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Le marginal dans le jardin public: itinérance, rupture et introspection

Marine Bochaton
couverture
Article paru dans Paroles d’arbres. Histoires de jardins, sous la responsabilité de Rachel Bouvet, Marine Bochaton et Roxane Maiorana (2020)

Entre insouciance et intimisme, le jardin public rassemble et apparaît comme une source inépuisable d’inspiration pour la ville. Toutefois, sa singularité émouvante en fait un espace rare et vulnérable, n’excluant ni turbulences ni conflits, car tout réseau de significations positives engendre son double virtuel, négatif.

Annie Pilon et Pierre Sansot. La part maudite (32)

Autrefois, le jardin public ne laissait que très peu de place à la marginalité. Jusqu’au XVIIe siècle, il constituait un véritable emblème de richesse et était très représentatif des hautes classes de la société qui n’admettaient entre ses portes que très peu de membres du peuple. Néanmoins, on peut déjà noter qu’une sorte de vie parallèle s’organisait dans les jardins publics: la nuit, de manière illégale, le peuple, et notamment le peuple de Paris, s’infiltrait dans les jardins pour y déambuler à sa guise et côtoyer la végétation qui lui était d’ordinaire interdite:

Jusqu’au XVIIe siècle, hors places et foirails, ou «tour des remparts», le public n’est admis qu’avec parcimonie à pénétrer dans les grands parcs royaux ou seigneuriaux. Si l’on en croit pourtant le témoignage du docteur Lister, ami de l’ambassadeur d’Angleterre, le public parisien fréquente facilement et même nuitamment les Tuileries, les jardins du Palais Royal, ceux du Luxembourg, de l’Arsenal, ceux des Chartreux, des Célestins ou de Sainte-Geneviève. (Lejeune)

C’est à partir du XVIIe siècle que les espaces publics de la ville finissent par s’ouvrir. Alors qu’en France le régime en place est la monarchie absolue de Louis XIV, le mot d’ordre est simple: impressionner. Laisser un public, certes encore très bourgeois, accéder aux parcs royaux, c’est lui permettre de profiter de cette ostentation royale qui semble déterminée à être vue. La Révolution française est le moment de rupture: les pouvoirs se renversent et avec eux les us et coutumes. Les parcs deviennent des biens nationaux et sont donc totalement ouverts au public. Avec cela vient petit à petit l’émergence d’une société de plus en plus axée vers les plaisirs et le divertissement. Les parcs commencent déjà à devenir des espaces de rencontre et d’amusement. Face à l’urbanisation toujours plus grande et le début des travaux d’Haussmann, les citadins viennent chercher un regain de verdure dans les jardins publics:

Il faudra néanmoins attendre plus de deux décennies pour que le préfet Rambuteau réalise le premier vrai jardin public de Paris: le jardin de l’Archevêché. Mais c’est avec l’avènement de Louis Napoléon Bonaparte et les immenses travaux de l’équipe d’Haussmann qu’apparaissent la plupart des parcs et jardins publics, luxueusement vantés dans la prestigieuse publication «Les Promenades de Paris». Les objectifs de ces aménagements sont simples: se divertir, se rencontrer, se montrer dans un décor codifié et proposant un résumé des scènes de la nature. Il s’agit aussi de répartir les parcs et jardins de manière à satisfaire l’ensemble des quartiers et de leurs couches sociales. Cette politique urbaine qui avait une valeur sociale certaine fut confirmée par la IIIe République. (Lejeune)

Le premier jardin public créé comme tel, dans un but d’exploitation collective, est donc le jardin de l’Archevêché, mis au point par le préfet Rambuteau. Il conçoit véritablement le parc comme un lieu pensé pour être traversé à tout moment de la journée, dans lequel on se balade, mais où on veut également faire des haltes. C’est pour cette raison que des bancs sont ajoutés. Cet objet, qui deviendra un emblème tantôt de la chanson romantique française (comment ne pas penser à Brassens!1La chanson de Georges Brassens «Les amoureux des bancs publics» puise son inspiration dans les amoureux du dessinateur Raymond Peynet. Elle fait partie de l’album «Le Vent», sorti en 1953. Dans cette chanson il dit: «Les gens qui voient de travers/ pensent que les bancs verts/ qu’on voit sur les trottoirs/ sont faits pour les impotents ou les ventripotents/ mais c’est là une absurdité/ car à la vérité/ ils sont là c’est notoire’/ pour accueillir quelque temps les amours débutants») tantôt de la misère humaine, apparaît à ce moment-là, dans une volonté de créer des temps de repos pour les promeneurs. Après le jardin de l’Archevêché, s’en suivront plusieurs parcs, souvent sous les ordres d’Haussmann, tels que le remaniement du bois de Vincennes ou la création du parc des Buttes-Chaumont qui voit le jour là où se trouvaient auparavant d’anciennes carrières.

Dans cet article, nous nous appuierons sur trois œuvres, bien différentes, qui parlent chacune à leur manière du jardin public, en en révélant les différentes facettes et la complexité. La première, Roberto Zucco, de Bernard-Marie Koltès, a été publiée en 1988. Cette pièce, inspirée de l’histoire du tueur en série Roberto Succo, est une relecture quasi mythique des derniers jours de cet homme et de sa dernière errance meurtrière. Parcourant divers endroits d’une ville, en passant par un jardin public, tuant diverses personnes sur son chemin, il terminera son errance en se suicidant. Dernière œuvre de Koltès, écrite un an avant son décès des suites du sida, cette pièce a été reçue de manière scandaleuse à cause de son côté sulfureux et amoral. Dans Le Jardin clos (1994), Régine Detambel raconte la réclusion volontaire d’un jeune homme de 19 ans, qui n’est jamais nommé, et qui choisit de s’enraciner dans un jardin après avoir été le témoin immobile du viol de sa compagne dans l’enceinte de ce même jardin. Écrasé par la culpabilité, ayant le sentiment d’avoir perdu son humanité et son identité, il s’enlise dans la végétation et vit comme un marginal. Enfin, les Vernon Subutex de Virginie Despentes, dont le premier tome a été publié en 2015, suivent le parcours d’un disquaire parisien qui est expulsé de chez lui lorsque sa boutique fait faillite, ce qui fait qu’il se retrouve incapable de payer son loyer. Mêlant enquête policière, chasse au trésor et rock’n’roll, la trilogie de Virginie Despentes suit en fait la déchéance d’un homme qui s’arrêtera finalement lorsqu’il élira domicile dans un jardin public et qu’il y renaîtra sous la forme d’un gourou. Espace vierge, espace des possibles, mais aussi espace de solitude et de dégradation, le jardin public est symbole de paradoxe dans Vernon Subutex.

 

Un lieu qui exclurait la marge

D’après le dictionnaire du Centre National de Recherche Textuelle et Lexicale, un jardin public est un «espace d’une certaine importance ménagé dans une ville, agrémenté d’arbres, de fleurs, de pelouses et destiné à la promenade, aux jeux des citadins». C’est un espace qui est entretenu par la collectivité, et qui est créé pour le plaisir du plus grand nombre. Comme nous venons de le voir, dès sa création, le jardin public se présente comme un lieu qui n’intègre pas ce qui est hors de l’ordre, de la plaisance, du divertissement et de la beauté. Finalement, comme n’importe quel espace public, le jardin «nierait» la marge. Or, comme on le sait bien, le vagabond, l’itinérant, est enclin à se trouver dans les marges, dans ce qui ne se voit pas et qui n’est pas explicitement nommé. Il ne correspond jamais à la définition canonique du jardin public.

Pourtant, même si le jardin a pour but de voir et d’être vu, de plaire, d’explorer et de découvrir, ainsi que de favoriser des rencontres dans un lieu dévoué au divertissement et au bien-être, il est un des seuls espaces qui laisse quand même sa place au marginal, la nature l’accueillant et lui octroyant une partie de l’espace au même titre qu’à chaque personne qui vient se reposer là un moment. Si les marginaux –tous les itinérants, les vagabonds et les voyous– disparaissent de jour de ses allées, c’est parce qu’on choisit de ne plus les voir. L’œil habitué ne fait plus la mise au point, comme s’il s’agissait des zones de flou, de distractions trop communes, leur présence est tellement évidente qu’on ne les remarque plus. Alors que l’on pourrait croire qu’ils se confondraient plus facilement avec la rugosité des zones urbaines, et qu’ils ne feraient pas bon ménage a priori avec les belles allées proprettes, bordées de fleurs et d’arbres, on se rend finalement compte que cet accès à l’invisibilité est leur condition même pour pouvoir exister.

C’est cette relation entre vie quotidienne et marginalité, indifférence et obligatoire reconnaissance que Virginie Despentes explore dans Vernon Subutex (2015). On y suit le trajet de Vernon, un ancien disquaire parisien qui devient un itinérant par obligation et qui va bourlinguer d’une maison d’amis à une autre pour finalement atterrir au Parc des Buttes Chaumont où il s’enracine. Dans le second tome de la trilogie, Vernon est assis sur un banc quand passe devant lui quelqu’un qui le connaît et le reconnaît:

Mais cet après-midi, elle a envie de voir des arbres dans Paris, de prendre une bière en terrasse loin du bruit des voitures. Elle se force à entrer dans le parc. Sur le premier banc, elle dépasse la silhouette d’un SDF. Elle ne prête pas attention. Elle pense au poème de Prévert, le désespoir assis sur un banc. Elle est vaccinée, comme beaucoup de citadins, habituée à la misère des autres, mais toujours un peu honteuse de détourner la tête. Elle fait quelques pas, sans parvenir à chasser l’image de ses pensées. Un pauvre garçon, il est jeune, on voit à son allure qu’il n’est pas à la rue depuis longtemps mais on l’identifie tout de suite comme un gars sans maison. Alors elle ralentit. Elle connaît ce visage. Elle hésite.

C’est absurde. Impossible. Elle revient sur ses pas.
–Vernon? C’est vous? Vous ne vous souvenez pas de moi? Je suis la maman de Xavier. Vous vous souvenez? Je repassais vos chemises à jabot quand vous dormiez à la maison. (Despentes: 338)

Le choc est double puisque le lecteur, lui, prend conscience d’une désagréable vérité qu’il est facile de tenter d’oublier: en effet, les SDF se fondent totalement dans le paysage, et à l’image des biens publics plus personne ne les remarque. Ils deviennent finalement comme un attribut à part entière du jardin, la marginalité s’intégrant de manière presque automatique au reste de l’environnement. Le personnage de la femme qui marche, lui, est heurté lors de l’identification de Vernon. Le SDF cesse d’être une partie du décor, car elle le connaît. Alors que son visage est reconnu, il peut reprendre enfin forme humaine. Cette humanité-là est pourtant déplaisante, car elle ne correspond pas à ce qui se passe normalement dans un jardin. Les SDF devraient être des éléments du décor, et les humains des passants. Le marginal, que l’on est habitué à voir et que l’on ne voit plus, donne l’impression d’être comme une mauvaise herbe, un indésirable parmi un bosquet bien taillé. D’ailleurs, il est pertinent de remarquer que le terme de mauvaise herbe désigne dans le langage botanique une plante non cultivée qui vient concurrencer par sa présence l’existence et le bien-être des plantes cultivées, mais que ce terme désigne aussi, dans un langage plus argotique, une personne qui se serait éloignée du bon chemin et qui aurait mal tourné.

Même si le jardin public voulait au départ exclure la marge, la marge s’insère quand même, comme une mauvaise herbe qui se reproduit toujours à force d’être coupée. À la tombée de la nuit, les jardins publics donnent l’impression d’être des ballets: alors qu’un vagabond est chassé hors des enceintes du parc, un autre s’y insère par un chemin de traverse, à l’image des jardiniers qui retaillent chaque matin les plantes et qui usent de tous les efforts pour déloger les indésirables qui sont venus se loger près des tulipes et des bosquets de roses.

 

Le jardin public: un monde fait de paradoxes

En tant qu’espace de rêve et zone de libre vagabondage, le jardin public a pour lui le charme de l’interdit, de ses fantasmes et perversions. Il sait mêler avec habileté tristesse et intrusion, désillusion et menace, solitude et angoisse. Presque sournoisement, il parvient à renfermer dans un cadre familier le mystère, la gêne et la peur.
(PILON, Annie et Pierre Sansot: 34)

 

Une créature à deux têtes: le parc de jour et le parc de nuit

Monde à deux visages, le jardin public paraît radicalement différent selon qu’on le visite de jour ou de nuit:

Lieu d’aise le jour, le jardin s’active au gré des préoccupations quotidiennes de chacun dans la dispersion. À l’inverse, lieu de malaise la nuit, il renferme une population souterraine, interdite, taboue et suspecte qui rôde et se condense selon une hiérarchie et une territorialité qui lui sont propres. (Pilon et al.: 35)

Effectivement, pratiqué de jour, le jardin public est le lieu de monsieur et madame tout le monde. Alors que toutes les activités journalières suivent leur cours, il constitue un moment de repos, une pause salutaire dans l’effervescence de la ville et du quotidien. Comme nous avons pu le voir précédemment, dans ce contexte, les vagabonds ne font pas peur, ils se mêlent de manière harmonieuse à la population comme une espèce différente de végétation que l’on ne remarque pas. Ils traînent dans les allées, ils s’allongent sur les bancs. Pendant la journée, c’est le quotidien qui rencontre l’itinérance. Norme et marge se touchent finalement pour créer une sorte de nouvelle norme, basée sur l’indifférence.

La nuit, ce sont de toutes autres lois qui régissent le parc, des lois basées sur l’hostilité et sur la violence. Tout d’abord, comme n’importe quel espace forestier, le parc est un endroit qui, de nuit, devient beaucoup plus anxiogène. Les formes, les arbres, les bosquets ne peuvent pas être reconnus précisément et deviennent de ce fait des objets de peur. D’autre part, durant la nuit, le parc est régulé par d’autres codes que ceux de la loi séculaire. Une fois que l’obscurité est tombée, le jardin public devient le lieu des trafics et de la violence. Les prostitués se cachent derrière les bosquets, les ventes de drogue se font dans la pénombre. L’espace même du parc, par ses différentes allées, sa végétation dense et ses recoins, appelle aux malversations. Il devient donc le lieu des extrêmes. Dans Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès, le jardin public est même le lieu de l’infanticide. À l’image des plantes qui finissent par se manger entre elles, le parc devient le lieu de la transgression des plus grands interdits. Alors que le personnage principal, Roberto Zucco, se retrouve dans un jardin public, il prend en otage une femme et son enfant, et finit par tuer l’enfant sous les yeux de la femme et de certains badauds. Lieu spectacle, lieu de représentation, mais aussi lieu de relâchement des pulsions, le parc paraît encore une fois comme cet espace où, dès que l’on détourne le regard, la mauvaise végétation prolifère et détruit tout sur son passage au cours de la nuit. Lâché dans l’espace public, Roberto Zucco fait effet de végétal incontrôlable, espèce inconnue qui défie l’entendement et dont les actions n’ont pas de sens. Effectivement, dans le jardin public, «à la faveur de la nuit, des jardins facilitent les agressions, deviennent des lieux de rendez-vous pour quelque bande ou des espaces favorables à la prostitution, à des rencontres occultes ou à des manœuvres inavouables». (Pilon et al.: 36)

Dans le Jardin clos de Régine Detambel, il y a aussi des risques pendant la nuit. Cette fois-ci, le personnage principal n’est pas le bourreau mais la victime. Il a peur de se faire agresser par d’autres bandes qui parcourent le jardin, de se faire détrousser du peu de biens qu’il possède pendant qu’il dort, ou de se faire saccager son espace d’habitation. Marcher dans des bosquets en pleine nuit présente toujours le risque d’être fouillé, violenté, vandalisé. Le jardin public est donc cet espace paradoxal qui se situe toujours à la limite de la peur:

En tant qu’espace de rêve et zone de libre vagabondage, le jardin public a pour lui le charme de l’interdit, de ses fantasmes et perversions. Il sait mêler avec habileté tristesse et intrusion, désillusion et menace, solitude et angoisse. Presque sournoisement, il parvient à renfermer dans un cadre familier le mystère, la gêne et la peur.» (Pilon et al.: 34)

Néanmoins, on pourrait également renverser la perspective: pour le marginal, qui vit donc hors norme, la nuit du jardin est parfois bien moins inquiétante que la dimension crue du jour. Effectivement, durant la journée, même si sa présence passe pour une habitude au pire désagréable pour les citadins, il est beaucoup plus difficile pour lui d’exister dans l’espace du parc. Difficile d’être en paix, difficile de se reposer, de dormir, d’avoir de l’intimité dans un espace qui est soumis au rythme effréné de toutes les activités quotidiennes des gens qui sont autour de lui. La nuit amène alors de la tranquillité et du repos: il peut se terrer, découvrir une paix relative.

 

Lieu de frôlement

Comme nous avons pu le voir, le jardin public est un lieu paradoxal pour le marginal. À l’image de n’importe quel espace urbanisé dans lequel l’itinérant est mêlé à du monde, le parc peut être un lieu dangereux, mais il peut également être un refuge, dans lequel le marginal peut avoir un semblant de foyer, et se laisser aller à la rêverie, à la flânerie, à l’introspection: «Le jardin public entretient donc chez ses usagers deux attitudes contraires, l’attirance et l’effroi, selon qu’il se présente comme un refuge positif au sein d’une structure enveloppante ou un repaire négatif, un espace sans sécurité.» (Pilon et al.: 36)

Même si le marginal va évidemment vivre une expérience différente de celle des autres au sein du jardin public, on peut noter que le banc public est un important élément de liaison. Dans l’article intitulé «La part maudite», issu de l’ouvrage collectif Le jardin notre double, les bancs sont décrits de cette manière:

Ailleurs, des bancs austères, fixes et raides, longent en pointillé des allées poussiéreuses et irrégulières. En bois, le banc s’accompagne presque systématiquement d’une odeur caractéristique, voire dérangeante. […] Quel qu’il soit, le banc ressemble fréquemment à une estrade, un siège pris d’assaut dont le dossier, transformé en assise, demeure un pied de nez aux manières jugées trop désuètes et conventionnelles des autres usagers. (Pilon et al.: 2003)

Tout d’abord, il pourrait apparaître comme un élément de rupture, car il vient troubler l’ordre végétal. Néanmoins, il se présente aussi comme un des principaux fixateurs de rythme dans le parc: il vient réguler les temps de pause et définir les lieux où ces pauses se prennent. Ensuite, tout le monde se croise sur un banc. C’est un véritable lieu de rassemblement et de rencontre: différentes personnes, différents temps de repos, différentes utilisations. Le vieux monsieur va y lire tranquillement son journal, la travailleuse pressée va y prendre un court temps de repos, le vandale va s’asseoir sur le dossier du banc, les pieds directement sur l’assise, le marginal va s’y allonger de tout son long lorsqu’aucune contrainte physique ne l’en empêche, espérant trouver le repos et un peu de sommeil. Des objets peuvent venir s’amasser autour de lui et ainsi créer une sorte de prolongation de lui-même et du banc. Néanmoins, on peut se demander si, grâce au banc, les différentes couches de population se touchent vraiment ou ne font plutôt que s’effleurer. Le banc n’est-il pas juste une autre forme de barrière?

 

Un lieu de mouvement

Mouvement de la chute

Dans l’imaginaire populaire, la marginalité est source de craintes, car elle symbolise la rupture, la déchéance. Comme dans un mouvement vertical, celui qui tombe dans la marginalité tombe littéralement au sol. Il passe du statut d’homme debout à celui, bien souvent, d’homme à terre.

Dans les trois livres analysés dans cet article (Vernon Subutex, Le Jardin Clos, Roberto Zucco), il y a des avis de recherche. Dans leur vie, les personnages sont dans une impasse et se trouvent pris dans un effet de chute libre qu’ils ne savent pas comment arrêter. Pratiquement aucun ne veut d’ailleurs arrêter cette déchéance. Ils sont tous parcourus par un état de crise et de difficulté à être qu’ils embrassent plutôt qu’ils repoussent, approchant chacun une forme de pourriture et prenant un plaisir quasi sadomasochiste à contempler leur propre dégradation et leur enlisement dans la marginalité et l’interdit. Métaphoriquement parlant, on pourrait dire que leurs racines pourrissent et qu’ils se laissent pourrir avec elles.

Les trois héros sont également des anti-héros, des sortes de hors-la-loi: ils sont immoraux et ils vont trouver refuge dans le jardin public qui va faire figure, comme nous l’avons vu, de lieu où les autres lois canoniques n’existent plus. L’un, Vernon Subutex, est pris dans sa transformation en guide chamanique totalement vicié, un autre s’enlise dans la terre pour se martyriser et faire taire sa culpabilité, le dernier, Roberto Zucco, cède à ses pulsions les plus malsaines, après un parricide, dans l’espace mythique du jardin. Tous consomment la chute, tous pourrissent en plein air, là où les autres plantes pourrissent et fanent elles aussi, là où finalement personne ne le remarquera.

En dehors de la morale de la société, ils sont dans un mouvement de chute où la plupart se cachent: couché sur un banc, couché par terre, couché à même la végétation. On peut définitivement dire qu’il y a une poétique de la chute dans cette manière d’habiter le jardin, qui instaure une cohésion entre la sauvagerie intime et la sauvagerie de la nature:

Mais si la part maudite du jardin public se manifeste à travers une nature urbaine hostile, sombre et suspecte, elle reste aussi très présente à travers les souffrances et les plaintes de quelques âmes. Avant d’être violence, dégradation, souillure, pollution et séduction, elle se perçoit d’abord dans les gémissements des vieux et dans la colère des miséreux qui y demeurent. (Pilon et al.: 34)

 

Mouvement de l’enracinement

C’est surtout dans Le Jardin clos qu’il y a une corrélation entre le jardin public et celui qui l’habite, le jardin devenant une prolongation des corps. Dans le cas du roman de Régine Detambel, prendre soin de la végétation c’est vouloir prendre soin de soi; c’est tenter de réparer l’irréparable. Il semble bien qu’au fil du roman le personnage principal se transforme en végétal. Il y a une dimension cathartique très importante dans la mise en terre de soi-même: c’est une manière poétique de montrer sa renaissance. Prendre racine, assurer les racines d’un végétal que l’on chérit: voilà une belle métaphore de l’existence par le biais de la végétation. En lisant Le Jardin clos, on comprend que tout au long de l’histoire, le narrateur prend soin du bouquet de fleurs qu’il devait offrir à Elsa avant qu’elle se fasse agresser sous ses yeux. Elsa partie hors du jardin, Elsa fanée, le narrateur se fait un devoir de tenir ce bouquet en vie et de le ressusciter s’il le faut:

Mes massifs occupent tout le triangle délimité par la fontaine, la poubelle au pied du ginkgo et la rive ouest de l’étang. Toutes les plantes qui poussent là, toutes, sans exception, sont issues du bouquet que j’avais apporté pour Elsa, et que j’ai sauvé. Combien de fois me suis-je accroupi en tremblant parce qu’il avait gelé avant que j’aie pu entourer les œillets avec de la paille? Tous les jours et les heures que je passais à remuer la terre avec les mains étaient des heures et des jours où je soignais le corps d’Elsa. (Detambel: 74)

Mauvaise herbe ou plante dont il faut prendre soin, le marginal se confond donc avec la plante, il fait corps avec son environnement à l’image des caméléons qui ne veulent pas être vus. Le personnage du roman, dont le nom n’est jamais cité comme pour assurer encore plus sa décomposition, dit qu’il restera là «jusqu’à ce qu’[il] [s]e couvre de mousse». (Detambel: 112)

Dans tous les cas, comme nous avons pu le voir précédemment, on peut faire un lien entre végétal, tragique et marginalité, car il y a une aspiration tragique à l’affadissement, à l’éphémère et à la pourriture. Ce contentement dans la végétalisation entre parfaitement en écho avec l’aspiration des héros tragiques à embrasser leur destinée, peu importe le coût. De plus, dans les trois romans, le tragique est assuré par une impression d’absence de contrôle. Si les personnages se confortent dans leurs choix et dans cette aspiration à la pourriture, c’est parce qu’ils semblent tous pris dans des rails desquels ils ne peuvent pas sortir, avançant inexorablement vers la chute, peu importe la forme qu’elle revêtira. En effet, une des particularités du tragique est que «[l]’origine de l’action se situant à la fois dans l’homme et hors de lui, le même personnage apparaît tantôt agent, cause et source de ses actes, tantôt agi, immergé dans une force qui le dépasse et l’entraîne.» (Vernant: 24)

Enfin, comme l’écrit Artistote:

La tragédie est représentation non d’hommes mais d’action, de vie et de bonheur (le malheur aussi réside dans l’action), et le but visé est une action, non une qualité; or, c’est d’après leur caractère que les hommes ont telle ou telle qualité, mais d’après leur action qu’ils sont heureux ou l’inverse. Donc ils n’agissent pas pour représenter des caractères, mais c’est au travers de leurs actions que se dessinent leurs caractères. (Aristote: 12)

Chacun des trois protagonistes principaux tend vers un but auquel il se destine tout entier: alors que le narrateur de Régine Detambel veut racheter ses fautes, Vernon Subutex veut échapper à la déchéance financière et sociale –pour finalement s’y vautrer– et Roberto Zucco veut réussir ce qui semble être une tentative de fuite, mais qui, à la manière d’Icare, finira par être une fuite vers le soleil, durant laquelle il se brûlera mortellement les ailes. Dans tous les cas, en essayant de résoudre ce à quoi ils aspirent, les personnages montrent leurs caractères, et donc leur pourriture croissante, au passage.

 

Jardin: lieu de frontière, lieu de passage, lieu d’utopie

Selon chaque type de marginalité que l’on peut y rencontrer, le jardin public joue un rôle différent et particulier. Lieu fonctionnel ou simple repère, il est néanmoins un lieu fondamental.

Mais alors que le voyou, le punk ou le drogué s’attardent le temps d’un après-midi ou d’une soirée dans un parc ou un jardin, le clochard et le «routard» s’y installent pour une nuit, parfois même pour plusieurs jours ou plusieurs semaines. (Pilon et al.: 38)

Le jardin est une zone d’ouverture, mais c’est aussi une zone frontière. C’est tout d’abord un lieu qui opère un effet de charnière entre plusieurs lieux: il permet de passer d’un espace à un autre en contournant des passages plus difficiles, ou bien en prenant des raccourcis. Pour fuir une situation inconfortable ou échapper à un poursuivant, il est facile de traverser un jardin public pour déguerpir par une sortie autre, ou bien seulement de s’égarer dans ses allées. Mais il est aussi un lieu de clôture à cause de ses potentielles portes, hautes, qui ferment la nuit et qui font de lui un endroit dans lequel on ne pénètre pas toujours et où on pourrait se retrouver enfermé.

Dans le cas de Roberto Zucco, on pourrait dire que le jardin joue le rôle de frontière. Comme nous avons déjà pu le voir précédemment, le jardin public marque l’endroit délimitant le lieu de la sauvagerie d’un espace où les pulsions sont maîtrisées. Les portes du jardin indiquent un passage vers l’indicible, vers l’inhumain. Enclos dystopique, le jardin public accueille alors au sein de sa végétation la présence d’un parasite qui va bouleverser l’ordre des choses.

Quant au jardin de Régine Detambel, il fait figure de passage. On a l’impression qu’à l’intérieur s’y opère un rite initiatique: celui de la purification du personnage qui coïncide d’une certaine manière avec sa végétalisation. Plus il tente de refaire fleurir le bouquet, plus il s’ancre dans la terre, et plus il a l’air de racheter ses fautes.

Enfin, le jardin de Vernon Subutex est le jardin de l’utopie: celui où s’opère la création d’un lieu autre, comme un succédané de vie différente, alternative.

C’était devenu un peu ça, le parc, dans la journée: un mélange de groupe de discussion, coffee shop à ciel ouvert, débit de bières et lieu de débats. La pelouse était son salon, Vernon y recevait avec l’affabilité de l’hôte disponible et touché de tant d’attention. (Despentes: 212)

Vernon se redéfinit en guide spirituel, il crée une société alternative dans les jardins, avec des nouveaux codes, un nouveau mantra. Il s’érige en arbre centenaire qui fait office de pilier.

 

Conclusion

Il est évident qu’il y a une proximité très grande entre le marginal et le jardin public: hors normes, paradoxaux, entre pourriture et floraison, ils sont tous les deux des entités complexes qui se complètent à l’image d’un oxymore. Par définition, le jardin public n’est pas un lieu où l’on va vouloir s’établir à long terme. C’est un lieu de passage: on y reste un moment puis on repart. Selon Marc Augé, «[s]i un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu.» (1992: 100) Néanmoins, à l’inverse d’une zone de passage, d’un non-lieu, telle une gare ou un aéroport, le jardin public accueille le marginal. Alors que dans pratiquement tous les autres lieux publics, qui ont en commun le fait d’être urbanisés, l’existence du marginal est chamboulée et bascule dans l’anormalité (on chasse les itinérants qui dorment sur les bancs des gares, dans les sous-sols des centres commerciaux, ou qui restent trop longtemps dans les halls d’aéroports car ils n’ont «rien à faire là»), la végétation est en quelque sorte garante de leur tranquillité. Malgré le fait que le jardin public est un espace impersonnel, à l’image des marginaux qui n’ont plus de noms ni de visages, c’est tout de même un endroit qui permet le repos, donc l’enracinement, temporaire.

Lorsque quelqu’un vient transgresser cette loi de l’éphémère et du temporaire, comme dans le roman de Detambel, il y a une rupture qui s’opère dans l’ordre du monde du jardin et du microcosme qu’il constitue. C’est comme si les choses refusaient d’être véritablement à leur place. Alors que le jardin public a pour vocation de toujours changer de visage au fil des saisons qui avancent, la dimension statique d’un homme dans le jardin, son enracinement et l’ersatz de vie qu’il s’y crée ne font presque pas de sens. Hors du trop-plein et du bruit de la ville, des fractures intérieures s’opèrent mais également des remaniements. La lenteur du rythme des plantes permet d’effectuer une plongée en soi qui va transformer l’être et donner la possibilité de faire un retour efficace sur soi-même. Sortant de leur condition d’itinérant, les marginaux qui peuplent le jardin public deviennent alors eux aussi statiques, pratiquement immuables, à la manière des arbres. Toujours sur place, ils arrêtent de n’être que des visages de passage et deviennent également des balises à leur manière, des sortes de repères qu’on ne remarque presque plus dans le paysage toujours changeant de la végétation du jardin. Mais ils sont, eux, plongés dans la contemplation des gens qui sont là aux alentours et du public incessant qui passe son chemin. Ils sont diminués dans leur métier d’homme par ce regard stationnaire, végétal, qu’impose le jardin, jusqu’à ce qu’ils s’en aillent eux aussi, chassés par exemple par la trop grande fraîcheur de l’hiver qui revient.

 

Bibliographie

Aristote,. 335av. J.-C. La poétique. Paris : Gallimard.

Augé, Marc. 1992. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Seuil, 160 p.

Detambel, Régine. 1994. Le jardin clos. Paris : Gallimard, 156 p.

Despentes, Virginie. 2015. Vernon Subutex 2. Paris : Grasset, 383 p.

Koltès, Bernard-Marie. 1990. Roberto Zucco, suivi de Tabataba. Paris : Éditions de Minuit, 125 p.

Lejeune, Daniel. [s. d.]. « Esquisses pour une histoire des jardins publics ». Jardins de France, 20 avril 2020. <https://www.jardinsdefrance.org/esquisse-pour-une-histoire-des-jardins-publics/>.

Pilon, Annie et Pierre Sansot. 2003. « La part maudite », dans Hervé Brunin (dir.), Le jardin notre double: Sagesse et déraison, Hervé Brunin. Paris : Autrement, p. 295.

Vernant, Jean-Pierre. 2001. « Ébauches de la volonté », dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Paris : La Découverte, t. 1.

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    La chanson de Georges Brassens «Les amoureux des bancs publics» puise son inspiration dans les amoureux du dessinateur Raymond Peynet. Elle fait partie de l’album «Le Vent», sorti en 1953. Dans cette chanson il dit: «Les gens qui voient de travers/ pensent que les bancs verts/ qu’on voit sur les trottoirs/ sont faits pour les impotents ou les ventripotents/ mais c’est là une absurdité/ car à la vérité/ ils sont là c’est notoire’/ pour accueillir quelque temps les amours débutants»
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