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La médiation du jardin: modélisation et cartographie

Megan Bédard
couverture
Article paru dans Imaginaires du Jardin, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Noémie Dubé (2019)

Puisqu’ils mettent le travail de la terre au centre de leur jouabilité, les jeux de simulation agricole offrent la possibilité aux joueuses et aux joueurs de créer leurs propres jardins virtuels. Dans Stardew Valley, le travail est régi par le cycle des jours, des saisons, des changements météorologiques, du temps de croissance des plants. Dans ce cas, le jardin virtuel peut être pensé comme une modélisation des jardins réels.

Barone, Eric. “Stardew Valley, Jardin”. 2016. Jeu Vidéo

Barone, Eric. “Stardew Valley, Jardin”. 2016. Jeu Vidéo
(Credit : Barone, Eric. “Stardew Valley, Jardin”. 2016.)

Par définition, un modèle est « [c]e dont on doit imiter la structure pour un emploi adéquat de quelque chose », une « [r]eprésentation du fonctionnement de quelque chose. » Il s’agit d’une « [c]hose, animal ou personne que l’artiste représente dans son œuvre », d’un « [o]bjet qu’on imite pour fabriquer d’autres objets » ou d’un « [o]bjet imitant un autre objet, mais d’une taille très différente. Modèle d’une voiture, d’une cellule. Modèle réduit. » (Antidote) Le modèle désigne autant l’objet représenté que la schématisation d’un fonctionnement. En ce sens, l’espace virtuel du jeu vidéo schématise les jardins réels desquels il s’inspire en effectuant une sélection d’éléments représentatifs qui évoquent le jardin ou la ferme. Cette sélection est révélatrice des éléments qui composent un imaginaire populaire du jardin potager. Anne Cauquelin nomme ces éléments caractéristiques du jardin la vulgate jardinière :

Cette vulgate tient, déjà tout faits, des « lieux communs » à disposition du jardinier. Lieux communs que l’on retrouve partout, quoique différemment accentués ou composés en différentes façons. Au-delà des gestes et des outils que l’on s’accorde à trouver nécessaires, des plantes qui semblent s’imposer au bon sens, et dont on peut dresser la liste, une organisation des lieux impose sa forme propre, sa propre logique. (2005 [2003] : 14)

Le processus de modélisation, tel qu’il se présente dans les œuvres vidéoludiques, les simplifie en retirant la marge de chaos inhérente aux espaces naturels1 Je mentionne au passage que l’an-entropie inhérente aux jardins – c’est-à-dire ce combat contre l’entropie définie par Anne Cauquelin – est rapidement évacuée de la vulgate jardinière vidéoludique. Dans Stardew Valley, par exemple, les plants ne meurent que si les graines sont mangées par un corbeau (ce qui peut être facilement empêché par l’installation d’épouvantail autour du champ) ou si elles sont plantées lors une saison défavorable. Il ne s’agit plus d’entropie, mais d’une mort rapide et soudaine sur laquelle nous n’avons aucun pouvoir dans l’espace de jeu. et les systématise au sein d’un programme informatique en élaborant une série de règles. À cet égard, le travail de sélection et simplification trouve son écho même dans l’utilisation du pixel art qui se base sur l’agencement de quelques pixels pour évoquer la forme d’un végétal complexe. Il y a donc une déformation nécessaire à la traduction des composantes du jardin réel dans un espace virtuel.

Bédard, Megan. “Amarante”. 2019. Photographie et Pixel Art

Bédard, Megan. “Amarante”. 2019. Photographie et Pixel Art
(Credit : Bédard, Megan. “Amarante”. 2019)

Bédard, Megan. “Pavot”. 2019. Photographie et Pixel Art

Bédard, Megan. “Pavot”. 2019. Photographie et Pixel Art
(Credit : Bédard, Megan. “Pavot”. 2019)

Il est intéressant de noter que ces étapes — sélection, simplification et systématisation — s’apparentent au processus de cartographie. De fait, en tant que langage, la carte est une représentation visuelle « nécessitant le respect des lois de la perception graphique », une « représentation plane qui matérialise le passage d’une sphère à un plan », une « représentation réduite » nécessitant un rapport d’échelle, simplifiée et conventionnelle (Taïbi, 2018). La modélisation du jardin se pense à la manière d’une carte interactive dont la lecture permet une compréhension schématique du fonctionnement d’un jardin (ou d’une ferme). À ce sujet, Anne Cauquelin écrit que

le jardin entretient un rapport complexe avec la carte et sa structure stratifiée. Mesurer chaque espace, analyser le sous-sol, commenter les opérations faites et à faire, indiquer les formes végétales et animales qui fréquentent le jardin, suivre leur évolution, établir un calendrier d’actions : telles sont les fonctions de la carte qui lie le visible (dessin, plan) et le lisible (commentaires, indications historiques et ethnologiques). Le jardin est en soi-même une carte, un battement rythmé entre visible et lisible. (2005 [2003] : 106-107)

Or, si le jardin réel s’apparente déjà à la carte, est-ce que le jardin virtuel constitue la cartographie d’une carte (la médiation d’une médiation)? Le processus de médiation rend évidente la non-concordance du jardin réel et du jardin virtuel. Tous deux soulèvent des questions sur la construction du jardin non pas en tant que travail de la terre, mais en tant que processus d’artialisation.

C’est dans son Court traité du paysage, qu’Alain Roger détaille sa théorie de l’artialisation du paysage. À partir de la « “double articulation” : pays/paysage, d’une part, artialisation in situ/ artialisation in visu, d’autre part » (1997 : 8, l’auteur souligne), il développe ce qu’il nomme une métaphysique du paysage :

Si je recours, néanmoins, à ce vocable [de métaphysique], c’est pour souligner qu’un paysage n’est jamais réductible à sa réalité physique — les géosystèmes des géographes, les écosystèmes des écologues, etc. —, que la transformation d’un pays en paysage suppose toujours une métamorphose, une métaphysique, entendue au sens dynamique. En d’autres termes, le paysage n’est jamais naturel, mais toujours « surnaturel ». […] Mais si le paysage n’est pas immanent, ni transcendant, quelle est son origine? Humaine, et artistique, telle est ma réponse. L’art constitue le véritable médiateur, le « méta » de la métamorphose, le « méta » de la métaphysique paysagère. (9-10)

Selon lui, « [l]e seul fait de la re-présenter suffit à arracher la nature à sa nature » (10, l’auteur souligne) et l’artiste « a pour vocation de la nier, de la neutraliser, en vue de produire les modèles, qui nous permettront, à rebours, de la modeler. » (12, l’auteur souligne) D’une certaine manière, les jeux vidéo participent à l’élaboration de ces modèles qui transforment notre regard sur la nature — sur les paysages ou sur les jardins. L’artialisation in visu2 Contrairement à l’artialisation in situ qui désigne une intervention directe sur le lieu du paysage, incluant notamment les artistes du land art. est ainsi une artialisation indirecte, « par la médiation du regard » (12) :

Notre regard, même quand nous le croyons pauvre, est riche, et comme saturé d’une profusion de modèles, latents, invétérés, et donc insoupçonnés : picturaux, littéraires, cinématographiques, télévisuels, publicitaires, etc., qui œuvrent en silence pour, à chaque instant, modeler notre expérience perceptive ou non. […] [U]n relais supplémentaire est désormais requis, celui du regard, qui doit en effet s’imprégner de ces modèles culturels, pour artialiser à distance et, littéralement, embellir par l’acte perceptif […]. (15-16, l’auteur souligne)

Or, le travail du jardin se distingue de la saisie du paysage par le regard qui est, par définition, distancié. Anne Cauquelin situe en ce sens le jardin entre architecture et paysage, révélant une série de paradoxes faisant du jardin un lieu à la fois extérieur et intérieur, clos et ouvert. Entre nature et construction (Cauquelin, 2005 [2003] : 93-108), « [l]e jardin s’offre au regard, tel un tableau vivace, contrastant avec la nature environnante. D’où le besoin d’enclore. » (Roger, 1997 : 31) La nature y est enclose dans un espace sacré « à l’intérieur duquel se trouve concentré et exalté tout ce qui, hors de l’enceinte, diffuse et dilue, livré à l’entropie naturelle. Le jardin, à l’instar du tableau, se veut monade, partie totale, ilot de quintessence et de délectation, paradis paradigme. » (32)

Si la nature, à travers la médiation du regard, reçoit « la sentence de l’art » (31) — la faisant sortir, dans un même mouvement, de sa dégradation entropique —, le jardin quant à lui esthétise et reproduit une parcelle de la nature à l’intérieur de la clôture. Qu’en est-il, alors, du jardin virtuel qui prend modèle sur le jardin réel — voire, qui propose des modèles? Le jardin virtuel est-il au jardin réel ce que le jardin réel est à la nature?

 

Bibliographie

Barone, Eric. 2016. Stardew Valley.
Cauquelin, Anne. 2003. Petit traité du jardin ordinaire.
Roger, Alain. 1997. Court traité du paysage. Paris: Gallimard, 165 p.
Taïbi, Nuscia. 2018. «Cartographie littéraire. La perspective de la géographie à partir de l’exemple de “Rouge Brésil” de Jean-Christophe Rufin». Groupe de recherche – L’imaginaire botanique: herbiers, champs, jardins.
  • 1
    Je mentionne au passage que l’an-entropie inhérente aux jardins – c’est-à-dire ce combat contre l’entropie définie par Anne Cauquelin – est rapidement évacuée de la vulgate jardinière vidéoludique. Dans Stardew Valley, par exemple, les plants ne meurent que si les graines sont mangées par un corbeau (ce qui peut être facilement empêché par l’installation d’épouvantail autour du champ) ou si elles sont plantées lors une saison défavorable. Il ne s’agit plus d’entropie, mais d’une mort rapide et soudaine sur laquelle nous n’avons aucun pouvoir dans l’espace de jeu.
  • 2
    Contrairement à l’artialisation in situ qui désigne une intervention directe sur le lieu du paysage, incluant notamment les artistes du land art.
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