfléchit au concept nitzschéen d’inactuel, propre à caractériser le texte analysé ici. Emmanuel Deronne, quant à lui, livre dans son texte le témoignage d’un éditeur, puisqu’il a choisi de faire paraître sous forme de livres électroniques certains romans inédits écrits par son père dans les années 1950. Il se pose donc la question à savoir si un texte inédit et inachevé peut être avant-gardiste. On a donc là le point de vue privilégié de celui qui arrange, adapte et recrée, peut-être même, une oeuvre pas encore reçue. Louis-Daniel Godin explore dans sa contribution les différents mouvements à l’oeuvre dans les textes posthumes d’Hervé Guibert : le deuil de lui-même, impossible à réaliser, auquel l’écrivain condamné à mort doit faire face; l’anticipation de la mort, annoncée, prévue, mise en scène; le désir de filiation, c’est-à-dire de laisser derrière lui quelque chose qui survivra à la mort; et finalement la transcendance opérée après la mort, justement, par cette forme de survivance. De son côté, Jean-Philippe Gravel, qui a étudié avec l’écrivaine Nelly Arcan dans le cadre d’un séminaire de psychanalyse, réfléchit de façon toute personnelle au cas de certains de ses textes parus après sa mort, surtout à celui de «La Honte», nouvelle qui, selon lui, annonçait un roman à venir et une nouvelle étape dans l’oeuvre d’Arcan. Finalement, Rana El Gharbie vient clore ce dossier avec un texte sur Le Passé défini, un journal rédigé par Jean Cocteau à l’attention des lecteurs de l’an 2000; une oeuvre pensée dès sa rédaction pour un public pas encore né, dans un mouvement particulier analysé par El Gharbie.

Ce dossier n’apporte aucune réponse définitive à toutes les questions posées un peu plus haut. Il s’agit plutôt d’une collection d’études sur des cas bien différents les uns des autres, visant toutes un même objectif: réfléchir, en tant que lecteurs contemporains, à des oeuvres qui nous parviennent d’outre-tombe. C’est en quelque sorte une expérience extrême d’herméneutique que nous donnons à lire ici.

Dossier dirigé par Pierre Luc Landry (Université Laval) 

Articles de la publication

Audrée Wilhelmy

L’auteur n’est pas mort

Il semble impossible, en lisant «Testament» de Vickie Gendreau, de faire abstraction du contexte très singulier dans lequel le roman a été écrit. Quelle que soit la plateforme médiatique sur laquelle le livre est présenté (depuis «La Presse» et «Tout le monde en parle» jusqu’aux blogues «undergrounds»), le texte et son auteur paraissent partout indissociables: l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de l’écrivaine –atteinte d’un cancer au cerveau– oriente la lecture du livre et justifie l’œuvre. Vickie Gendreau a rédigé son roman parce qu’elle est condamnée. Pondu en un été et publié en septembre 2012 au Quartanier, «Testament» témoigne de l’urgence de vivre, d’écrire, d’être entendue. À l’opposé de la publication posthume d’un roman inachevé, écrit par un auteur prématurément happé par la faucheuse, se trouve peut-être le type d’ouvrage publié par Vickie Gendreau, qui lègue mots et fennecs à ses amis dans une œuvre testamentaire publiée «avant sa mort et dans la perspective de celle-ci.

Marius Conceatu

Posthume et postérité: un dialogue irrésistible

«Suite française» et «Les Bienveillantes» sont deux romans musicaux, construits et organisés comme des suites de tableaux-danses, dont les harmonies et les dissonances construisent un jeu troublant sur les conceptions sur la postérité du phénomène qui leur sert de leitmotiv: l’Holocauste. Pour le roman d’Irène Némirovsky, la question est d’autant plus vertigineuse qu’il s’agit d’une œuvre posthume. En effet, miraculeusement retrouvé et publié en 2004, plus de 70 ans après la mort de l’auteur à Auschwitz, à la suite des mêmes événements décrits dans son récit non autobiographique, «Suite française» participe non seulement d’une discussion sur la nature du posthume, mais aussi d’une interrogation sur le fonctionnement problématique de la réception dans des situations où le destin de l’écrivain est indissolublement lié à l’histoire de l’œuvre. Ce rapport se complique davantage dans le cas des «Bienveillantes», le roman de Jonathan Littell publié en 2006 et source d’acclamations et de critiques virulentes à la fois. Le lecteur est confronté d’abord à un narrateur difficile –nous y reviendrons–, ensuite à une sorte d’équilibrisme narratif entre fiction, morale et histoire et, finalement, à sa propre mémoire littéraire, récemment enrichie par la contribution décalée de Némirovsky.

Daria Bardellotto

Un roman né posthume

La nuit du premier au 2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini mourrait assassiné à Ostie, près de Rome. C’est une mort qui demeure énigmatique, dont les circonstances ont été cachées pendant trente ans, et sur laquelle une enquête a été rouverte en 2009. Pasolini a laissé derrière lui une production immense et très diversifiée, allant de la prose à la poésie, du théâtre au cinéma, de la critique littéraire à la réflexion politique. Lors de sa mort, l’écrivain était en pleine activité et s’occupait de plusieurs projets littéraires et cinématographiques qui se trouvaient à des états d’avancement divers.

Emmanuel Deronne

Un roman inédit et inachevé de 1952 peut-il être avant-gardiste?

Depuis un an, Emmanuel Deronne a entrepris un travail assez complexe, nouveau pour lui et éloigné de sa spécialisation d’enseignant-chercheur en linguistique. Il s’agit de publier ou de republier une partie des œuvres de son père, le romancier Voltaire Deronne, alias Robert Reus (1909-1988). Les romans autrefois publiés, «La Foire» (1946; réédité en 2012) et «L’Épidème» (1947), ne trouveront à cette occasion «qu’» une seconde vie: ils ont déjà fait partie intégrante de la production littéraire de leur époque («La Foire» a figuré au dernier tour du prix Cazes). Mais les œuvres inédites (une vingtaine d’œuvres de 1945 à 1960 puis de 1973 à 1988 environ) posent ce problème d’une éventuelle naissance «postmaturée» et donc du statut étrange des œuvres du passé apparaissant dans l’horizon littéraire d’une époque qui n’est plus la leur et à laquelle elles n’étaient pas destinées.

Louis-Daniel Godin

La mort au kaléidoscope

Hervé Guibert, qui contracte le virus du sida dans les années 1980, produit une importante partie de son œuvre étant témoin de la dégradation fulgurante et prématurée de son corps. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont quelques-uns sont publiés après son décès survenu à l’aube de ses trente-six ans. L’écriture posthume, chez Guibert, se joue dans et par l’énonciation, elle est un souvenir laissé à l’Autre ainsi qu’une tentative de survivance. Comme nous le verrons, les textes posthumes de Guibert rendent compte d’un déploiement remarquable de sa relation à sa mort prospective; celle-ci est désirée, haïe, déplacée, fragmentée, camouflée, niée, etc.

Jean-Philippe Gravel

Entre la honte et l’image

Nelly Arcan (Isabelle Fortier) s’est tuée le 24 septembre 2009. Le tranchant de son verbe, la précision constante de sa phrase prouvaient qu’elle traitait l’écriture en orfèvre, quel qu’en soit le support, de la publication au Seuil aux chroniques qu’elle publia dans le maintenant défunt hebdomadaire culturel de Québecor, Ici, qui furent d’ailleurs les seuls textes que je lus d’elle de son vivant. En apprenant qu’elle s’était tuée, je me rattrappai aussitôt, lisant tous ses livres en succession, non sans éprouver la honte de m’être mis à la lire parce qu’elle était morte. Je me sentais idiot.

Rana El Gharbie

Le Passé défini, un journal posthume adressé aux lecteurs de l’an 2000

Jean Cocteau a tenu de nombreux journaux personnels de 1911 jusqu’à sa mort en 1963. Il a publié de son vivant la majorité de ces textes: «Opium. Journal de désintoxication» en 1930, «Retrouvons notre enfance» en 1935, «Tour du monde en 80 jours (mon premier voyage)» en 1937, «La Belle et la Bête. Journal d’un film» en 1946, «La Difficulté d’être» en 1947, «Maalesh. Journal d’une tournée de théâtre» en 1949 et «Journal d’un inconnu» en 1952. Trois des journaux du poète sont imprimés après sa mort: «L’Apollon des bandagistes, Journal 1942-1945» et «Le Passé défini». Nous ne connaissons pas l’intention du diariste quant à la publication des onze feuillets composant le manuscrit d’«Apollon des bandagistes». Toutefois, si les notes du «Journal 1942-1945» ne nous renseignent pas sur la volonté de l’auteur de publier son texte, cette information est élucidée par Jean Touzot, éditeur de l’ouvrage. En effet, «Journal 1942-1945» est posthume par défaut, Cocteau n’ayant pas trouvé d’éditeur après la guerre, certainement à cause de l’ambiguïté de son attitude durant le conflit. Le poète ne programme une publication posthume que pour «Le Passé défini».

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