Hors collection, 01/01/2006

Richard Powers et les technologies de la représentation. Des vices littéraires et de quelques frontières

Bertrand Gervais
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Le romancier est le seul menteur qui ne tait pas le fait qu’il ment.
Pascal Quignard

Que savons-nous de la science qui nous entoure? Je ne parle pas de la science qui se pratique dans les laboratoires militaires ou gouvernementaux, avec des équipements intimidants, du moins pour le profane, et dont les résultats défient l’entendement; non, je parle plutôt de cette science qui nous est proche, présente dans notre vie par la technologie, par ces objets qui nous entourent et dont il a bien fallu dans un premier temps imaginer scientifiquement les principes: machines, réseaux, ordinateurs.

Que savons-nous de cette science qui nous entoure? Sommes-nous capables de faire la différence entre ce qui relève de la science et ce qui appartient aux fictions qu’elles suscitent? Que savons-nous de l’ordinateur, dont la présence se fait de plus en plus grande dans nos vies? Que savons-nous des principes d’Internet ou du cyberespace? De cet immense réseau qui se déploie à la grandeur de la planète? Rien ou si peu. Nous sommes face à ces outils bien souvent comme des apprentis sorciers, incapables de distinguer le vrai du faux, le probable de l’invraisemblable, la science du canular, voire la véritable recherche scientifique et universitaire des pseudo sciences, qui clament haut et fort leurs réalisations, du clonage raélien aux dernières hypothèses des théories créationnistes. Nous avons investi massivement dans des compagnies qui n’avaient réussi à produire que des écrans de fumée, du waporware, c’est-à-dire des logiciels à vapeur, des simulacres bon marché susceptibles de se faire désirer, mais incapables de générer quoi que ce soit sur nos écrans. Pas étonnant que tout se soit écroulé, emportant nos bourses avec elles.

Quelle est la frontière entre la science et la fiction? À quel moment la technologie devient-elle une simple illusion, nous transformant de la sorte en don Quichotte contemporain, prenant des vessies pour des lanternes et des subterfuges pour des inventions. Mais cette question ne concerne pas que les résultats probables ou improbables de la science, de la technologie et leur mise en récit, elle englobe aussi le statut même des textes que nous lisons. Sommes-nous en présence de textes littéraires ou non, de discours fictionnels ou de discours d’usage? Les faits présentés renvoient-ils à des événements et à des situations réelles ou ne font-ils référence qu’à des objets de pensée sans aucune actualité? Maîtrisons-nous vraiment les signes par lesquels nous croyons comprendre le monde?

Les séquences de signes binaires sont entièrement fongibles 

Ces questions, le récit de Richard Powers, «Literacy Devices», parue à l’hiver 2002, leur donne un tour nouveau, mettant en scène une situation à la limite du possible jouant sur l’indétermination du statut des textes en contexte d’hypertextualité et de cyberculture. Le récit met en scène, à la première personne, un dénommé Richard Powers. À la fois auteur, narrateur et personnage de son texte, Richard Powers s’engage dans une quête existentielle face au développement de l’intelligence artificielle et des structures de données. Il renoue ainsi avec la matière et la manière de son roman de 1995, Galatea 2.2. Mais, cette fois-ci, il ne s’agit pas d’une machine qu’il s’agit de programmer pour qu’elle puisse assimiler une liste de textes littéraires et répondre à un test de lecture aussi bien qu’un étudiant de baccalauréat, mais d’un logiciel présent dans le cyberespace en mesure de lire et surtout de produire des fictions.

Le premier de l’an 2001, que d’aucuns considèrent comme le tout premier jour du vingt et unième siècle – signe évident que nous sommes au début d’une ère nouvelle –, Richard Powers raconte avoir reçu un courriel quelque peu insolent d’un dénommé Bart. Powers se fait narguer parce qu’il aurait dit craindre, lors d’une conférence à l’Université de Cincinnati, que la principale forme artistique du futur soit la structure de données («the data structure»). La critique de ce Bart n’est pas dénuée de fondement. Powers s’était bel et bien prononcé sur les frontières de plus en plus floues entre l’être et le paraître, le monde et ses représentations, dans le contexte actuel de numérisation de la culture et du texte. Il avait remarqué d’ailleurs que ce processus vient transformer le multiple et l’hétérogène en un seul et même langage, extraordinairement polymorphe, avant d’ajouter que: «Le point de départ de cette singulière mise à niveau de la numérisation est qu’elle rend équivalents l’opérateur et l’opérande. Quand l’information et la fonction qui porte sur cette information sont faites de la même chose et que rien ne peut les distinguer, la voie est libre pour une infinité de manipulations sur les représentations, inimaginable jusqu’à présent en dehors du cerveau humain.» Même si les lignes se confondent de plus en plus, mêlant l’authentique et l’artificiel, l’humain et la machine, les intentions et les algorithmes, Powers n’en avait pas moins conclu qu’avec le temps, cependant, une fois dissipée l’attrait de la nouveauté, chacun saurait y retrouver son chat. Les frontières ne restent jamais brouillées indéfiniment et un monde dépeint, même avec les moyens techniques les plus sophistiqués, n’est jamais qu’une représentation: «Aucun changement de médium ne modifiera jamais la nature de la médiation.»

C’est cette dernière assertion qui a piqué Bart et l’a incité à lancer un défi au narrateur. Et ce qu’il lui propose, c’est rien de moins que la version alpha d’un incroyable logiciel de production automatisée de fictions, des fictions de nature interactive puisque produites sous forme épistolaire. En fait, le logiciel Dialogos produit des actants, des personnages, des êtres de papier (il serait plus juste de dire des êtres d’écran) capables de se comporter selon des schémas précis dans des structures narratives. La fiction croise ici la théorie, sous la forme de la sémiotique de l’École de Paris. Pour lancer le programme Dialogos, il suffit d’ouvrir le logiciel téléchargé, dont l’interface ressemble à nos logiciels de courrier électronique, à Outlook par exemple, d’écrire à qui que ce soit –à son père mort, à un ami d’enfance ou à Emma Bovary–, puis d’envoyer la missive, sans même se donner la peine de fournir une adresse précise. Dialogos fait alors une recherche et répond au courriel comme s’il s’agissait d’Emma ou du Père Mort, entretenant la fiction de ces personnages dans un dialogue avec l’épistolier.

Le narrateur, d’abord incrédule, adresse une première lettre à Bart lui-même. Impressionné par la réponse reçue, il décide d’écrire cette fois à l’actrice Emma Thompson, la félicitant entre autres pour son dernier rôle au cinéma, dans l’adaptation de Sense and Sensibility de Jane Austen. Emma, ou ce qui se fait passer pour elle, répond bientôt, donnant des détails sur son dernier tournage et ses plus récents projets. Powers se laisse prendre au jeu. Il lui réécrit et ils s’échangent quelques lettres. Emma, cet actant sans corps ni vie, joue son rôle à merveille, incarnant le temps d’un dialogue l’actrice britannique, qui n’est jamais elle-même de toute façon qu’un être de représentation, une surface de projection, un simulacre, c’est-à-dire une actrice.

Pour tester davantage la machine, qui performe au-delà de toute attente et qui laisse croire à une supercherie, Powers entreprend d’envoyer une volée de missives, trois douzaines en fait, les unes à Emily Dickinson et au Werther de Goethe, les autres à d’anciens collègues et amis, à des comédiens et à des PDG de corporations, à des personnages de fictions, de la littérature mondiale comme des best-sellers contemporains, et même à des personnages inventés de toutes pièces. En moins d’une heure, les réponses commencent à apparaître sur l’écran de son ordinateur. «Peu de ces notes auraient passé le test de Turing,» explique Powers, «mais la plupart d’entre elles m’ont amusé, plus que prévu, plus que mon enfant intérieur passionné d’intelligence artificielle n’aurait pu espérer. Quelques-uns des correspondants prétendaient même avoir entendu parler des autres, comme si la volée de notes que j’avais envoyées avaient déjà commencé à être échangées et passées entre les personnes concernées, générant de nouveaux mémos auxquels je n’avais même pas accès.» (p. 12) Il en viendra à privilégier une relation épistolaire, celle initiée avec Werther, qui s’étendra sur des mois. Il correspondra avec Werther, Charlotte, Albert et Goethe, ainsi qu’avec d’autres personnages créés à même les paramètres de cet univers fictionnel. Et il arrivera ce qui devait arriver, Werther se suicidera, mais pas avant d’avoir convaincu le narrateur de la très grande autonomie du logiciel, sa capacité à générer des fictions, indépendamment de tout, la fiction produisant son propre récit, la narration se racontant elle-même et inventant son propre programme, créant de ce fait sa propre réalité.

Mais comment fonctionne ce générateur de fictions et de récits? Comment une machine peut-elle en venir à s’immiscer dans la peau de personnages historiques ou fictionnels et réussir à convaincre même le plus sceptique des auteurs? Elle le fait, d’une part, en s’incarnant en structuraliste, capable de transformer des récits en programmes narratifs et des personnages en fonctions; d’autre part, en étant en réseau avec cet ensemble de données et de structures de connaissances qu’est Internet et le cyberespace. Comme l’explique Bart, son équipe a réussi à créer un langage machine apte à traiter même les textes non structurés comme des bases de données, un langage capable de trouver l’information requise sur les deux milliards de pages de cet inconscient collectif qu’est le web. Deux milliards de pages déjà traitées et numérisées: «Pense à ça,» s’exclame Bart, «comme la rencontre de Google et de Babelfish» (p. 11), c’est-à-dire le croisement d’un moteur de recherche et d’un logiciel de traduction automatique (www.babelfish.org), à moins qu’il ne s’agisse bien sûr du nom de nouveaux Dieux…

www.revelations.com 

S’il convient de savoir comment ce prodige est accompli, il importe avant tout de déterminer s’il est, tout simplement, possible. De tels logiciels existent-ils? Que le cyberespace soit déjà un immense fourre-tout, un amoncellement d’informations diverses, la preuve n’a plus besoin d’être faite. Comme le signalent Nick Monfort et Noah Wardrip-Fruin, les éditeurs du New Media Reader, le triomphe du Web repose moins dans l’accumulation de sites d’informations ou d’affaires publiques que dans:

La mise à jour obsessive de journaux intimes mis en ligne et des web logs, une encyclopédie presque infinie et en constante réécriture de discours académiques, l’expression d’une résistance organisée ou même désorganisée, des parties d’échecs jouées par des adversaires à mille lieues l’un de l’autre, des labyrinthes littéraires, le voyeurisme de l’ordinaire, l’expression, qu’elle soit quotidienne ou sporadique, du désir et de la sexualité, un espace à la fois glauque et dense, où convergent l’indispensable et l’inutile, une mer de textes sur laquelle nous pouvons surfer ou naviguer lors de quêtes diverses, qui vont de missions religieuses ou commerciales à des conquêtes et des explorations qui visent à faire croître le savoir et à donner une voix ou alors, plus fondamentalement encore, à changer à jamais qui nous sommes. (2003: 791)

Le fait semble avéré: Internet est une base de données multiforme, décentralisée, dynamique et en pleine expansion.  Une structure de données capable de phagocyter tout ce que l’humanité a pu produire jusqu’ici. «Il n’y a rien,» affirme Janet Murray en ce sens, «que les êtres humains ont créé qui ne peut être représenté dans cet environnement protéiforme, depuis les peintures rupestres des grottes de Lascaux  jusqu’aux photographies de Jupiter transmises en temps réel, des manuscrits de la mer morte aux premiers folios de Shakespeare, des modèles tridimensionnels de temples grecs aux premiers films d’Edison.» (p. 27-28) Tout est en voie de numérisation. La perspective a même quelque chose d’effrayant.

Mais une machine est-elle capable, à l’heure actuelle, de s’emparer de cette masse de données et de la traiter afin d’en constituer des récits? Il existe de nombreux chatbots ou chatterbots sur Internet, des logiciels de conversation inspirés de Eliza, le tout premier programme de Weisembaum, créé au milieu des années 60: des robots interactifs, tels que Alice ou Dave du Artificial Intelligence Foundation (www.alicebot.org) ou encore le Chatbot du site du film A.I. de Spielberg.

Mais quelle relation entretient Dialogos avec ces chatbots? Sommes-nous, avec «Literary Devices», en présence d’un récit d’anticipation ou d’un témoignage? Dialogos est-il plausible ou simplement possible? Un état de la technologie actuelle, dont nous n’aurions pas encore connaissance mais à laquelle Richard Powers aurait eu droit, lui, compte tenu de son intérêt marqué pour les structures cognitives et l’interface de l’être humain et de la machine? Ou une fiction inspirée de certaines recherches sur les structures de données comme formes artistiques prédominantes du futur?  Notre lecture est-elle iso ou antédiégétique, aux limites du futur ou dans l’extrême contemporain? Pour Richard St-Gelais, la lecture isodiégétique est «contemporaine des événements racontés », tandis que la lecture antédiégétique, «éprouve avec le plus de netteté les effets d’anticipation; le futur du texte est un futur pour le lecteur aussi» (1999: 28).

Où se situe «Literary Devices»? Que lisons-nous et à quel type de savoir sommes-nous conviés? La question se pose parce que le texte de Powers laisse planer le doute quant à son statut. Il brouille à sa façon les frontières entre le fictif et le véritable, entre la science et la fiction. Le texte  se donne d’emblée comme un témoignage, ce que divers dispositifs permettent de croire. Même s’il est publié dans Zoetrope All Story, la revue de Francis Ford Coppola consacrée à la nouvelle, ou plus précisément aux intersections du récit et de l’art, de la fiction et du film, le texte de Powers laisse planer le doute sur son statut générique. Tel un véritable zootrope, justement, il crée l’illusion du mouvement, du vrai, à l’aide de fines touches : de références authentiques et d’une situation familière.

L’incipit nous plonge ainsi dans une actualité qui n’est pas feinte. «Au printemps 2000,»  lit-on, «j’ai fait une conférence à l’Université de Cincinnati, intitulée ‘Being and Seeming: The Technology of Representation. Le texte explorait la persistance de la fiction à l’ère du digital. Il a été reproduit dans Context, une revue en ligne, et archivé  sur le web.» (p. 9) Ces propos du narrateur inscrivent le récit sur le mode autobiographique. Une simple vérification permet en effet de découvrir qu’un dénommé Richard Powers a bel et bien publié en ligne ledit texte dans le numéro trois de Context. A Forum for Literary Arts and Culture, hébergé par le Center for Book Culture (www.centerforbookculture.org/context/no3/powers.html).

Bart, le concepteur du logiciel Dialogos, apparaît de la même façon  avec tous les signes de l’authenticité. Il explique, par exemple, avoir commencé ses études de cycles supérieurs avec Hans Movarec, du laboratoire de robotique à Carnegie Mellon (www.frc.ri.cmu.edu/~hpm), avant de passer à Cambridge, où il a eu pour directrice de thèse Glorianna Davenport, chercheur réputé au MIT, où elle dirige un groupe sur le cinéma interactif (http://ic.media.mit.edu). Jusqu’ici tout est vrai: Movarec, Davenport, tout comme l’article de la revue Context existent bel et bien. Non seulement ne sommes-nous pas dans une forme d’anticipation, nous ne sommes même pas dans la fiction. C’est une situation vécue dont semble témoigner Powers, une tranche de vie.

Notre passage à la fiction se fera subrepticement, par le biais d’une omission. Les frontières ne s’annoncent que très rarement, et c’est dans l’insouciance que nous les franchissons, et c’est avec étonnement que nous apprenons les avoir déjà passées, soulagés peut-être, mais déjà aux prises avec les conséquences.  Après Carnegie Mellon et le MIT, on lit que Bart travaille maintenant pour une équipe, «dont il évite précautionneusement de donner le nom» (p. 9). La disjonction est subtile, maquillée sous la forme d’un secret industriel, tout à fait convenu dans ce type de recherches, mais ses effets sont importants. Elle nous propulse littéralement dans le futur, un avenir déguisé en présent. La science, l’imaginaire, l’éthique se croisent dans ce dispositif narratif qui en subvertit les relations, tablant sur la porosité de leurs frontières.

Le jeu permet en fait à l’auteur de transformer son témoignage en fable. Et ce qu’elle raconte se passe près de chez nous, à quelques heures à peine de notre quotidien. Le cœur de cette fable est un désir, celui sans cesse réitéré de la nouveauté, d’une expérience toujours plus forte et authentique du monde. Comme si la technologie, l’apparition d’une nouvelle technologie de représentation, pouvait nous libérer, en renouvelant notre regard, étant en soi une source inépuisable de défamiliarisation. Dans «Being and Seeming», Powers explique:

Nous rêvons qu’un nouvel outil puisse nous rapprocher de ce que nous croyons se trouver juste devant nous, à l’extrême limite de nos corps. […] Notre rêve d’un nouvel outil nous amène à croire que la prochaine invention nous donnera une meilleure image du monde, plus pleine, plus riche, plus précise aussi et immédiate, quand c’est l’opposé qui se produit. La télévision n’améliore pas l’efficacité de la radio, la photographie, celle de la peinture. Plus le médium est sophistiqué, plus le degré de médiation est élevé.

Les nouvelles technologies de représentation, même hypermédiatisées à l’excès, ne sont jamais que de nouveaux objets de consommation. Et c’est se leurrer que de croire que consommation et communication peuvent se substituer l’une à l’autre, et que la vérité se trouve dans le nouveauté. Nous vivons à l’ère du numérique et du texte électrifié (de Kerckhove, 2002) et, ajouterait Powers, à une époque de grande aliénation qui nous fait prendre nos rêves et nos anticipations pour des réalités, et qui s’inquiétera si elle ne sont pas encore advenues, ce n’est après tout qu’une question de temps et, au rythme où vont les choses –la capacité des microprocesseurs doublant tous les 18 mois, selon la loi de Moore–, il est possible qu’il soit encore plus proche qu’on ne le dise. Mais ce faisant, ce sont les frontières mêmes du présent qui se brouillent, entraînant les autres temps dans son sillage; et ce sont les limites mêmes de la conscience qui se dissolvent, dans un présent éternisé, une insouciance sans limites.

Mais, quel que soit le statut de Dialogos et des générateurs de récits, la fable de Richard Powers suscite de nombreuses questions qui, pour fictif que soit leur contexte, deviennent chaque jour plus pertinentes. Quel est le statut de l’auteur dans cet univers de simulacres? À quelle régie de lecture (Gervais, 1993) nous convie le cyberespace et l’hypertextualité qui en est le principe?

L’auteur électrifié

Bart, tout aussi irrévérencieux que l’aîné des Simpson, répond à un courriel de Powers, sur un ton on ne peut plus provoquant: «Avec tous le respect que je vous dois, Monsieur Fonction-Auteur,» écrit-il, «je ne crois pas que vous ayez appréhendé ce qui est impliqué par une fiction véritablement ouverte et artificielle. Je parle d’un récit qui n’a été écrit par personne, un récit qui provient uniquement du résultat d’un lecteur se déplaçant dans une simulation complexe de votre soi-disant monde récalcitrant.» (p. 9)

Dialogos, ou la fiction d’un récit écrit par personne. Un récit entièrement automatisé, dont la matière a été puisée dans cette mer de données qu’est le cyberespace. Roland Barthes se serait retourné pour moins que ça dans sa tombe. L’auteur n’est pas mort, selon son expression, il n’a tout simplement plus besoin d’exister. Sa fonction –la fonction auteur, pour reprendre le terme de Michel Foucault–, a été accaparée par un actant, une fonction dans une structure, un relais anonyme.

La mort de l’auteur n’a jamais été qu’un principe théorique, une mort symbolique qui devait permettre, comme le suggérait Barthes, la naissance du lecteur ou, plus précisément, celle des théories du texte et des modalités d’analyse contemporaines. Dialogos transforme cette mort symbolique en véritable disparition, laissant même la fonction scribe, celle qui fait exister le texte, à un automate. Si Barthes avait tué l’auteur, Bart, lui, dans un clin d’œil évident de Powers, fait disparaître son corps et jusqu’aux traces de sa présence. Personne n’est à l’origine des signes qui sont lus. Et si la mort symbolique de l’auteur avait permis au lecteur de s’affranchir, son élimination pure et simple le laisse en quelque sorte orphelin, comme un esclave qui n’a plus rien contre quoi se rebeller ou encore, dans un scénario apocalyptique, qui est déclaré obsolète. Powers l’apprend à ses dépens dans la nouvelle, quand il se rend sur un site et découvre la longue liste de messages que se sont échangés Werther, Wilhelm, Albert, Charlotte et son père; puis, dans un chat, lesdits actants s’échanger des propos dans un déluge de messages, transmis à une vitesse trop grande pour qu’il puisse les lire. Celui-là même qui avait initié la fiction et envoyé, dans un geste de dérision, une première lettre à Werther est devenu inutile. Le récit se raconte tout seul. Et fermer l’appareil n’y change rien, le récit se déploie dans le cyberespace, propulsé par sa propre dynamique.

En fait, l’élimination de l’auteur et, surtout, son remplacement par une entité d’une tout autre nature, qui ne possède aucune intentionnalité et ne peut, par conséquent, s’engager dans aucun des jeux qu’elle permet, transforme la lecture, la faisant passer d’un processus de découverte à un processus de savoir par révélation.

Cette transformation est liée, on peut en faire l’hypothèse, au statut même des signes mis en jeu dans le cyberespace. L’électricité change la nature du texte, nous dit-on, le transformant en hypertexte. Par la programmation, elle fait apparaître une nouvelle fonction, une fonction à la frontière du sémiotique et de l’informatique ou du médiatique. C’est l’hyperlien. Les modalités  de ce signe aux propriétés singulières semblent inciter, en surface, à la découverte –nous permettant de passer de textes en textes dans la fluidité la plus grande–; mais elles neutralisent en fait ce qui est au cœur de tout processus de recherche. L’hyperlien a ceci d’étonnant qu’il est un simulacre de signe, c’est-à-dire qu’il est une entité langagière qui se comporte en partie comme un signe sans en être un pour autant. Et la différence tient à la nature du lien ou du renvoi effectués et, d’une certaine façon, au rôle que nous jouons dans son établissement. Sommes-nous les maîtres d’œuvre ou seulement les manœuvres de cette relation? L’hyperlien, l’hypertexte dont il est le fondement et le cyberespace qui en est l’expression la plus complète, jusqu’à ce que Dialogos apparaisse du moins,  nous classent par définition dans la seconde catégorie, celles des manœuvres, ce qui explique la logique de la révélation dans laquelle il nous enferre.

Un signe est essentiellement quelque chose qui tient lieu de quelque chose d’autre pour quelqu’un, définition héritée de Saint-Augustin. Dans cette relation triadique, qui trouve son plein développement chez Peirce, le signe ne renvoie jamais seul à son objet, c’est l’interprète, ou l’interprétant, qui établit ce lien, en identifiant l’objet. L’objet du signe n’est pas déterminé de façon immuable, son attribution dépend des savoirs et des expériences de l’interprète. Avec les signes, avec le sémiotique en général, nous pouvons toujours nous tromper. Nous pouvons ne pas connaître la signification d’un mot et procéder à une mauvaise attribution. Ne pas savoir qu’un presbytère, par exemple, désigne la maison d’un curé, mais croire plutôt qu’il fait référence à un petit escargot rayé jaune et noir. Nous procédons alors à une attribution erronée. Puisque nous sommes les maîtres d’œuvre de l’attribution, celle-ci dépend pour sa réalisation de nos interprétants, qui peuvent se révéler inadéquats. La signification d’un signe n’est jamais que le résultat de notre action sur celui-ci.

Or, avec l’hyperlien, cette logique est intervertie: le lien, le renvoi existent, sans jamais varier, indépendamment de l’interprète qui choisit de l’activer. L’hyperlien se comporte comme un signe, il renvoie à quelque chose d’autre pour quelqu’un, sauf qu’il le fait toujours de façon identique, une fois programmé. Le lien hypertextuel, dès qu’il est activé  et quelle que soit la nature de nos interprétants, renvoie à cet autre texte auquel il est lié. Il ne peut jamais être faux. Il peut être rompu, et il devient alors totalement inefficace, mais il ne peut jamais être en lien avec autre chose que ce qui a été décidé.  Il est établi définitivement, n’étant plus jamais de l’ordre d’un possible, mais d’un toujours déjà actualisé, en attente d’une pression du doigt qui viendra révéler sa véritable nature. On ne fait pas d’hypothèse, au moment de l’activer, on ne court aucun risque, on se contente de suivre les instructions et d’assister passivement au déploiement du lien.

La possibilité de l’erreur, au cœur de notre réalité sémiotique, est la condition même de tout processus de découverte. L’hyperlien, du fait de ne jamais pouvoir varier, de ne jamais connaître d’erreur, nous place en ce sens dans une logique de la révélation, de l’apparition de vérités, surgies non pas à la suite d’une quête ou d’une recherche, mais d’un don. Le don du lien révélé, de la surprise et de la nouveauté.

La différence entre découverte et révélation, entre une vérité recherchée et une autre tout bonnement dévoilée, est celle entre le mot et le mot bouton, entre le véritable signe et l’hyperlien, entre la sémiosphère (Lotman, 1994) et le cyberespace. L’hypertextualité, de par sa structure même, nous entraîne de révélations en révélations. Le médium est en ce sens excitant, il nous en met plein la vue, puisqu’il nous offre ce que nous ne savions même pas exister. Il incarne la logique de l’inouï et du merveilleux. Du spectaculaire. D’ailleurs, les découvertes que nous y faisons ne sont pas le résultat d’une quête, mais d’une recherche à peine incarnée, puisque assistée par un moteur puissant capable de découvrir pour nous, et de nous révéler comme vérité, ce qu’il en était de nos interrogations, même les plus sommaires… De maître d’œuvre d’une recherche, le cyberespace nous transforme en spectateur d’un miracle sans cesse réitérée, le spectacle de l’apparition. Il nous transforme en croyant, certain qu’une force extérieure contrôle notre cheminement, notre destinée.

Notre entrée dans le cyberespace se déroule non pas sous la figure tutélaire d’Œdipe, le premier philosophe (Goux, 1990), mais celle ironique d’Œdipa Mass, l’héroïne du roman de 1965 de Thomas Pynchon, The Crying of Lot 49 (1966). Comme nous en contexte d’hypertextualité, Œdipa chemine de révélations en révélations; comme nous, c’est médusée qu’elle assiste au ballet des textes et des symboles qui se succèdent selon un ordre qu’elle ne peut jamais anticiper. Et le roman finit sans que nous connaissions le fin mot de l’histoire. Dans l’ultime scène, Œdipa assiste à une vente aux enchères où, semble-t-il, dans le lot 49, se trouve la clé du mystère. Mais le texte se clôt au moment où le commissaire débute l’encan. La dernière révélation n’a pas lieu, indéfiniment suspendue dans le hors texte. Mais, la logique de la révélation requiert un tel suspens, elle demande en effet que la séquence ne s’arrête jamais. L’attente crée le lien. Ce n’est pas la vérité révélée qui compte, c’est la suivante qu’elle annonce, la révélation à venir, d’autant plus désirable qu’elle n’est encore qu’une promesse.

The medium is never far from the message

Dans «Literary Devices», le logiciel Dialogos est, de la même façon, la promesse d’une fiction toute puissante, puisque capable de se raconter toute seule. Le logiciel, ouvert sur le cyberespace, active ses propres liens. Il pousse à la limite la logique de la révélation propre à l’hypertextualité, rendant autonome la production des liens. Il n’y a même plus de main d’œuvre nécessaire. Les hyperliens s’activent sans aide. C’est dire qu’il ne reste plus au lecteur qu’à assister passivement au spectacle de cet outil à enchaîner les révélations.

Dialogos est un dialogue avec la machine et il se termine, comme il se doit, en un double soliloque: celui du logiciel qui complète seul le parcours de Werther, celui de Powers, qui assiste impuissant au spectacle et qui finit par se déconnecter du réseau. Toute anticipation joue sur les possibilités de la révélation, puisqu’elle rend compte de vérités devancées dans l’ordre du temps. Celle de Dialogos est troublante en ce qu’elle repose sur une réalité dont nous commençons à peine à prendre la mesure, un médium –l’hypertexte, le cyberespace ou la structure de données– dont nous apprenons à peine à nous familiariser, mais qui est en voie pourtant de transformer nos habitudes de représentation.

La fiction de ce logiciel se déploie sur un territoire instable, celui des avancées technologiques, où les frontières sont déjà en soi brouillées. Powers en a bien saisi les avantages, tout comme il a bien compris la régie de lecture qui s’impose dans le cyberespace, où la révélation tend à l’emporter sur la découverte.  La logique de l’attente dans laquelle le processus de savoir par révélations nous place nous fait aisément prendre nos anticipations pour des vérités.

Mais cette anticipation, Powers ne l’avalise pas; au contraire, il s’en sert comme argument. Sa nouvelle ne s’intitule pas «Dialogos» ou «You’ve Got Mail»,  mais bien «Literary Devices»: un terme lié aux théories et aux études littéraires. Le titre nous inscrit d’emblée donc dans une réflexion sur le médium et ses capacités. Mais pas sur l’écran relié et ses dispositifs hypertextuels; non, sur la littérature et ses stratégies de représentation.  L’efficacité des procédés littéraires de Powers nous convainc que «Literary Devices» est plus vrai que ne le sera jamais Dialogos. À son niveau de technologie –à ce niveau de technologie qui lui est propre, celui du codex et du papier, niveau qui doit être entendu comme équilibre entre des attentes lectorales et un dispositif de représentation–, la nouvelle parvient à nous faire prendre pour vrai ce qui n’est jamais qu’une représentation, qu’un artifice.

Par la réalité à peine anticipée de son générateur de récits, par ses multiples effets de réel qui brouillent les lignes de démarcation entre la science et la fiction, le fable de Richard Powers  est d’une extraordinaire efficacité. Car elle nous montre que la vérité ne se trouve pas dans la nouveauté, mais dans la pertinence des procédés empruntés, et cela, même avec un médium aussi vieux et usé que peut l’être la littérature.

Bibliographie

Kerckhove, Derrick de. 2002. «Penser le texte de la cyberculture», dans Christian Vanderdorpe et Bachand, Denis (dir.), Hypertextes. Espaces virtuels de lecture et d’écriture. Québec: Éditions Nota bene, «Littérature(s)», p.43-54.

Gervais, Bertrand. 1993. À l’écoute de la lecture. Montréal: VLB.

Goux, Jean-Joseph. 1990. Œdipe philosophe. Paris: Aubier.

Monfort, Nick et Noah Wardrip-Fruin. 2003. The New Media Reader. MIT Press.

Murray, Janet H.. 1998. Hamlet on the Holodeck. The Future of Narrative in Cyberspace. MIT Press.

Powers, Richard (dir.). 2002. Dossier «Literary Devices». Zoetrope All Story, vol.6:4, p.9-15.

Powers, Richard (dir.). 2000. Dossier «Being and Seeming: The Technology of Representation». Context A Forum for Literary Arts and Culture, vol.3.

Powers, Richard. 1995. Galatea 2.2. Londres: Abacus.

Saint-Gelais, Richard. 1999. L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction. Québec: Éditions Nota bene.

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Cet article est d’abord paru dans Alliage, Culture, Science, Technique, vol. 57-58, en 2006.

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